i:: '^ -^mm â. >- ■ ÎAa l^T» Digitized by the Internet Archive in 2009 witii funding from University of Ottawa http://www.arcliive.org/details/traitdelencliaOOcour DE L'ErVCHAINEJlENT DES IDÉES FONDAMENTALES DANS LES SCIENCES ET DANS L'HISTOIRE DIJON. IMVRniERIE J.-E. RABUTOT TRAITÉ DE L' ENCHAINEMENT DES IDÉES FONDAMENTALES DANS LES SCIENCES* ïrt) ANS L'HISTOIRE PAR M. COMPT ANCIEN INSPECTEUR GÉNÉRAL DES ÉTlFiES ilEf. TFrr, liK I'ACADKMIF. DF. DIJON FUosofia, mi disse, a chi t'attende Nota non pure in una sola parte Come Natiira lo suo corso prende Dante, Inf.^ c. XI. TOME PREMIEU PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C UUE l'IERRE-SAKR AZl N . 14 'P^^s ,1e l'Bcole ie Méileciiic, 1861 581173^ 1.4.54 PREFACE. Il y a plus de deux siècles que Hobbes, au milieu des agita- tions politiques de son pays, a voulant, comme il le dit ', se (i divertir à l'étude de la philosophie et prenant plaisir d'en « recueillir les premiers éléments, donnait carrière à son es- « prit et le promenait par toutes les choses du monde qui lui (( venaient en la pensée. Il avait avancé peu à peu son ou- (( vrage, jusques à le diviser en trois sections, dont la première, « traitant du corps et de ses propriétés en général , compre- « nait ce qu'on nomme la première philosophie et quelques « éléments de la physique. Il tâchait d'y découvrir les raisons (( du temps, du lieu, des causes, des puissances, des relations, « des proportions, de la quantité, de la figure et du mouve- « ment. Kn la seconde , il s'arrêtait à une particulière consi- « dération de l'homme , de ses facultés et de ses affections : « l'imagination, la mémoire, l'entendement, la ratiocination, « l'appétit, la volonté, le bien, le mal, l'honnête, le déshon- (c nête , et les autres choses de cette sorte. En la troisième et « dernière , la société civile et les devoirs de ceux qui la com- te posent servaient de matière à ses raisonnements » 1 Préface du Traité de Cive, première traduction française par Sorbiere, 1651. 11 PRÉFACE. Nos prétentions (l 'avouerons-nous?) ont été plus grandes. Nous n'avons pas voulu seulement nous divertir à penser sur toutes sortes de choses, sauf à trouver ensuite un cadre pour y ranger nos pensées : au contraire, le cadre a été le princi- pal objet que nous eussions en vue, et la toile a été faite pour le cadre, non le cadre pour la toile. Dès lors il était facile de reconnaître que le programme du philosophe anglais , bon peut-être pour son temps, ne pouvait convenir au nôtre. Que Descartes et ses contemporains, à l'instar des philo- sophes grecs, aient compris dans leur physique la génération, le développement et les fonctions des êtres vivants, aussi bien que l'ensemble des lois auxquelles obéissent les corps inertes et privés de vie, cela s'exphque par l'état des sciences : mais aujourd'hui une telle manière de philosopher n'est plus sou- tenable. Si les sciences physiques (celles qui ont pour objet la matière à Fétat inorganique ) ont fait bien des progrès de- puis Descartcs et Hobbes, les sciences naturelles (celles qui traitent des êtres organisés et vivants) ont pris des dévelop- pements encore plus vastes; et plus les unes et les autres se sont développées , mieux le contraste des unes et des autres s'est prononcé, quant aux objets, aux principes et aux mé- thodes. D'autre part, plus on étudie les langues, les mœurs, les idées , les institutions et l'histoire des divers rameaux du genre humain, plus on est amené à s'aider, dans cette étude, des principes et des méthodes des sciences naturelles. Il y a là un fait d'expérience scientifique, plus puissant que toutes les idées préconçues, et auquel il faudra bien que les phi- losophes accommodent leurs idées systématiques, faute de pouvoir incliner les faits devant leurs systèmes. D'où la nécessité de faire désormais une place à part, dans toute classification de ce genre ou dcUis toute Somme philoso- phique, à la discussion des phénomènes de la vie et des idées qui nous guident dans l'interprétation scientifique de ces phé- PREFACE. m uomènes. Là est vraiment la partie centrale et moyenne, le nœud du système de nos idées et de nos connaissances scien- tifiques. De plus (et ceci est de la plus grande importance), quand la série de nos idées est ainsi construite, on s'aperçoit que de part et d'autre de la région nodale ou médiane , les deux parties de la série montrent une tendance à une dispo- sition symétrique. Aux deux extrémités de la série, la raison, le calcul , le mécanisme donnent à la fois la première clef de l'étude de la Nature et l'explication des dernières phases des sociétés humaines. Ce sont les parties correspondantes du système de nos connaissances que la constitution de notre intelligence rend pour nous les plus claires, tandis que nous sommes condamnés à n'avoir jamais qu'un sentiment ohscur du principe de la vie et de ses opérations instinctives. Telle est l'idée dominante dont il faudra surtout chercher dans cet ouvrage les développements et les preuves. Notre peine ne serait pas perdue si nous avions réussi à la mettre suffisam- ment en relief : car, elle est de grande conséquence pour la spéculation, comme pour l'intelligence des résultats pratiques dont on fait plus de cas maintenant que de la pure spécula- tion. Il ne suffirait pas de bien reconnaître l'emplacement du jalon médian : il faut disposer convenablement les jalons ex- trêmes. Or, pour commencer par la partie antérieure de la série, nous remarquerons que Hobbes, comme ses devanciers (et l'on nous permettra même d'ajouter, comme ses succes- seurs), fait un étrange pêle-mêle en mettant ensemble a les raisons du temps, du lieu, des causes, des puissances, des re- lations, des proportions, de la quantité, de la figure et du mou- vement. » C'est brouiller les sciences mathématiques et les sciences physiques , sans se soucier de la classification des bibliothèques et de celles des Académies. La philosophie doit expliquer l'ordre établi , et non pas mettre le désordre où IV PREFACE. l'ordre s'est établi de lui-même. Les sciences logiques et ma- thématiques, qui ont pour objet l'ordre, la forme, et par suite les relations, les proportions, la quantité, la figure, le temps, le lieu , le mouvement , n'ont que faire des idées de cause et de puissance. Celles-ci , et quelques autres qui s'y associent nécessairement, sont l'objet propre des sciences physiques et des sciences naturelles. De là, trois étages bien distincts dans la construction scientifique et dans l'explication philoso- phique que nous tâcherons d'en donner : l'étage des sciences logiques et mathématiques (l'ordre et la forme), l'étage des sciences physiques (la force et la matière), l'étage des sciences naturelles (la vie et l'organisme). Tel est l'objet des trois pre- miers livres, ou du premier volume du présent ouvrage. Nous ne pouvions pas davantage imiter Hobbes dans le projet qu'il a eu de traiter de V homme, avant de s'occuper de la société civile. D'abord , sans être très-chaud partisan des idées de Joseph de Maistre , nous demanderions volontiers avec lui que l'on veuille bien nous montrer V homme , sur le- quel portent les spéculations abstraites des philosophes , ou du moins nous dire où il se trouve. Et quant à la société civile, il faudrait s'entendre, et savoir si l'on donne ce nom à la ma- nière de vivre de tant de peuplades sauvages , barbares ou non civilisées. Combien Platon était plus près du vrai, lorsqu'il recomman- dait d'étudier la société civile, en vue surtout de connaître la nature de l'homme ! En effet, l'homme, tel que les philosophes le conçoivent, est le produit de la culture sociale, comme nos races domestiques , animaux et plantes , sont le produit de l'industrie des hommes vivant en sociétés. L'Auteur de toutes choses , en donnant à l'homme , avec d'autres instincts et d'autres facultés supérieures, l'instinct de sociabilité, a créé les sociétés humaines et mis directement sur les sociétés hu- maines le cachet de ses œuvres ; le perfectionnement pro- PREFACE . V gressif des sociétés humaines , en les amenant à cet état où elles méritent le nom de sociétés civiles, a réagi sur les qua- lités, les facultés, les aptitudes de l'homme individuel, au point de motiver les spéculations des philosophes , même les plus raffinées et les plus subtiles : mais il ne faut pas inter- verth' cet ordre, sous peine de brouiller les idées et de perdre le fd de la déduction scientifique. D'après cela, nous avons partagé notre second volume en deux livres, dont l'un (le livre IV) traite en général des sociétés humaines , et l'autre (le livre V et dernier) de l'histoire et de la civilisation, chez les peuples privilégiés, appelés à vivre de la vie de l'histoire et à être les instituteurs des autres peuples. Ainsi que notre titre l'indique, nous nous sommes proposé d'étudier l'ordre ou l'enchaînement des idées fondamentales, plutôt que d'en faire le dénombrement ou le catalogue minu- tieux. D'ailleurs , nous comprenons autrement que nos de- vanciers la question des catégories ou des idées fondamen- tales. Les premiers essais en ce genre ont été tentés quand les sciences n'existaient pas encore, et plus tard les métaphy- siciens ont continué de procéder à leur manière à l'inventaire de l'esprit humain, absolument comme si les sciences n'exis- teiient pas ou n'étaient encore qu'au berceau. Cependant, il est clair que l'étude des sciences et de l'organisation sociale est le véritable critère expérimental pour juger si une idée a ou n'a pas l'importance qu'y attache, dans ses réflexions soli- taires, l'auteur d'une table de catégories. Que faudrait-il pen- ser d'une idée , prétendue fondamentale , et que les sciences humaines, en se développant de plus en plus, laisseraient de côté, ou qui n'aurait jamais gouverné les hommes au point de laisser des traces dans l'histoire des sociétés humaines? Vainement figurerait - elle avec symétrie et élégance dans une espèce de carte métaphysique : nous ne la comprenons point parmi celles dont nous avons voulu nous occuper j et VI PRÉFACE. nous nous fions plus à un procédé empirique pour lequel le genre humain tout entier est l'expérimentateur, qu'aux théo- ries préconçues du plus grand philosophe. Il est vrai que cette méthode empirique oblige de faire sans cesse appel aux prin- cipes, aux méthodes, aux théories, aux résultats des sciences positives, et c'est là le grand éoueil d'un sujet encyclopé- dique de sa nature, comme celui que nous traitons. Non- seulement nous ne sommes plus aux temps des Aristote et des saint Thomas, mais le temps des Leibnitz, et même le temps des Ampère et des Humboldt est passé sans retour. Eu l'état des choses, le savant le plus illustre serait mal reçu à soutenir thèse de omni scihili : que sera-ce donc d'un simple amateur des sciences et de la philosophie ? Malgré toute sa circonspec- tion , de combien d'indulgence n'aura-t-il pas besoin de la part des hommes spéciaux, et commeut gagnera-t-il la con- fiance des autres? Cependant, l'œuvre n'est pas de nature à pouvoir se scinder , et elle ne peut être dévolue qu'à un simple amateur : car, les génies créateurs, les hommes à vo- cation spéciale ont mieux à faire. D'un autre côté , quelle complaisance ne faut-il pas supposer au lecteur pour passer, en faveur de quelques choses qui l'intéressent, sur une foule de choses étrangères à ses études habituelles, dont le tech- nique le rebute, avec quelque sobriété qu'on l'ait ménagé? On se prêtera à écouter pendant quelque temps des généra- lités métaphysiques sur l'idée de force : mais voudra-t-on consentir, si l'on n'est un peu géomètre et mécanicien , à se laisser expliquer, le plus succinctement possible, comment les géomètres et les mécaniciens entendent et appliquent effectivement l'idée de force? Et pourtant, n'est-il pas clair qu'à moins d'en prendre la peine on courra grand risque de se payer de mots, et de ne pas savoir quel est au juste le rôle de l'idée de force dans l'entendement humain? Du reste, ces réflexions ne s'appliquent guère qu'à notre premier volume, PREFACE. VII à celui qui a proprement pour objet la philosophie des scien- ces. Car, il est assez notoire que chacun peut raisonner de religion , de morale , de politique , d'économie politique , à plus forte raison lire ceux qui se mêlent d'en raisonner, sans avoir besoin de s'y préparer par des études spéciales et tech- niques. Nous glissons ici cette remarque, parce qu'elle a aussi sa valeur philosophique, et non par un stratagème d'auteur, pour donner Teuvie de tàter du second volume , à ceux qui se seraient ennuyés à la lecture du premier. Au surplus , l'auteur a déjà fait connaître sa manière dans un précédent ouvrage , l'Essai sur les fondements de nos con- naissances et sur les caractères de la critique philosophique '; et (vu la connexité des matières) plutôt que de multiplier les emprunts , nous n'avons pas craint de multiplier les renvois de l'un à l'autre. Le premier est surtout un travail de critique ; celui-ci est surtout un travail de coordination ou de spithèse, comme on dirait maintenant : puisse-t-il ne pas être relé- gué (après examen ou même sans examen) parmi tant de constructions fantastiques ! Autant que nous pouvons juger de la disposition actuelle des esprits, même les plus sérieux (et ce n'est guère que par- mi eux que nous pouvons espérer de trouver des lecteurs), il semble que le monde soit rassasié de ce qui fait le fond des discussions philosophiques , et que l'on ne puisse plus guère goûter que ce qui a trait, soit à l'histoire , soit à l'encadre- ment ou à la forme des systèmes de philosophie. Que l'on nous permette une comparaison qui rendra cette distinction plus sensible. Bien peu de gens seraient aujourd'hui d'hu- meur à rentrer dans le fond des controverses théologiques qui ont tant remué les esprits à d'autres époques. On laisse cela aux théologiens de profession , dont le nombre diminue 1 Paris, libraiie Hachette, 18bl, 2 vol. iu-g . vin PRÉFACE. tous les jours : tandis qu'on lit encore avec le plus vif intérêt l'histoire d'une secte , d'un parti religieux qui a disparu ; et que l'on peut également s'intéresser au travail qui a pour objet de montrer comment toutes les parties du système s'en- chaînaient, comment les idées y procédaient les unes des autres et se subordonnaient à une idée dominante. Il en est de même en philosophie. La foi à la vérité philosophique ab- solue est tellement refroidie , que le public et les Académies ne reçoivent plus guère ou n'accueillent plus guère en ce genre que des travaux d'érudition et de curiosité historique. Cependant, à côté des études historiques, il y a place pour d'autres études dont le but est de déterminer les formes dans lesquelles s'encadrent nécessairement les spéculations des philosophes, et les connexions que ces formes ont entre elles. Un tel travail a tous les caractères d'un travail scientifique; il comporte les observations patientes, les perfectionnements progressifs, et peut conduire à des résultats stables, à la con- naissance de lois formelles et permanentes, qui dominent les vicissitudes des systèmes. C'est ainsi que la science qui n'a point de prise sur les agitations tumultueuses et conti- nuelles de l'Océan , assigne pourtant des hmites entre les- quelles, par une nécessité de nature, ces agitations sont con- tenues. Espérons donc que la tiédeur pour la philosophie n'ira pas jusqu'à supprimer toutes recherches de ce genre. Dans un livre de critique, il n'y a pas de marche impérieu- sement prescrite, pas de question absolument inévitable; on peut laisser de côté ou se contenter d'effleurer celles qui sont de nature à déranger des calculs de prudence ou à in- quiéter une conscience timorée. La synthèse a plus d'exi- gences , et elle ne saurait laisser certaines cases vides , sans supprimer des étais nécessaires. De là l'obligation d'aborder, dans cette étude austère et qui ne s'adresse point à la foule, des questions de toutes sortes, parmi lesquelles il s'en trouve PREFACE. IX qui peut-être paraîtront trop scabreuses, et qui le seraient en effet , si l'auteur avait eu à opter entre des opinions person- nelles et les convenances de son âge ou de son état. Je n'ou- blie point que j'ai longtemps porté, dans une autre organisa- tion de l'enseignement public , le titre qu'avaient illustré les Ampère et les Letronne, ni ce que je dois ( aujourd'hui encore ) à l'espèce de magistrature dont, à soixante ans, j'ai l'honneur d'être le doyen. Surtout je n'oublie point l'effrayante respon- sabilité dont se chargent ceux qui ne craignent point de de- venir pour les autres une pisrre d'achoppement et une occa- sion de scandale, en opposant orgueilleusement leur propre sagesse à la sagesse des siècles. Bien au contraire , notre plus douce récompense serait d'avoir pu réconforter quelques âmes troublées, en les aidant à mettre d'accord la sagesse de leur siècle avec la sagesse des siècles qui l'ont précédé. S'il y a en ceci excès de prétention , au moins pouvons-nous nous rendre ce témoignage , d'avoir constamment cherché à éta- blir ( ce qui est dans notre con\iction profonde ) l'indépen- dance du rôle de la raison et du rôle de la foi : dons divins l'un et l'autre, mais qui ne nous arrivent point par les mêmes canaux , qui répondent à des besoins tout différents , et qui nous assistent, chacun à sa manière, dans les luttes qu'il nous faut soutenir, en vue de destinées qui n'ont rien de comparable. Dijon, mars 1861. AVIS ESSENTIEL. Comme dans nos précédents ouvrages, nous avons adopté une série de numéros qui provoquent et faci- litent les rapprochements. Ce procédé, emprunté aux sciences exactes, devient presque indispensable, là où il ne s'agit de rien moins que de remuer, pour tâcher de le mettre en ordre, tout le système de nos idées. En conséquence, les chiffres renfermés entre parenthèses désignent les numéros qui sont l'objet d'allusions ou de renvois. DE L'ENCHAINEMENT DES IDÉES FONDAMENTiLES DA>^S LES SCIENCES ET DANS l'hISTOIRE. LIVRE PREMIER. L'ORDRE ET LA FORME. CHAPITRE PREMIER. DE l'ordre et de LA FORME EX GÉNÉRAL. — DES CARACTÈRES DES SCIENCES LOGIQUES ET DES SCIENCES MATHÉMATIQUES. 1 . — Sur quelque objet que portent nos observations et nos études, ce qui nous frappe d'abord, ce que nous en saisissons le mieux et le plus \ite, c'est la forme; et comme la remarque est on ne peut plus générale, il semble qu'à ce titre seul la Forme aurait dû être ins- crite par les philosophes en tête de toutes les listes qu'ils ont dressées des catégories ou des rubriques sous -lesquelles on peut ranger les idées fondamentales ou constitutives de l'entendement. Le but de ce premier chapitre est de montrer que non seulement la forme précède les autres catégories, mais qu'elle les domine toutes. L'idée de la forme s'applique aux objets qui ne tom- bent que sous l'œil de l'entendement, de même qu'aux objets corporels, visibles et palpables. Les actes légis- T. 1. 1 2 LIVRE I. — CHAPITRE I. latifs ou juridiques ont leurs formes; organiser un conseil , un ti'il)uiial , fixer le nombre des juges ou des jurés, la majorité requise pour une élection, pour une condamnation ou pour un acquittement , c'est assi- gner la forme d'une institution politique ou judiciaire. La succession des phases connues d'une maladie cons- titue la forme du phénomène morbide. L'auteur d'un système de botanique assigne, de son point de vue, une forme à l'ensemble ou à une partie du règne végétal. Il ne faut qu'une médiocre attention pour reconnaî- tre que l'idée de la forme se confond avec l'idée de l'oRDRE. L'idée que nous nous faisons de la configu- ration, c'est-à-dire de la forme d'une constellation ou d'un groupe d'étoiles, tel que la Grande Ourse, Orion ou la Croix du Sud, n'est autre que l'idée d'un ordre suivant lequel les étoiles du groupe sont rangées. Au lieu de points disjoints on peut avoir à considérer des rangées de points très rapprochés les uns des autres, qui finalement nous donnent l'idée de lignes ou de surfaces continues : le rapprochement des points, la continuité des contours ou des formes proprement dites , n'empêcheront pas l'identité signalée entre ce qu'il y a d'essentiel dans l'idée de forme et ce qu'il y a d'essentiel dans l'idée d'ordre. Ce que nous appelions tout à l'heure la forme d'un phénomène morbide n'est autre chose que l'ordre suivant lequel les phases du phénomène se succèdent , soit que le phénomène ait des intermittences, soit qu'il n'en ait pas; soit que les phases se succèdent par saccades ou qu'il y ait dans la marche du phénomène de continuelles modifications. On ne décrit pas la forme d'une fleur ou d'un cristal sans compter les pétales et les étamines de la fleur, DE l'ordre et de LA FORME EX GÉNÉRAL. 3 les faces, les arêtes, les angles du cristal : l'idée de nombre rentre donc dans l'idée de forme ou dans l'idée d'ordre; elle figure même, comme nous le ver- rons, à la tète de toutes les idées qu'on peut appeler formelles, parce qu'elles se réfèrent toutes à la grande catégorie de la forme ou de l'ordre. On expliquera la raison de cette prééminence de l'idée de nombre sur les autres idées formelles, et pourquoi l'esprit humain tend constamment à traduire en nombres, autant que faire se peut, toutes les relations qui tiennent à l'ordre et à la forme. 2. — Après que nous nous sommes fait une idée de la forme extérieure et générale d'un objet matériel, tel qu'une machine ou un corps organisé , si nous voulons le mieux connaître, nous pénétrons à l'inté- rieur, nous démoutons la machine, nous disséquons la plante ou l'animal, et par là qu'atteignons-nous? Encore des formes ou de l'ordre, à savoir les formes des parties constitutives et l'ordre d'après lequel elles sont agencées. Xous pourrions pousser notre analyse et notre anatomie plus loin , appeler le microscope à notre aide : nous n'obtiendrions pas autre chose. Si nous voulons pousser l'analyse , par les yeux de l'es- prit, bien au-delà de ce que l'œil le mieux armé peut percevoir, nous ne saurions encore imaginer autre chose que des particules figurées d'une certaine fa- çon, groupées dans un certain ordre : donc nous n'at- teignons, même conjecturalement . que ce qui rentre sous la rubrique de l'ordre et de la forme. Il en est de même dans toutes les sciences. Que faisons-nous dans les sciences, sinon de classer, de distribuer, de systématiser, de construire, d'ordonner? 4 LIVRE I. — CHAPITRE I. Toute science, il est vrai, est de plus construite avec certaines données qui en sont comme les matériaux bruts, que nous n'analysons pas, dans l'intérieur des- quels nous ne pénétrons pas, ou parce que ce sont ef- fectivement des éléments simples et partant impéné- trables, ou parce que nous manquons de moyens pour y pénétrer. Au premier cas, la science est dite ration- nelle ou formelle ; la forme et l'ordre la constituent et l'éclairent d'un bout à l'autre, jusque dans les plus intimes détails de son économie. Au second cas, le travail de l'analyse et de la construction scientifique s'arrête en face des matériaux oii l'on ne peut péné- trer; une limite est posée dans ce sens à nos connais- sances scientitîques : mais nous pouvons être bien sûrs que, si elle venait jamais à être levée, les progrès de nos connaissances scientifiques ne seraient encore que des progrès dans la perception de l'ordre et de la forme; nous ne trouverions que dans des relations d'ordre et de forme, l'explication ou la raison des données que nous acceptons aujourd'hui comme inexplicables. Ainsi, quoiqu'on ait coutume de dire, quoique nous ayons nous-même dit tout à l'heure c{ue la forme est ce que nous saisissons ou connaissons le mieux dans les choses, il serait plus exact de dire que nous ne con- naissons scientifiquement en toute chose que l'ordre et la forme : les idées qui s'y rattachent étant le principe, le moyen et la fin de toute explication scientifique. 3. — Non seulement les sciences, mais toutes les institutions humaines s'organisent de même, et sous l'empire des mêmes idées régulatrices. La horde guer- rière devient une armée organisée et disciplinée ; un droit systématique et savant se substitue aux traditions DE l'ordre et de LA FORME EN GÉNÉRAL. 5 coiifuses.de l'usage ou à ces appréciations que le sen- timent de l'équité suggère dans chaque cas particulier, et dont ou ne peut rendre compte. On formule, on règle tout ce qui peut être formulé et réglé; on intro- duit partout une procédure, c'est-à-dire une méthode, un ordre, une forme; souvent alors on donne le nom de formes ou de formalités à ce qu'il y a de plus exté- rieur dans la forme, et en ce sens on oppose la forme au fond : mais prenez-y garde ; ce fond est le plus sou- vent réglé ou jugé lui-même d'après certaines formes précises, tixes, déterminées, jusqu'à ce que l'on arrive à des points ou éléments de décision qui échappent à la détermination des formes et à l'énumération méthodi- que, qui par conséquent correspondent à ces données dans lesquelles l'analyse scientifique ne pénètre pas. Selon la nature des affaires et l'état des institutions sociales , ces points sont indiqués de manière à laisser plus ou moins de latitude au pouvoir discrétionnaire de l'autorité qui décide. Un chef militaire en aura plus qu'un administrateur, un administrateur ou un juré plus qu'un juge proprement dit. 4. — Nous avons trouvé le secret de la prééminence et du rôle des sciences mathématiques. Les mathéma- tiques sont les sciences par excellence, le plus parfait exemplaire de la forme et de la construction scientifi- que : quoi de plus simple? puisque les mathématiques tout entières portent sur les idées de forme, d'ordre, et sur celles qui s'y rattachent par les liens de parenté étroite qui vont être indiqués. Les mathématiques pures sont des sciences absolument et éminemment ration- nelles, parce que les principes d'où elles procèdent sont des vérités d'intuition, des axiomes de la raison, dont 6 LIVRE I. — CHAPITRE I. l'esprit ne saurait éprouver le besoin de rendre compte, puisqu'ils sont clairs par eux-mêmes et qu'ils s'impo- sent nécessairement. Les sciences logiques sont dans le même cas ; elles s'attaquent pareillement aux idées d'ordre et de forme en les envisageant surtout du point de \ue de la clas- sification. Elles traitent d'une manière plus spéciale d^s conséquences que l'on peut tirer de la classification des objets du raisonnement, pour la classification des formes mêmes du raisonnement. Elles reposent sur des principes d'une vérité intuitive et nécessaire. Elles ont donc, au même degré que les mathématiques, le caractère de sciences rationnelles ; seulement elles ne comportent pas des développements aussi vastes, ni des applications aussi fécondes. Je parle des applica- tions de la logique savante; car, quant à ces éléments de logique que tout le monde possède, comme on pos- sède les premiers éléments de géométrie et de calcul, sans avoir besoin pour cela de faire des études spécia- les, il est clair qu'ils sont d'une application continuelle et plus générale encore que les applications qu'on peut faire naturellement, sans aucune étude, des premiers éléments du calcul ou de la géométrie. On a beaucoup admiré le génie d'Aristote qui paraît avoir, au moins dans l'Occident, créé à lui tout seul un corps de doctrine logique dont le temps n'a ruiné aucune partie, auquel le temps n'a presque rien ajouté : mais il faut aussi faire la part du sujet. Les éléments d'Euclide offrent déjà un corps de doctrine bien plus vaste que la doctrine aristotélicienne; et si l'un des prédécesseurs d'Euclide en eût à lui seul inventé les trois premiers livres, il aurait, comme Aristote, légué DE l'ordre et de LA FORME EN GÉNÉRAL. 7 à la postérité un monument que le temps ne devait pas renverser. A la vérité le cours des temps y aurait beaucoup ajouté : mais il ne faut faire ni un reproche au géomètre, ni un mérite au logicien, de ce que la logique s'épuise si vite, tandis que le fonds des vérités géométriques, utiles ou tout au moins curieuses, est inépuisable. 5. — Les mathématiques offrent ce caractère par- ticulier et bien remarquable, que tout s'y démontre par le raisonnement seul , sans qu'on ait besoin de faire aucun emprunt à l'expérience, et que néanmoins tous les résultats obtenus sont susceptibles d'être con- firmés par l'expérience, dans les limites d'exactitude que l'expérience comporte. Par là les mathématiques réunissent au caractère de sciences rationnelles, celui de sciences positives, dans le sens que le langage mo- derne donne à ce mot. On démontre en arithmétique que le produit de plusieurs nombres ne change pas, dans quelque ordre qu'on les multiplie : or, rien de plus facile que de vérifier en toute rigueur cette pro- position générale sur tant d'exemples qu'on voudra, et d'en avoir ainsi une confirmation expérimentale. On démontre en géométrie que la somme des trois angles d'un triangle vaut deux angles droits : c'est ce qu'on peut vérifier en mesurant avec un rapporteur les trois angles d'un triangle tracé sur le papier, en mesurant avec un graphomètre les trois angles d'un triangle tracé sur le terrain, et en faisant la somme. La vérifi- cation ne sera pas absolument rigoureuse, parce que la mesure d'une grandeur continue comporte toujours de petites erreurs : mais on s'assurera, en multipliant les vérifications , que les différences sont tantôt dans 8 LIVRE I. — CHAPITRE I. un sens, tantôt dans l'autre, et qu'elles ont tous les caractères d'erreurs fortuites. On n'établit pas d'une autre manière les lois expérimentales de la physique. Au contraire la jurisprudence, qui est une science rationnelle comme les mathématiques, n'est pas pour cela une science positive. Après que les jurisconsultes ont établi que la combinaison des règles de l'interpré- tation juridique conduit h telle solution, on ne voit pas quelle pourrait être l'expérience qui donnerait à ce résultat du raisonnement une confirmation positive. L'expérience qui consisterait à faire voir que là où la solution contraire a prévalu, elle a produit tels ou tels inconvénients susceptibles d'être constatés, est une expérience d'un autre genre : elle peut soutenir ou combattre une solution juridique dans l'intérêt de l'utilité publique, non dans l'intérêt de la justesse du raisonnement. La logique aristotélicienne, h cause de sa nature purement formelle, comporte bien, comme les mathé- matiques, une sorte de vérification expérimentale. Je prouve, par des raisons théoriques, que telle forme de syllogisme n'est pas concluante, et j'appuie ma preuve en prenant pour exemple un syllogisme de cette forme dont l'ineptie saute aux yeux de ceux mêmes qui ne pourraient expliquer en quoi la forme pèche. Ce genre de véritication est pourtant bien borné en comparaison des vérifications expérimentales que les mathématiques comportent, précisément parce que la syllogistique, comme science d'application, est très stérile en comparaison des mathématiques. 6. — Au-dessus de la logique aristotélicienne plane une autre logique bien autrement féconde, celle qui DE l'ordre et de LA FORME EN GÉNÉRAL. 9 démêle l'apparence et la réalité, qui relie des obser- vations particulières et en induit des lois générales, qui range les vérités et les faits, les observations et les lois dans l'ordre suivant lequel elles rendent raison les unes des autres ou s'expliquent les unes par les autres. ?s est-ce pas suffisamment indiquer que cette logique supérieure se rattache comme l'autre à la grande catégorie de l'ordre ou de la forme? Qu'est-ce que l'idée d'une loi en philosophie, sinon l'idée d'une forme imposée, d'un ordre établi? Nous avons fait voir ailleurs, nous aurons occasion de rappeler encore que la logique supérieure dont il s'agit, ou en d'autres termes que la critique philosophique tient à la faculté que nous avons de juger de la simplicité relative des lois ou des formes, à la tendance de notre esprit qui cherche dans le simple la raison du composé, sauf à se tromper parfois dans l'usage qu'il fait de ce prin- cipe régulateur. Nous éprouvons une idée, une théorie, une hypothèse, en examinant si elle met dans les cho- ses qu'il s'agit de relier entre elles un ordre dont la simplicité, une forme dont la régularité satisfassent notre raison : car il nous semble tout à fait probable qu'une idée, une théorie, une hypothèse fausses, bien loin d'introduire un ordre simple et régulier dans les choses qui se présenteraient à nous de prime abord en désordre, en confusion, ne seraient propres qu'à aug- menter la confusion et le désordre. En effet, l'idée vraie a des rapports essentiels avec les choses qu'il s'agit de relier, et il est tout simple qu'elle y mette l'ordre ou qu'elle nous découvre l'ordre que la Na- ture y a mis. Au contraire, il en est jusqu'à un cer- tain point de l'idée fausse, que des fantômes trompeurs \0 LIVRE I. — CHAPITRE I. nous suggèrent, comme de l'idée que l'esprit se forge- rait au hasard : il faudrait un hasard bien surprenant et bien peu probable pour qu'elle se trouvât justement propre à mettre un ordre régulier dans des choses qui comportent tant d'arrangements différents , privés de régularité. C'est ainsi que la spéculation philosophique, comme la logique proprement dite, se rattache aux idées d'or- dre et de forme, et s'associe de même à la spéculation mathématique. Malgré cela, il y a entre la philoso- phie et les sciences mathématiques ou logiques une différence capitale. La démonstration proprement dite, la preuve catégorique n'est pas de mise en philoso- phie. Il y a des probabilités si fortes que l'on ne peut se refuser à régler d'après de telles probabilités ses jugements et surtout sa conduite, sans offenser le sens commun; mais autre chose est d'offenser le sens com- mun, autre chose de se trouver réduit à la contradic- tion et à l'absurde. Tel ordre me frappe par sa sim- plicité, il en frappe bien d'autres, mais il ne vous frappe pas : nous n'aurons, mes adhérents et moi, aucun moyen de vous réduire au silence, ni par des syllogismes concluants, ni par des expériences déci- sives. Autrement la philosophie serait la science et ne serait pas la philosophie. 7. — On conçoit bien, d'après tout cela, que, dans un enchaînement systématique des connaissances hu- maines, les spéculations sur l'ordre et la forme, les sciences que nous appelons formelles parce que l'or- dre et la forme y sont non seulement la condition, mais l'objet même de la construction scientifique, doivent nécessairement précéder toutes les autres; et DE l'ordre et de LA FORME E^' GÉ>'ÉRAL. 11 que celles-ci à leur tour devront être rangées, de ma- nière à faire passer d'abord celles qui tiennent de plus près, par l'ensemble de leurs caractères, aux sciences placées en tète de la série. Il ne s'agit pas seulement d'une disposition à mettre dans un tableau encyclo- pédique ; il s'agit de l'ordre logique des études. A l'extrême rigueur on peut s'occuper de physique et de chimie sans savoir de mathématiques, s'occuper de physiologie ou de médecine sans savoir de mathé- matiques ni même de physique : cependant chacun conseillerait au médecin d'apprendre d'abord de la physique et de la chimie, et à cette fin d'acquérir préa- lablement certaines notions de mathématiques; tandis que l'on peut pousser les mathématiques aussi loin qu'on le voudra sans s'occuper de chimie ou de mé- decine, et devenir un très habile chimiste sans être médecin le moins du monde. La subordination est donc évidente; elle est imposée parla nature des cho- ses, mais elle se concilie assez mal avec une autre loi de notre esprit, celle qui veut que nous ne prenions pas, comme on dit, le bœuf par les cornes, et que nous allions, des choses réputées plus aisées, aux cho- ses réputées plus ardues. Or, en fait, les sciences dites abstraites ou exactes (lesquelles au fond ne sont exac- tes que parce qu'elles s'appliquent à des objets mieux définis et plus simples) sont celles dont le langage, les formules, l'appareil technique effarouchent le plus grand nombre des esprits; et tandis que l'on n'hési- tera pas à discourir d'agriculture, de médecine, de po- litique, sans s'y être préparé par des études spéciales, on se gardera, on s'effraiera de tout ce qui peut sentir la géométrie, si l'on n'est quelque peu géomètre. Lapa- 12 LIVRE I. — CHAPITRE I. resse de l'esprit et peut-être son orgueil s'accommo- dent de l'à-peu-prt's et évitent le terrain où l'on n'ad- met pas de milieu entre savoir et ne savoir pas. De là un obstacle considérable à tout travail de recensement et de coordination méthodique sur l'ensemble des con- naissances humaines ou sur la table des idées qui leur servent de fondement : car l'ordre nécessaire veut que l'on commence d'abord par ce qu'il y a de plus al)s- trait, de plus aride, de moins attrayant pour la plu- part des lecteurs. Nous remédierons de notre mieux à cet inconvénient inévitable, sans nous flatter de pou- voir le faire disparaître, car il tient aux nécessités du sujet. 11 faudra que, dans ce premier livre et dans la première moitié du livre suivant, le lecteur nous ac- corde l'emploi de termes, d'idées, d'explications et de comparaisons empruntés aux sciences exactes, avec sobriété toutefois, et de manière que sans préparation spéciale un esprit réfléchi puisse saisir l'ensemble de nos remarques et des conséquences que nous nous pro- posons d'en tirer, dans l'espoir que ce travail ne sera pas absolument inutile pour les progrès de la raison. DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQQES. 13 CHAPITRE IL DES IDÉES DE GEXRE ET D'ESPÈCE, DE NOMBRE ET DE COMBINAISON, ET DES THÉORIES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES DONT ELLES SONT LA SOUCHE. 8. — Parmi les idées que la nature même des choses nous suggère et qui ne tiennent pas seulement à notre manière de les concevoir, il n'y en a pas de plus simple, de plus claire, de plus générale que l'idée de nombre. Mandwn regunt numeri : cet adage de la sagesse antique, que les découvertes du génie moderne ont confirmé d'une manière si éclatante, suffit pour montrer que les nombres ne sont point une création de l'esprit humain; car l'esprit humain ne saurait honnêtement prétendre à être le régulateur du monde. Mais, cette idée même de nombre en suppose une autre; car, lorsque nous disons que la plauète de Saturne a sept satellites, qu'une fleur de crucifère a quatre pétales et six étamines, qu'un cube de galène a six faces, douze arêtes et huit angles solides (tous exemples pris assurément dans la Nature) nous recon- naissons implicitement que les satellites d'une pla- nète, les pétales et les étaoïines d'une fleur, les faces, les arêtes et les angles solides d'un cristal sont des objets congénères, ayant chacun leur individualité propre, et pourtant naturellement associés aux autres objets au nombre desquels nous les comptons, quel que soit le degré de ressemblance ou de dissemblance entre les objets congénères. Ainsi l'idée de nombre et 14 LIVRE I. — CHAPITRE II. l'idée d'association ou de groupement par genres sont deux idées corrélatives dont l'une implique l'antre. L'une est le point de départ des sciences mathémati- ques : l'autre sert de base à l'édifice de la logique des écoles. Cela seul nous expliquerait pourquoi les scien- ces mathématiques et logiques ont entre elles tant d'affinité. Nous voyons de prime abord pourquoi les auteurs des listes de catégories ont dû faire fausse route en séparant dès l'origine ce qui était indissolu- blement uni par des rapports naturels. 9. — Du reste, le caractère essentiel de l'idée ma- thématique s'annonce aussi dès le début. Car on pourra discuter sur les caractères qui distinguent le genre, prétendre par exemple que les pétales du lis ne sont pas des pétales, parce qu'il y a des motifs d'admettre que l'enveloppe florale, malgré son éclat, doit être réputée un calice et non une corolle : corolle ou calice, l'enveloppe florale n'en aura pas moins six divisions bien marquées; et tout le monde sera for- cément d'accord sur le nombre des objets congénè- res, sinon sur la définition du genre. On pourra de même discuter sur ce qui fait Yimité ou l'individualité de l'objet; et souvent la question, étant de celles qui tiennent, non plus à la forme, mais au fond des choses, dépassera la portée de notre intelligence (2). En tout cas, la solution de la ques- tion reposera sur d'autres idées que celles qui nous occupent maintenant, et sur des idées d'origine et de catégories très diverses, selon la nature des objets nombres. Je compte les faces ou les angles solides d'un cristal, et j'ai par la géométrie seule, par la pure science des formes, l'idée la plus nette de ce qui con- DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 15 stitue dans un corps polyédrique l'individualité, l'u- nité de chaque face ou de chaque angle solide; mais il faut que je demande à la physique, et que j'essaie de tirer des idées premières sur lesquelles nos sciences physiques se fondent, une notion telle quelle de ce qui constitue l'individualité ou l'unité d'un cristal. L'individualité de la planète n'est pas de même ordre ni de même nature que celle du cristal ; et l'éclat de roche, devenu un galet par le frottement des eaux, n'a pas une individualité physique, une unité que l'on puisse comparer à celle du cristal, ni même à celle de la planète. Que s'il s'agit du dénomhrement des êtres organisés et vivants, des appareils qui les copstituent et des fonctions qu'ils remplissent, des races, des espèces, des familles dans lesquelles ils se distribuent, des produits auxquels ils communiquent, à des degrés divers, le souffle de vie, bien plus de voiles encore recouvriront pour nous le principe d'individualité ou d'unité, certainement très distinct de ce qui fait l'in- dividualité ou l'unité d'un cristal, d'un soleil, d'un système planétaire. A un étage encore supérieur, nous rencontrons, dans la personnalité humaine, un prin- cipe d'individualité ou d'unité qu'on ne saurait con- fondre avec ce qui fait lindividualité ou l'unité de la plante, du zoophyte, de l'animal; et de là enfin le métaphysicien s'élèvera jusqu'à la conception d'une unité transcendante, dans la contemplation de laquelle sa raison pourra s'égarer ou se fortifier, selon que la trempe de son esprit le disposera à l'extase mystique ou à la méditation circonspecte. Donc l'idée de l'unité, ainsi entendue, et en tant 16 LIVRE 1. — CHAPITRE II. qu'elle s'applique à la connaissance de ce que les choses sont foncièrement et intrinsèquement, est une idée qui subit de continuelles transformations : d'a- bord très claire, puis obscure, puis mystérieuse, selon les objets auxquels elle s'applique. Il ne faut donc pas, comme tant d'auteurs de catégories l'ont fait, mettre l'idée de Yunité en regard de l'idée de plura- lité ou de nombre. Au sens mathématique, l'unité n'est qu'un nombre, comme deux, trois, quatre, etc.; et en ce sens par conséquent, sens purement formel, l'idée de l'unité est aussi claire, aussi précise, aussi invariable que celle de tout autre nombre, sans qu'il y ait lieu de faire contraster l'une avec l'autre. Dans l'autre sens, l'idée de l'unité se retrouve partout, mais partout transformée, et constituant en effet autant d'idées différentes, qu'il y a de catégories différentes pour la distribution des objets de la pensée. 10. — L'idée de nombre n'est pas moins intime- ment unie à l'idée d'ordre qu'à l'idée de genre. Les langues en fourniraient la preuve, en nous donnant, à côté de la série des noms de nombre que les gram- mairiens qualiiient de cardinauj-, la série des noms de nombre ordinaux. Nous ne pouvons faire un dénom- brement, qu'en comptant les objets dans un certain ordre, ni fixer un ordre que par une étiquette numé- rique ou par des étiquettes, telles que les lettres de l'alphabet ou les notes de l'échelle musicale, dont nous connaissons déjà le numéro d'ordre. il. — A côté des idées de groupe ou de genre, de nombre et d'ordre vient se placer l'idée de combinai- son binaire, ternaire, etc. On ne peut considérer les combinaisons directement et en elles-mêmes (par DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 17 exemple pour les applications du jeu, pour la déter- minalion des formes du syllogisme, pour la systéma- tisation de la chimie, etc.) sans que le procédé pour former toutes les combinaisons, en s'assurant de n'en omettre aucune, n'implique un procédé arithmétique pour calculer le nombre de ces mêmes combinaisons. Réciproquement, l'arithmétique la plus vulgaire, comme la science des nombres dans ce qu'elle a de plus élevé, impliquent les idées d ordre, de groupe, de combinaison , en même temps que l'idée de nom- bre. L'artifice de la numération repose sur la concep- tion de groupes hiérarchiquement ordonnés (dizaines, centaines, etc.), c'est-à-dire sur l'idée fondamentale de toute classification; dans la multiplication il s'agit, pour obtenir tous les produits partiels, de combiner successivement chaque chiffre de l'un des facteurs avec chaque chiffre de l'autre ; plus loin l'on démontre que le produit de plusieurs facteurs est une combi- naison qui ne change pas selon l'ordre dans lequel les éléments de la combinaison sont rangés, et ainsi de suite. La syntactique, c'est-à-dire la science des combi- naisons et de l'ordre, s'applique donc hVaritJnnétique, comme l'arithmétique s'applique à la syntactique, en tant qu'elle fournit le moyen de calculer, par des procédés expéditifs, les nombres des combinaisons possibles : nombres immenses, pour peu que le degré de complexité des combinaisons s'élève, et dont il im- porte cependant de pouvoir assigner les rapports ; car de ces rapports dépendent la rareté ou la fréquence avec laquelle apparaissent les combinaisons de chaque sorte, soit dans la succession des phénomènes natu- T. I. i 18 LIVRE I. — CHAPITRE II. rois, soit flans les choses que l'esprit humain invente ou dirige. Aussi la partie purement mathématique de la science de l'ordre est-elle celle qui comporte le dé- veloppement scientifique le plus étendu et les appli- cations le plus dignes d'intérêt. 12. — Toute distril)ution par groupes et par classes présuppose certains caractères tranchés, servant de base au groupement ( u à la classification; de sorte que la classification cesse d'être possible quand il y a passage continu d'un caractère à un autre. En consé- quence tout réchaffaudage de la logicjue proprement dite, la classification, la définition, la construction syllogistique cessent d'être applicables aux objets sen- sibles ou purement intelligildes dont les caractères ou les attributs n'ont rien de fixe ou de tranché, et peu- vent passer de l'un à l'autre par une multitude indéfinie de nuances intermédiaires. Chaque objet devient alors ^7// fjeneris, comme les logiciens disent , et sur de tels objets l'appareil logique n'a point de prise. De leur côté, les nombres, en tant qu'ils s'appli- quent au dénombrement ou au compte d'objets indi- viduellement déterminés, se distinguent les uns des autres d'une manière parfaitement tranchée, et offrent le type le plus net de la discontinuité. Telle constella- tion comprendra 15 étoiles, telle autre 16, sans qu'il y ait de passage ou d'intermédiaire possible, du nom- bre 15 au nombre 16. Voilà pourquoi les nombres sont aussi appelés des quanti tes discrètes, dénomina- tion peu juste, car les nombres, par eux-mêmes, expriment des cpiotités, non des quantités. Cependant l'idée de nombre, même appliquée à des objets indi- viduellement déterminés, et dans lesquels on ne con- DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 19 sidère ni l'étendue, ni la durée, qni sont choses continues de leur nature, conduit aussi à l'idée de continuité, et voici comment. L'idée de nombre conduit à l'idée de rapport. Par exemple, quand on se livre à des recherches de sta- tistique, le but peut être de déterminer des nombres absolus et de savoir notamment combien la population d'une telle ville compte annuellement de décès : mais plus ordinairement, surtout lorsque l'on a en vue des comparaisons, il s'agit moins de connaître des nom- bres absolus que le rapport du nombre des décès au chiffre de la population; car on admet aisément que, toutes choses égales d'ailleurs, le nombre des décès sera double ou triple pour une population double ou triple, et ainsi de suite. On pourra donner à l'expres- sion du rapport dont il s'agit diverses formes, en di- sant par exemple qu'il y a3 décès pour 100 habitants, ou un décès pour 33 habitants, mais en comprenant aussi que toutes ces expressions ne sont qu'appro- chées, et que le rapport dont il s'agit peut avoir une infinité de caleurs différentes, com])rises entre 3 pour 100 et \ pour 100, entre un pour 32 et un pour 33. En multipliant les observations, en opérant sur des nombres de plus en plus grands, l'on conçoit que l'on pourra avoir une expression arithmétique de plus en plus rapprochée de ce rapport, qui ne comporte peut- être pas une expression arithmétique rigoureusement exacte. L'on conçoit pareillement que ce rapport peut changer, d'un pays à un autre, d'une époque à une autre, et changer en passant par une infinité de va- leurs intermédiaires. Donc l'idée de rapport, même appliquée à des nombres absolus qui ne peuvent que 20 LIVUE I. — CHAPITRE II. changer hriiscjucnieiit de valeur, suffit pour nous con- duire à l'idée d'un changement continu dans la valeur du rapport. De là le passage de l'arithmétique des nombres entiers à l'arithmétique des nombres frac- tionnaires qui servent à exprimer les rapports. 13. — On est encore conduit à la notion de la con- tinuité et au calcul des nombres fractionnaires par l'idée de mesure et par la considération des grandeurs mesurables. Rien de plus aisé que de trouver des exemples de grandeurs mesui'ables parmi les choses dans la détermination desquelles entrent l'étendue ou la durée; mais par là on aurait l'air de subordonner les théories d'arithmétique pure aux notions de l'es- pace et du temps, qu'elles surpassent pourtant, quant au degré d'abstraction et de généralité. Afin d'éviter cet inconvénient , prenons pour exemple l'idée que nous avons du prix ou de la valeur commerciale des choses. Cette idée n'a pas besoin d'être ici l'objet d'une discussion approfondie : il nous suffira de remarquer que l'habitude d'échanger comme équi- valentes des quotités différentes d'objets de diverses sortes, par exemple tant de ])œufs contre tant de moutons, tant de poules contre tant d'œufs, conduit nécessairement à abstraire de l'idée de ces objets di- vers, l'idée d'une valeur qui y est attachée, et à éva- luer tous ces objets en prenant pour terme de compa- raison ou pour unité arbitraire, la valeur de l'un d'entre eux, celle du bœuf ou celle du mouton, celle de la poule ou celle de l'onif. On pourra varier les appoints d'une infinité de manières différentes, et conséquemment l'on a ainsi l'idée de quelque chose qui peut passer par tous les états possibles de cjran- DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 21 (leur. Selon l'unité choisie, la mesure de la grandeur sera un nombre entier ou fractionnaire : ce nombre est ce que l'on nomme proprement une quantité {12). En général, la mesure est le procédé artificiel de l'esprit, qui veut appliquer les nombres à la détermi- nation des grandeurs, et qui pour cela fait arbitraire- ment choix d'une grandeur de même espèce, comme unité de mesure. La raison de cet artifice est dans la constitution de l'esprit humain qui a besoin de signes, et de signes discontinus, tels que ceux que nous ap- pliquons à la désignation des nombres, pour exprimer toutes choses, même celles qui varient d'une manière continue, telles que les grandeurs. Les nombres tien- nent à la nature des choses et les grandeurs aussi : mais la mesure, ou l'application des nombres à la détermination des grandeurs, ne tient qu'aux procé- dés de l'esprit humain. Il y a dans la Nature des quo- tités, comme le nombre des étoiles au firmament, celui des arbres d'une forêt et des grains de sable d'une plage : il n'y a point de quantités; car la quan- tité, c'est le nombre, appliqué artificiellement à la détermination ou à l'expression (exacte ou approchée) d'une grandeur mesurable. Les auteurs de tables ou de listes de catégories n'ont pas fait ces remarques, et l'on doit sentir qu'il était pourtant essentiel de les faire. 14. — C'est aussi l'usage, dans les tables de caté- gories, d'opposer la qualité à la quantité, le ttoîov au TTocôv : on le peut sans doute, pourvu que l'on ne per- siste pas à considérer (ainsi que semblent l'avoir fait Aristote et ses successeurs) la qualité et la quantité comme des prédicaments ou des catégories de même 22 LIVRE I. — CHAPITRE II. ordre. 11 faut au contraire, pour la justesse de l'idée, entendre que le rapport entre ces catégories est celui de l'espèce au genre, du cas particulier (ou plutôt singulier) au cas général *. Effectivement, cette espèce singulière de qualité, qu'on appelle grandeur ou quantité, se prête dans ses variations continues à des procédés réguliers de dé- termination que nulle autre qualité ne comporte, dès qu'elle varie de même avec continuité : et de plus, dans l'état de nos connaissances, il est au moins loi- sible de concevoir que la continuité de toute variation qualitative a son fondement dans la continuité inhé- rente à des variations quantitatives d'où les variations qualitatives dépendent. 15. — Prenons pour exemple les étoiles du firma- ment, et considérons leurs diverses qualités, qui peu- vent servir de fondement ù autant de classifications. En premier lieu ce qu'on appelle improprement leur grandeur, c'est-à-dire leur éclat, qui n'est pas une grandeur à proprement parler, et qui ne comporte pas de mesure directe. Cependant l'éclat varie certai- nement avec la distance, et se trouve déjà par là dé- pendre d'une grandeur mesurable. Cette cause de va- riation d'éclat n'est pas la seule, et nous sommes bien sûrs que toutes les étoiles, vues de la même distance, n'auraient pas pour nous le même éclat : car ce sont autant de soleils qui ne sauraient avoir les mômes di- mensions, et qui, à dimensions égales, n'émettraient pas la lumière avec la même abondance, ni la même espèce de lumière. Or, 1 abondance de la lumière, ' Essai sur les Fondements de nos connaissances, cliap. Xill, et principalement les n"^ 197 et suivants. DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES, 23 quaud il s'agit de lumières homogènes, est quelque chose de mesurable en soi, et de mesurable pour nous. Nous pouvons constater que la lumière d une bougie équivaut pour l'éclat à celle de deux, trois, quatre bougies de même nature, et si nous cherchons à pénétrer dans les causes physiques du phénomène de la lumière, nous trouvons dans des raisons mathé- matiques, c'est-à-dire dans des rapports entre des grandeurs, une explication satisfaisante des variations d'éclat ou d intensité lumineuse. Il n'en est plus tout à fait de même, quand il s'agit de comparer des lumières hétérogènes ou des rayons lumineux de couleurs différentes. Le rayon jaune qui, dans le spectre solaire, se place entre le rayon vert et le rayon orangé, a plus d'éclat que l'un et l'autre : c'est une qualité qui dépend apparemment d'un cer- tain rapport entre la constitution physique des rayons et le mode de sensibilité de notre rétine, et nous n'apercevons pas d'abord comment la mesure y inter- viendrait. Mais nous savons très bien que la couleur du rayon est liée à sa réfrangibilité, ou à la grandeur de l'angle qui mesure sa déviation quand il traverse le prisme; et de plus une optique plus savante nous enseigne que la couleur est pareillement liée à ces nombres d'une prodigieuse petitesse, par lesquels on mesure les longueurs de ce que Newton a appelé dans son système les accès de la lumière, ou de ce que l'on appelle maintenant les oncles lumineuses. De toute manière donc la qualité des étoiles qui consiste dans l'éclat, se trouvera liée à des grandeurs mesurables, et pourra être assignée, déterminée, à l'aide des nombres qui les mesurent. 2i LIVRE I. — CHAPITRE II. Donc il en faudra dire autant de cette autre qualité des étoiles, qu'on appelle la couleur, et qui peut éga- lement servir à les classer; car il y a des étoiles déci- dément rouges, vertes, jaunes, et d'autres qui offrent une multitude infinie de nuances intermédiaires; mais toutes ces nuances peuvent être définies par leur liaison, au moins empirique, avec des choses mesu- l'ables; et nous avons de très fortes raisons de croire qu'une théorie complète nous montrerait comment toutes ces variations , dans une qualité qu'on appelle la couleur, sont en effet déterminées par de certaines variations dans des grandeurs mesurables. Rien de plus rebelle assurément à toute mesure directe que cette affection des êtres sensibles que l'on nomme la douleur; il serait fort ridicule de dire que la douleur que cause un accès dégoutte est le double ou la moitié de la douleur causée par une rage de dents ; toutefois le physiologiste juge d'après la grosseur des cordons nerveux et l'abondance de leurs ramilica- tions, de la sensibilité de l'appareil oii ces ramifica- tions pénètrent, et de l'intensité de la douleur que cause le tiraillement des cordons. Il n'est pas éloigné de croire que l'explication des divers modes de la sen- sibilité serait donnée par les variations de structure des diverses parties de l'appareil nerveux, si nous pouvions y pénétrer assez intimement. Selon les circonstances, une variation en quantité peut être conçue comme le principe ou comme la conséquence d'une variation en qualité; mais, dans l'un et l'autre cas, l'esprit humain tient, autant qu'il dépend de lui , à ramener à une variation de quantité (pour laquelle il a des procédés réguliers de déter- DES IDÉES LOGIQUES ET MATHÉMATIQUES. 25 mination et d'expression) toute variation dans les qua- lités des choses '. 16. — Les idées de grandeur et de mesure sont si simples, elles donnent lieu à des constructions scien- titiques si régulières, qu'elles semblent dominer les mathématiques tout entières, et que l'on définit vul- gairement les mathématiques, la science ou les sciences qui ont pour objet la mesure des grandeurs. 11 s'en faut cependant bien que cette définition soit exacte. L'arithmétique supérieure , celle qui étudie les pro- priétés des nombres en eux-mêmes, n'a rien ou pres- que rien de commun avec l'idée de grandeur ou de quantité. Les figures de géométrie offrent de même une foule de propriétés qui tiennent à la situation et à l'ordre, et dont on pourrait faire un corps de doctrine, lors même que l'on n'aurait aucune idée de l'applica- tion des nombres à la mesure des grandeurs géomé- triques. La théorie des nombres, la théorie des figures géométriques, la théorie des grandeurs, forment trois corps de doctrine qui ont entre eux des rapports mul- tipliés, qui s'appliquent mutuellement l'un à l'autre, mais qui procèdent chacun d'idées fondamentales distinctes, quoique étroitement liées. La théorie des grandeurs est celle des trois qui comporte le dévelop- pement le plus régulier, le plus uniforme, le plus méthodique ^ ; et en conséquence la plupart des géomètres ont employé leurs efforts à assujettir les deux 1 Essai , 11° 199. 2 En veut-on nn exemple des plus simples? La division, au point de vue de l'arithmétique pure, de la tliéorie des nombres, est une opération qui réussit ou ne réussit pas, accidentellement en quelque sorte, ou plutôt d'après des lois cachées et singulières, que 26 LIVRE 1. — (THAPITRE II. autres théories à celle-ci, à démontrer et à trouver, par l'emploi réf>ulier et systématique de grandeurs auxiliaires, ce (pii pourrait à la rijuiieur se concevoir, se démontrer et se trouver, indépendamment de la notion de grandeur et de mesure. Pour ce qui est enfin de l'utilité des mathématiques et de leur appli- cation, soit à la philosophie naturelle, soit à la pra- tique des arts, on vient de voir qu'elles sont entière- ment dues à la puissance du calcul, en tant qu'il s'applique aux grandeurs mesurables, et en ce sens au moins la définition qu'on donne communément des mathématiques se trouve pleinement justifiée. Nous nous bornons à ces aperçus rapides sur des points que nous avons eu l'occasion de traiter ailleurs, et qu'il n'est pas nécessaire de développer davantage pour l'objet de nos présentes recherches. nous avons grand'peine à découvrir et plus de peine encore à sys- ' tématiser. Au point de vue de la théorie des grandeurs, la division réussit toujours et tout problème ramené à une division est un problème censé résolu. DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 27 CHAPITRE 111. DU PASSAGE DE l'oRDRE PUREMENT INTELLIGIBLE A l'ORDRE PHÉNOMÉNAL. — DES IDÉES DE TEMPS ET D'ESPACE. — DES IDÉES OU DES INTUITIONS PRLMITIVES EN GÉOMÉTRIE. 17. — Les idées d'ordre, de classement, de combi- naison, de nombre, et toutes celles qui s'y rattachent, d'après ce qui a été exposé dans les deux précédents chapitres, n'impliquent nécessairement ni l'idée d'une succession dans le temps, ni celle d'une localisation dans l'espace. Quand j'associe dans ma pensée les termes et les propositions d'un syllog^isme, quand je compare des nombres entre eux, et que je déduis de cette comparaison leurs propriétés caractéristiques, les idées actuellement présentes à mon esprit ne se coordonnent pas, celles-ci dans tel recoin de mon cerveau, celles-là dans tel autre; elles n'y font pas successivement leur apparition à des instants diffé- rents. L'auteur occupé à systématiser une science, à classer des types et des espèces , embrasse à la fois un enseml)Ie d'idées et de rapports dont tous ses efforts tendent à trouver l'expression adéquate, et qui appar- tient à l'ordre intelligible, au monde des idées qui ne changent pas, selon les lieux et selon les temps. A la vérité il peut bien se faire que j'aie besoin d'images pour saisir ou fixer commodément ces idées, et que les images extérieures ou sensibles dont je me sers pour cela, en même temps que les images inté- rieures empreintes dans mon cerveau par je ne sais 28 LIVRE 1. — CHAPITRE III. quel mystérieux artifice de la Nature, existent, celles- ci dans tel point de l'espace, celles-là dans tel antre, st'pai'ées si l'on veut par des intervalles d'une petitesse insaisissable à nos sens. Il peut aussi se faire que mon cerveau ait besoin de mettre des intervalles de durée, si petits qu'on voudra les supposer, entre les actes par lesquels il produit, sécrète ou élabore de telles images; mais que prouve cela? Que l'homme est un être dont l'organisme, dont la vie, dont les fonctions comme être organisé et vivant appartiennent au monde des phénomènes, s'accomplissent au moyen, sous les conditions de l'espace et du temps. Mais toutes ces conditions phénoménales et organiques de la conception de l'idée n'ont aucune influence sur la nature essentielle de l'idée conçue. Qu'importe qu'il me faille plus de temps et de labeur pour comprendre un théorème qu'il n'en a fallu à Newton ponr le trouver? Une fois en possession de l'idée, cette idée est dans mon intelligence ce qu'elle était dans l'intel- ligence de Newton. L'aveugie-né Saunderson, pour qui des images de la nature de celles qui nous aident ordinairement dans l'étude de la géométrie n'existaient pas, avait du système des vérités géométriques exacte- ment la môme idée que les autres géomètres, et il ne serait pas absolument impossible qu'un autre aveugle- né apportât dans le perfectionnement du système de la classification botanique la même sûreté de critique qu'un de Candolle, un Jussieu ou nn Linnée. Nous n'arrivons à la conception des choses intelli- gibles, nous autres humains, que par le canal des choses phénoménales et sensibles. Nous n'avons même aucun moyen de rédargiier l'opinion de ceux DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 29 qui soutiendraient que la même condition est imposée à tous les êtres capables d'intelligence : qu'importe encore? Il n'en reste pas moins clair que les choses intelligibles, considérées en elles-mêmes, précèdent, surpassent, régissent les choses phénoménales et sen- sibles. Car 1" elles restent identiquement les mêmes, dans leur pureté inaltérable, dans leur fixité parfaite, sur quelque échaifaudage phénoménal et sensible que l'on se soit appuyé pour y attehidre; 2° elles ne trou- vent point leur explication, leur raison d'être dans les phénomènes sensibles, et au contraire c'est à elles qu'il faut recourir pour trouver la raison, pour acqué- rir l'intelligence des phénomènes. Et cette doc- trine (qu'on veuille bien le remarquer) n'a rien d ar- bitraire, de personnel ou de propre à telle manière de philosopher : elle est justifiée par la marche des sciences, par leur développement progressif et le mode de leur application. Aristote a pu rédiger sa théorie du syllogisme, Euclide ses éléments de géo- métrie, sans avoir besoin d'attendre que les sciences physiques et naturelles, qui portent sur des choses phénoménales et sensibles, eussent reçu même un commencement d'organisation. On applique tous les jours les mathématiques à la physique, tandis qu'on ne voit pas appliquer la physique aux mathémati- ques (7). 18. — A leur tour les idées, ou, pour parler plus correctement, les formes du temps et de lespace, gouvernent, régissent tout ce qui se passe dans la sphère des choses phénoménales et sensibles. Ce ne sont pas, comme l'a voulu Kant, des conditions im- posées à notre seul entendement, des formes inhé- 30 LIVRE I. — CHAPITRE lll. rentes à la constitution de l'esprit humain et non aux choses extérieures qu'il perçoit : car il serait par trop étrange que le verre mis sur nos yeux et qui devrait tout déformer aux dépens de la régularité, de la sim- plicité des lois et des rapports perçus dans le monde extérieur, y mît par une fallacieuse apparence la régularité, la simplicité que nous croyons y consta- ter et qui de fait n'y serait pas (6) . L'espace, a dit Leibnitz, est l'ordre des choses qui coexistent ; le temps est l'ordre des existences succes- sives. Vaine tentative d'un grand esprit pour expri- mer ce qui est inexprimable, pour délinii' ce cjui échappe à toute définition, et dont il ne faut retenir qu'un rapprochement juste entre deux idées fonda- mentales et une idée plus fondamentale encore, à laquelle elles se rattachent immédiatement avec une frappante analogie, dès qu'on passe de la sphère des choses purement intelligil)les à la sphère des choses phénoménales et sensibles. Avec la définition de Leibnitz, comment donnerait-on l'idée de l'espace à l'être qui serait privé des sens du tact et de la vue, mais qui conserverait la faculté de combiner des idées, de les exprimer, d'éprouver et de comparer des sensations internes, et qui, avec une sensibilité ainsi mutilée, pourrait encore avoir du temps ou de la du- rée précisément la même idée que nous? Avec cette même définition, comment rectifierait-on ou conlplè- terait-on l'idée d'une étendue à deux dimensions seulement, telle que pourrait l'avoir un être doué du sens de la vue, et non du tact ni de la locomotion, rapportant tous les objets extérieurs à la surface d'une enveloppe sphérique d'un rayon indéfini, comme nous DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 31 rapportons les étoiles à ce que l'on nomme la voûte cé- leste? Aucune définition ne peut donc dispenser ici de la donnée intuitive , à la vertu de laquelle elle n'a- joute effectivement rien. De plus, la définition pèche en ce que les idées, les choses intelligibles coexistent h leur manière, sans pour cela coexister dans l'espace. Quant à la définition leibnitzienne du temps, elle pèche d'une autre façon, par cercle vicieux, puisque l'idée de succession, et par conséquent celle d'existences suc- cessives, implique ou présuppose l'idée du temps. 19. — Les idées de temps et d'espace ont entre elles une analogie si intime et si généralement sentie, cpie toutes les langues en offrent l'expression, et que les métaphysiciens de toutes les écoles se sont com- plus à la faire ressortir. Nous avons consacré dans un autre ouvrage * un chapitre entier à comparer sous toutes leurs faces ces deux idées fondamentales : nous voulons autant que possible éviter les redites; et d'ailleurs, en rappelant cet éternel sujet de spécula- tion et de discussion pour les philosophes, il faudrait, selon le plan du présent ouvrage, mettre ici à l'écart tout ce qui a trait dans leurs systèmes à la spéculation ontologique, fondée sur la notion de substance, qui tient à un autre ordre d'idées que nous ne devons pas aborder encore, sous peine de placer le composé avant le simple, le dérivé avant le primitif, l'obscur et le vague avant ce qui est clair et précis. C'est ce qu'ont fait les métaphysiciens des vieilles écoles, quand ils ont disserté pour savoir à quel degré, suivant quel mode le temps et l'espace participent à la substantia- * Essai , chap. X. 32 LIVRE I. — CHAPITRE III. lité : car rien de plus clair, de plus immédiat que les notions d'espace et de temps, et rien de plus problé- matique que la notion de substance. Les idées d'es- pac" et de temps servent de base à toute explication scientitique, y mettent partout l'ordre et la clarté, tandis que l'idée de substance y embrouille tout. La vieille métaphysique d'oii nous voudrions sortir a eu en cette circonstance, comme toujours, le tort de ne pas tenir assez de compte de la marche des sciences et du contrôle qu'elle fournit pour iixer l'ordre et la valeur de nos idées. 20. — Qui dit analogie ne dit pas symétrie par- faite; et au point de vue de la raison, l'idée de temps précède et domine certainement l'idée d'espace; car nous concevons très bien que l'on puisse retrancher à un être intelligent tous les organes, toutes les facul- tés animales à l'aide desquelles il acquérait l'idée d'espace, et qu'il lui reste encore la conscience et la mémoire de ses affections et de ses actes successifs, partant l'idée de la durée et du temps. Lorsque notre imagination , notre coeur, notre sens moral réclament pour la personnalité humaine, au-delà du tombeau, une prolongation d'existence dans un monde surna- turel et invisible, notre raison écarte volontiers de cette idée mystérieuse d'une autre vie (et d'autant plus volontiers qu'elle a acquis elle-même plus de virilité) tout ce qui se rapporte à une localisation dans l'espace et dans ce monde extérieur où nos sens pénètrent, où les phénomènes physiques s'accomplis- sent; elle ne pourrait sans l'énerver, sans la détruire, sans la rendre insaisissable et ineflîcace , se dispenser d'y associer l'idée de temps et de durée. DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 33 Ne nous élevons pas dans ces rég^ions mystérieuses; observons le phénomène psychologique à son origine. L'idée d'espace ne s'acquiert que par le mouvement, par l'exploration successive des parties de l'étendue; elle présuppose donc intrinsèquement l'idée ou la conscience de la durée, quelque obscure ou rudimen- taire que celle-ci puisse demeurer, en vertu du plan de l'organisation animale. Donc, lorsque nous dérou- lons le système de nos idées, il faut que l'idée de temps vienne s'intercaler entre les conceptions purement rationnelles et celles qui impliquent la notion de l'es- pace. Le sens de la durée, si l'on peut ainsi parler, est un sens plus rationnel, et à ce point de vue plus fondamental que les sens qui nous donnent la per- ception de l'espace. ÎSous aurons à étudier particuliè- rement, au chapitre V du présent livre, les intéres- santes conséquences de ce principe. En vertu même de cet ordre rationnel, il doit arri- ver que d'après le mode de notre sensil)ilité (et par suite de propriétés inhérentes à la constitution de nos sens, à la structure de l'organe de la pensée), l'éten- due soit pour nous l'objet d une intuition immédiate, d'une représentation directe, tandis qu'il faut l'arti- fice des allusions et des signes pour que la durée devienne, par voie indirecte, l'objet de notre intuition. Nous imaginons l'étendue avec le secours des impres- sions sensibles qui s'y associent naturellement dans l'acte de la perception extérieure , et nous ne pouvons imaginer la durée qu'en attribuant à l'étendue une vertu représentative de la durée. Nous alignons pour ainsi dire les phénomènes successifs, afin d'avoir une image, et par suite une idée de leur ordre de situation T. I. 3 34 LIVRE I. — CHAPITRE III. dans le temps. Les langues portent la trace de cette dérivation ; elles expriment d'abord les relations dans l'espace, puis, au moyen de celles-ci, les relations dans le temps ; antea et postea, qui se réfèrent à l'idée du temps, ont pour racines ante ^i jjost , (\\x\ expriment des situations dans l'espace. De là vient que les animaux, même les plus rappro- chés de l'homme, ne paraissent avoir et ne peuvent avoir qu'une perception très obscure des rapports de temps, de durée et de tout ce qui s'y rattache; tandis que, quant à la perception de l'espace, les innombra- bles espèces animales l'ont aux degrés les plus divers, selon la disposition de leur organisme, la nature de leurs fonctions, et le rang- qu'elles occupent dans l'échelle de l'animalité. Si la notion de l'espace, telle que nos sens nous la donnent intuitivement , nous est nécessaire pour la représentation et la claire intuition de la durée, elle ne l'est pas moins pour la facile conception de tout ce qui tient à la syntactique abstraite; car, comment nous représenterions - nous des groupes distincts et des associations de groupes, ainsi que leurs rapports di- vers, si l'étendue ne nous fournissait des moyens de figurer et de rendre sensibles de tels rapports? De là ces arbres généalogiques, ces tableaux synoptiques, si souvent employés dans toutes les branches des sciences et de la philosophie, et plus multipliés encore dans le maniement des affaires, moyens quelquefois exacts *, plus souvent imparfaits ^ mais toujours utiles. 1 Voyez, notamment, dans ses Lettres à une 'princesse d' Allemagne, les figures imaginées par Eui.er, pour la démonstration des règles du syllogisme. 2 Nous en avons donné les raisons dans notre Essai, chap. XVI, I DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 35 21. — Les notions de l'étendue et de la durée im- pliquent également, avec une nécessité é\ideute, l'idée de la continuité; d'une part, les formes de l'étendue ont le privilège de fixer cette idée dans notre esprit par. une image sensible ; d'autre part, la raison conçoit nécessairement qu'un mobile ne peut passer d'une position à une autre sans occuper successivement toutes les positions intermédiaires en nombre illimité ou inlîni; et même on abolirait dans notre intelligence toute idée de l'espace et du mouvement, pourvu que celle du temps ou de la durée y persistât (20), que nous concevrions encore le temps comme ne pouvant s'écouler autrement que d'une manière continue. Nous n'en admettons pas moins (12 et 13) que les idées de continuité et de discontinuité ont, à certains égards, plus de généralité encore que les idées de temps et d'espace , et que l'adage fameux Natura non facit saltus trouve son application , même à propos de choses de l'ordre intellectuel et moral , auxquelles il semble qu'on ne saurait assigner de lieu dans l'espace ni d'époque dans le temps '. Mais, dans l'ordre généa- logique de nos idées, ce n'est que par la contempla- tion des formes de l'étendue et des mouvements dans l'espace que nous avons l'image ou l'intuition immé- diate de la continuité; et en outre, dans l'ordre même des faits naturels, il ne répugne point d'admettre que toutes les manifestations de la loi de continuité ont leur raison primordiale dans la continuité de l'espace ou du temps, lors même que l'état de nos connais- sances ne nous permet pas de montrer nettement la ^ Essai.... chap. XIII. 36 LIVRE I. — CHAPITRE III. liaison des principes et des conséquences. Les induc- tions, les exemples à l'appui de cette thèse ressemble- raient tout à fait à ceux que nous avons donnés plus haut (14 et 15) pour faire comprendre la possibilité ou la vraisemblance d'une subordination de toutes les variations qualitatives à des variations quantitatives. 22. — A l'idée de la continuité se lie naturellement l'idée de l'infini, puisque tout passage continu d'un terme à un autre suppose un nombre de positions intermédiaires susceptible de croître au-delà de toutes limites, tandis que les différences ou les intervalles entre deux positions consécutives admettent un dé- croissement pareillement illimité. On a ainsi tout à la fois l'idée de l'infiniment grand et celle de l'infiniment petit, en tant que corrélatives l'une à l'autre; mais les mêmes idées peuvent aussi se présenter isolément l'une de l'autre. Par exemple, l'on comprend qu'un mobile qui se meut en ligne droite peut s'éloigner indéfiniment du point de départ, tandis que la distance n'excédera jamais certaines limites si le mobile décrit une courbe fermée. Dans cet exemple, l'idée de l'infi- niment grand se présente sans avoir pour corrélative l'idée de linfiniment petit. D'ailleurs, quoi qu'en ait pu dire Pascal avec l'énergie accoutumée de sa parole, l'homme n'est point également écrasé de ces deux idées, qui ne figu- rent pas de la même manière dans la conception et l'explication des phénomènes. Nous assistons à cha- que instant au phénomène de la génération, de l'éva- nouissement des grandeurs continues, par lequel se réalise sous nos yeux, dans le cercle de nos observa- tions, la conception de l'inliniment petit. Un corps DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 37 qui sort du repos commence par avoir une vitesse intîniment petite ; un corps que les résistances qu'il éprouve dans son mouvement ramènent progressive- ment au repos tinit par avoir une vitesse infiniment petite; tandis qu'il répugne qu'il y ait actuellement dans le monde un corps animé d'une vitesse infini- ment grande. Tout ce qui est infiniment petit échappe à nos observations, mais non aux conditions des phé- nomènes naturels : tout ce qui est infiniment grand échappe à la fois à nos observations et aux conditions mêmes de la production des phénomènes. On a souvent répété, mais à tort, que l'idée de l'in- fini n'a en mathématiques qu'une valeur purement négative ; et du moins il aurait fallu distinguer entre la partie des mathématiques qui traite des notions purement abstraites de nombre, de grandeur, et celle qui implique la conception du temps et de l'espace, au sein desquels les phénomènes se produisent. L'a- rithmétique me donne l'idée de l'infini, en ce sens que rien ne limite la série des nombres, et que si un nombre m'est donné, quelque grand qu'il soit, j'en pourrai former un plus grand, en y ajoutant une ou plusieurs unités, en le doublant, en le triplant, et ainsi de suite. Ce n'est là, si l'on veut, qu'une idée négative, c'est l'idée de l'indéfini plutôt que celle de l'infini : à la bonne heure. Mais, quand je conçois l'infinité du temps et de l'espace, c'est bien une infi- nité actuellement, nécessairement imposée à ma rai- son, et dont j'ai l'idée claire, quoique je ne puisse pas m'en faire une image ou une représentation, chose bien différente. Que s'il s'agit du mouvement continu qui implique l'existence effective d'une infinité de po- 38 LIVRE I. — CHAPITRE III. sitions intermédiaires, j'aurai, non seulement une idée claire, mais de plus une image ou une représen- tation du phénomène. En d'autres termes, le temps, l'espace appartiennent au monde des phénomènes, et il est déraisonnahle de dire qu'ils s'évanouiraient, si nous cessions d'y songer. 23. — Ainsi, la notion d'infini, comme celle d'unité (9), se modifie en passant d'un ordre d'idées à un autre, d'un ordre de phénomènes à un autre; et le tort de la métaphysique ordinaire est d'en faire des catégories suprêmes et de les attaquer d'emhlée, comme si elles restaient immuahles aux divers étages du système de nos connaissances. A proprement par- ler, l'infini est moins une idée, que le caractère ou la propriété d'une idée, caractère qui se modifie en pas- sant d'une idée à l'autre. L'infini en géométrie n'est déjà plus (nous venons de le voir) l'infini en arithmé- tique. Si, dans la solution d'un problème de géomé- trie, on tombe sur une ligne droite de longueur infi- nie, cette solution aura un sens très clair et très positif, en indiquant, par exemple, \ asymptote d'une courbe, dont nous sommes forcés, par la définition même de cette courbe, d'admettre le prolongement dans l'espace à l'infini, et qui a, pour caractère posi- tif, de s'approcher sans cesse de la ligne droite à laquelle on donne le nom d'asymptote, et dont il s'agit de déterminer la position. Le prolongement à l'infini de la courbe et de son asymptote ne peut pas être, à la vérité, imaginé, mais il est très clairement conçu. Au contraire, dans la solution d'un problème de mécanique, si l'on tombe sur une vitesse infinie, ce" sera une preuve d'impossibilité ou d'absurdité (et DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 39 en ce sens un résultat purement négatif) , parce qu'une vitesse infinie est pliénoménalement impossible, et d'ailleurs impossible, non seulement à imaginer, mais à concevoir. Que si l'on sort du champ des mathé- matiques oii une analyse si sûre nous conduit à des résultats si divers, et qu'on veuille (ce que les méta- physiciens ne manquent pas de vouloir) appliquer la notion de l'infini aux idées de force, de cause, à d'au- tres idées d'un ordre plus élevé encore, il faudrait, à chaque application nouvelle, une critique nouvelle, mais critique le plus souvent impossible dans l'état de nos connaissances; dont l'absence laisse par con- séquent le champ libre aux élans comme aux écarts de l'imagination. 24. — En tant que propres à fournir les matériaux d'une science, et d'une science qui peut se construire indépendamment de l'expérience, les idées de temps et d'espace, malgré toutes leurs analogies, offrent encore une notable disparité. L'espace a trois dimen- sions et le temps n'en a qu'une. Il faut trois gran- deurs (ou, comme disent les géomètres, trois coordon- nées) pour fixer la position d'un point susceptible de se déplacer d'une manière quelconque dans l'espace; il n'en faut plus que deux si le point est assujetti à rester sur une surface, par exemple sur un plan ou sur une sphère; il n'en faut plus qu'une si le point est pris sur une ligne déterminée. Ainsi les étapes d'une route sont fixées, quand on assigne les distances à un point pris sur la route, tel que le point de dé- part ou Y origine du bornage de la route. Un point est fixé à la surface des mers, quand on en donne la longitude et la latitude; mais, s'il s'élève au-dessus. 40 LIVRE I. — CHAPITRE III. OU s'abaisse au-dessous de la surface, il faudra assi- gner une troisième coordonnée, à savoir la hauteur au-dessus du niveau des mers, ou la profondeur au- dessous de ce même niveau. Au contraire, pour fixer l'époque d'un phénomène ou sa position dans le temps, il suffit, comme pour fixer le lieu d'un point sur une ligne, d'assigner une seule grandeur, à savoir le temps écoulé ou qui doit s'écouler entre un instant pris pour ère ou pour origine du temps et l'instant du phénomène. De là l'infinie variété des rapports de grandeur, de configuration, de situation et d'ordre qui sont l'objet de la géométrie, surtout lorsque l'on embrasse les trois dimensions de l'espace. Si l'on en supprime une, comme dans la géométrie plane, la multiplicité des rapports est bien réduite. La figure que l'on appelle cube est dans l'espace à trois dimen- sions, l'analogue du carré en géométrie plane; la pyramide triangulaire est l'analogue du triangle : or, il n'y a à considérer dans le triangle que trois côtés et trois angles, tandis qu'il y a à considérer dans la py- ramide six arêtes, quatre angles solides, quatre faces elles inclinaisons de ces faces les unes sur les autres; dans le cube il faudra considérer six faces opposées deux à deux, douze arêtes et huit angles solides. Une géométrie purement linéaire, oh l'on ne considérerait plus qu'une dimension de l'espace, serait une géomé- trie tellement réduite qu'elle ne mériterait plus le nom de science; et de même l'idée de temps, qui n'implique qu'une seule dimension, ne saurait four- nir l'étoffe d'une théorie assez développée pour cons- tituer une science, tant qu'elle n'est pas associée aux conceptions abstraites de la pure géométrie, ou à DES IDÉES DE TEMPS ET D ESPACE. 41 d'autres notions suggérées par l'étude expérimentale du monde physique. 25. — Arrêtons-nous ici un moment sur cette science fameuse dont nous venons d indiquer le point d'attache à la charpente générale de nos idées. On sait que les philosophes opposent souvent (trop sou- vent peut-être) aux vérités logiquement établies, les vérités qu'ils appellent d intuition : or, c'est la géo- métrie qui nous donne les exemples les plus nets de ce qu'il faut entendre par vérités d'intuition, attendu que la géométrie est la science des formes qui tom- bent sous la perception des sens. Reprenons ces deux axiomes, rebattus jusqu'à la banalité : r le tout est plus grand que la partie ; 2° la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre; que voyons- nous dans le premier? Un principe de logique géné- rale dont l'évidence ressort des définitions mêmes du tout et de la partie, et qui pourrait être ramené à cette proposition identique : la collection des parties se forme en ajoutant à l'une des parties les autres par- ties qui entrent dans la collection. On peut dire de tels principes qu'ils nous aident à résumer ou à sys- tématiser nos connaissances, mais qu'on n'en saurait rien tirer qui contribue à l'avancement de nos con- naissances. En effet, supprimez le langage humain qui est l'instrument de notre logique, et de tels axio- mes s'évanouiront faute d'objet. De même que les définitions du tout et de la partie sont des définitions de mot, de même l'axiome signalé est une proposition purement logique, verbale ou nominale. C'est ce que l'on peut encore appeler, avec Condillac, une identité ou une proposition identique. 42 LIVRE I. — CHAPITRE III. Il n'en est pas de même du second axiome; et la preuve, c'est qu'un enfant, un sourd-muet, un ani- mal même, pour qui le langage humain n'existe pas, s'élancent d'un point à un autre en parcourant la ligne droite qui les sépare. Ils ont donc à leur ma- nière la perception de la ligne droite, et en vertu de cette perception, ils sentent que c'est en ligne droite que doivent se prendre les distances. Il n'est pas éton- nant que l'intuition ou la perception spontanée d'un tel rapport, inhérent à la nature des choses, -mène un esprit qui comhine et qui raisonne, à la découverte d'autres rapports auxquels n'appartient plus la même évidence intuitive. 26. — Dans les écoles gi»ecques qui ont fondé l'en- seignement de la géométrie et donné à l'esprit géo- métrique ses règles, telles que les modernes les ont acceptées et que Pascal les a formulées, on s'est atta- ché à réduire autant que possihle le nomhre des axio- mes : ce peut être là un curieux exercice de logique, mais ce n'est rien de plus. Quand on parviendrait (car il est au moins fort douteux qu'on y parvienne) à démontrer que la ligne droite est le plus court che- min d'un point à un autre, sans invoquer aucun axiome nouveau, on n'en serait pas plus avancé pour ce qui intéresse le progrès ultérieur de nos connais- sances, et on laisserait dans l'ombre un fait psycholo- gique important à constater, à savoir que nous avons naturellement l'intuition, la perception spontanée d'un tel rapport. 11 est clair que la détermination exacte des données psychologiques de cette espèce surpasserait en intérêt les subtilités dialectiques des écoles anciennes, autant que la connaissance des lois DES IDÉES DE TEMPS ET D ESPACE. 43 de la Nature surpasse en intérêt celle des conceptions artificielles de l'esprit humain. Quels moyens avons-nous de déterminer exacte- ment les choses pour lesquelles il faut recourir à l'intuition immédiate? D'ahord l'analyse du langage nous doit venir en aide. Que l'on cherche, par exem- ple, à définir Yangle : on ne trouvera que des défini- tions incomplètes, fausses, ou qui impliquent un cercle vicieux, comme si l'on dit que l'angle est l'in- clinaison d'une ligne sur une autre; car, après avoir défini Yangle par Y inclinaison, il faudrait définir Y in- clinaison par Yangle. L'idée de l'angle, comme celle de la ligne droite, est donc une idée indéfinissahle, sui generis, que nous acquérons par intuition immé- diate et pour laquelle rien ne peut suppléer à l'intui- tion immédiate. Au contraire, on donne une très bonne et très claire définition du cercle, quand on dit que c'est une ligne dont tous les points se trouvent à égale distance d'un point intérieur que l'on nomme centre : à la vérité il convient encore de faire voir que l'on peut satisfaire à la définition par un tracé convenable, et pour cela le plus simple est d'imaginer une ligne droite qui tourne dans un plan en pivotant sur une de ses extrémités, l'autre extrémité décrivant une ligne qui satisfait évidemment à la délinition du cer- cle. L'intuition intervient donc encore pour complé- ter la définition du cercle, en ce sens qu'elle montre qu'il y a effectivement des lignes qui peuvent satis- faire à la définition. 27. — On reconnaît encore les choses d'intuition immédiate en ce que, si on ne les admet à ce titre, la 44 LIVRE 1. — CHAPITRE III. construction logique de la science présente des lacunes que l'on ne réussit pas à combler. Exemple, la théo- rie des parallèles. Si l'on dit que des lignes droites parallèles sont celles qui, étant tracées dans un plan, ne peuvent pas se rencontrer, on donne une défini- tion logiquement bonne, en ce sens qu'elle n'appar- tient qu'à la chose définie; mais pourtant cette défi- nition ne comprend pas tout ce qu'emporte dans notre esprit l'idée du parallélisme des lignes droites. Le fait de l'impossibilité d'une rencontre n'est ici qu'un caractère accessoire, secondaire, puisque les lignes droites, dès qu'elles cessent d'être dans le même plan, cessent de se couper, sans être pour cela paral- lèles, et qu'un faisceau de droites parallèles n'est pas nécessairement un faisceau de droites toutes com- prises dans le même plan. Ce qu'il y a de fondamen- tal dans l'idée du parallélisme des lignes droites, c'est l'idée d'une identité d'orientation, laquelle implique qu'une ligne droite quelconque, venant à couper le faisceau de lignes parallèles, coupe sous le même angle toutes les parallèles qu'elle rencontre. Faute d'admettre cette donnée, ou toute autre équivalente, à titre de donnée intuitive, on se heurte contre ce que l'on a appelé le desideratum, le postidatum ou Y im- perfection de la théorie des parallèles, laquelle n'est une imperfection que dans un sens purement artifi- ciel et logique. L'idée de la similitude, c'est-à-dire de la ressem- blance de deux figures qui ne diffèrent que par l'échelle sur laquelle elles sont construites, doit cer- tainement aussi être mise au nombre des données de l'intuition immédiate. Que l'on montre à un enfant I DES IDÉES DE TEMPS ET d'eSPACE. 45 de trois aus le portrait de son père en miniature, le dessin dun édifice qui frappe journellement ses regards, et il reconnaîtra sou père, il reconnaîtra l'édifice. Il n'attend pas pour cela qu'on lui ait ensei- gné la géométrie et donné une définition de la simili- tude à la manière des géomètres, qui regardent comme une condition de perfection de n'y introduire que ce qu'il est absolument nécessaire d'y mettre, d'une né- cessité logique, taudis que la Nature ne regarde pas comme une redondance d'associer dans la même intui- tion immédiate des caractères dont les uns peuvent être la conséquence nécessaire des autres. Or, il suffit d'a- voir l'idée de la réduction des figures, et du triangle en particulier, à une échelle différente, pour qu'on puisse en conclure le fameux théorème sur la somme des angles d'un triangle et par suite toutes les propriétés des parallèles. Tel est l'enchaînement des vérités géo- métriques que l'on peut opérer une foule de conver- sions de même genre, en prenant pour point de départ ou pour donnée intuitive, tantôt une idée, tantôt une autre. La Nature a eu la libéralité de nous donner, par l'intuition immédiate, plus de notions premières que n'en requièrent les exigences de notre logique. 28. — Ce que l'on nomme une construction en géométrie, est un artifice employé pour faire concou- rir les données de l'intuition immédiate avec les res- sources ordinaires de la logique, à l'effet de mettre en lumière des vérités géométriques dont l'énoncé n'est pas évident de lui-même. Les géomètres ont suivi pour cela deux manières ou deux méthodes bien diffé- rentes. L'une ^la plus moderne) consiste à imaginer, une fois pour toutes, une construction tellement gé- 46 LIVRE I. — CHAPITRE III. nérale, que l'on puisse en tirer ensuite une multitude de relations particulières, par les seules forces de la logique et du calcul, sans que l'attention ait besoin de se tîxer sur ce que représentent en géométrie les gran- deurs ou quantités auxquelles le calcul s'applique. Tel est l'objet de la géométrie dite analytique, qui ne pouvait naître et se développer qu'après que l'algèbre ou la langue de l'analyse matbématique s'est trouvée suffisamment organisée. La méthode plus ancienne, que par opposition l'on qualifie de synthétique, main- tient dans un perpétuel éveil la faculté d'intuition géométrique, fait une part beaucoup moins grande à la logique générale, ne peut le plus souvent s'accom- moder de la régularité de ses procédés, exige par con- séquent une plus grande dépense d'invention, et, si l'invention est heureuse, a l'avantage de mener au but par le chemin le plus court, comme étant le plus di- rectement adapté au but spécial que l'on poursuit. Nous ne rappelons ici ces notions que parce qu'elles se rattachent toutes très directement à l'objet de ce livre qui est d'énumérer ou au moins d'indiquer les idées-mères auxquelles viennent successivement s'ap- pliquer les règles de la logique générale, pour la cons- truction du système de nos connaissances scienti- tiques. DE LA CINÉMATIQUE. 47 CHAPITRE IV. DE LA CLS'ÉMATIQUE , OU DE LA THÉORIE GÉOMÉTrUQUE DES MOUVEMENTS, CONSIDÉRÉS EN EUX-MÊMES, LS'DÉPENDAMMENT DE TOUTE NOTION SUR LES CAUSES PHYSIQUES QUI LES PRODUISENT ET SUR LA NATURE DES CORPS. 29. — Lorsque l'on associe aux idées géométriques la notion de mouvement, ou que l'on combine avec les trois dimensions de l'espace l'unique dimension du temps (24), on voit naître de cette association une théorie que Lagrauge a ingénieusement appelée une géométrie à quatre dimensions, dont la fécondité doit s'accroître avec le nombre des dimensions ou des données fondamentales que l'on emploie. Nous avons peu insisté sur l'économie de la géométrie propre- ment dite : mais les développements que nous avons en vue dans la suite de cet ouvrage, et qui trouveront alors leur justification, tant ils sont indispensables pour sortir de la routine et du vague de la vieille mé- taphysique, et pour mettre en lumière l'enchaînement généalogique de toute la série de nos idées, ne nous permettent pas de nous en tenir à de pareilles géné- ralités, en ce qui touche la théorie géométrique des mouvements. Il faut ici plus d'explications, tout en s'abstenant autant que possible de détails techniques et de formules qui sont peu du goût du plus grand nombre des lecteurs. Au fond, il n'y a guère de spéculation géométrique à laquelle l'idée de mouvement soit tout à fait étran- LIVRE I. — CHAPITRE IV. gère : ce qui se rapporte évideniiiieiit h la remarque déjà faite (20), que nous n'acquérons la notion de l'espace, et par suite toutes les notions géométriques, qu'en explorant, pour ainsi dire, l'espace et les corps par des mouvements instinctifs ou volontaires. Nous pourrons très bien définir la surface de la sphère, en disant que tous ses points sont à égales distances d'un point intérieur que l'on nomme centre : mais à la rigueur (26) il resterait encore à montrer que l'objet ainsi délîni est possible; et en tout cas nous nous représenterons encore bien mieux la surface déiinie, si nous la concevons comme décrite par le mouve- ment d'un demi-cercle qui tourne autour de son dia- mètre. Nous aurons ainsi une intuition, une image, au lieu d'une définition purement intelligible : et de fait, si nous voulons construire matériellement une sphère, c'est la seconde définition que nous pourrons mettre en pratique, et non la première. 30. — Dans cet exemple si simple et dans une foule d'autres, nous n'avons besoin de considérer, ni la durée du mouvement, ni sa vitesse. Il peut être continu ou interrompu, décrit avec une vitesse con- stante ou avec une vitesse qui change pendant la durée du mouvement. Dans d'autres cas, et lorsque la des- cription de la figure résulte de plusieurs mouvements combinés, il faut, pour que la définition soit com- plète, tenir compte des vitesses relatives et de la con- stance ou de la loi de variation des vitesses. Par exemple, si l'on imagine une ligne droite verticale qui se meuve pai'allèlement à elle-même d'un mouve- ment uniforme, de manière à décrire la cage cylin- drique d'un escalier, tandis qu'un point mobile che- DE LA CINÉMATIQUE. 49 mine uniformément sur cette ligne droite ou arête, de bas en haut, la courbe décrite par le point mobile, en vertu de ces deux mouvements combinés, et qui est connue sous le nom de vis ou d'hélice, aura un pas différent, suivant le rapport établi en- tre la ^itesse avec laquelle l'arête mobile se déplace circulairement, et la vitesse d'as- cension du point mobile le long de l'arête : de sorte que l'hélice ne se trouvera com- plètement définie, qu'autant qu'on assignera le rapport entre les deux vitesses. 31. — Toutefois, dans cet exemple encore, les no- tions de mouvement, de temps, de vitesse n'inter- viennent que d'une manière auxiliaire, pour faciliter la déiinition d'une ligure que l'on pourrait à la rigueur définir autrement, et en vue d'étudier les propriétés purement géométriques que possède la figure ainsi définie : mais on peut aussi, à l'inverse, appliquer les notions que la géométrie nous donne, à la théorie du mouvement considéré en lui-même et pour lui-même. Ainsi, en continuant le même exemple, supposons qu'on ait enroulé un papier sur un tambour cylin- drique et qu'on y ait tracé l'hélice dont il était ques- tion tout à l'heure, puis, qu'on vienne à dérouler le papier et à l'étendre sur un plan : l'hélice deviendra une ligne droite OC , formant la diagonale d'un 4 50 LIVRE I. — CHAPITRE IV. 'parallélogramme OACB, dont l'un des côtés OA est égal en longueur à la circonférence du cylindre, et l'autre côté AC est égal au pas de l'hélice, ou à la hauteur dont monte le point mobile le long de l'arête, tandis que l'arête fait le tour entier du cylin- dre. Il serait bizaire de considérer tous ces mouve- ments, iini({uement pour arriver à la définition d'une ligne droite, telle ({ue 0(1 : mais la ligure tracée ser- vira au contraire à établir un principe très important dans la théorie du mouvement si l'on suppose que, non plus en tournant comme tout à l'heure, mais sans sortir du plan de la figure, une règle OY se déplace parallèlement à elle-même, d'un mouvement uni- forme, dans le sens OX, de manière à se transporter de OB en AC en une seconde, tandis qu'un point mo- bile, placé originairement en 0, se meut sur cette règle, d'un mouvement uniforme, le long de la rainure rectiligne OY, de manière à décrire dans une seconde l'espace OB; car il résulte alors des premières notions de la géométrie, et pour ainsi dire de la seule intui- tion, que le point mobile décrira sur le plan, d'un mouvement uniforme, la diagonale OC du parallélo- gramme, et se trouvera en C au bout d'une seconde. Cette règle si simple que nous avions besoin d'énon- cer, et sur laquelle repose, on peut le dire, toute la théorie du mouvement, se nomme la règle du paral- lélogramme des vitesses. Au reste, s'il est tout à fait contraire à l'ordre logi- que des idées, de définir une ligue droite au moyen de l'hélice, il peut très bien se faire qu'en raison de la facilité qu'on a d'imprimer à un cylindre un mou- vement de rotation calculé, unifoime, rapide et cou- DE LA CINÉMATIQUE. 51 tinu, le moyen le plus commode, le plus expéditif ou le plus exact de tracer des lignes droites sur le papier, par un procédé en grand et pour ainsi dire manufac- turier, soit de tracer d'abord des hélices, et d'em- ployer pour cela une combinaison de mouvement cir- culaire et de mouvement rectiligne. Ainsi, une feuille ou des feuilles de papier seront progressivement enroulées sur un tambour cylindrique, le long duquel cheminera un crayon dont le mouvement rectiligne et uniforme sera réglé, ainsi que le mouvement uni- forme de rotation du tambour, de manière à tracer une hélice qui deviendra, après le déroulement du papier, une ligne droite ayant l'orientation voulue. 32. — Pour tirer pareille conséquence de la dispo- sition d'un tel mécanisme, il n'est point nécessaire de se rendre compte de la nature des forces qui mettent l'appareil enjeu, qui font tourner le tambour ou mar- cher le crayon : il suffit d'admettre qu'on a établi entre les deux mouvements un rapport convenable. De même il faut que l'engrenage des roues et des pignons qui conduisent les deux aiguilles d'une montre soit établi d'après certains rapports mathématiques, pour que l'aiguille des minutes fasse douze fois le tour du cadran pendant que l'aiguille des heures ne fait qu'un seul tour ; et ces rapports ainsi établis entre les pièces de l'engrenage, la relation entre les mouve- ments subsistera, quelle que soit la cause physique qui mette l'appareil en mouvement : la traction d'un poids, l'élasticité d'un ressort ou le doigt de l'horlo- ger. Il y a toute une classe de machines ou d'engins mécaniques, ceux que les praticiens ont nommés des machiaes-oittils (tels qu'une montre, tels que notre 52 LIVRE I. — CHAPITRE IV. machine à régler) dont nous étudions la disposition et le jeu, en vue seulement de la manière dont les mouvements des diverses pièces s'agencent et se trans- forment pour produire l'efTet désiré, et abstraction faite de la nature du moteur et de la dépense de forces que la machine exige pour fonctionner. Ce qui fait la perfection d'une machine de ce genre, d'un chrono- mètre par exemple ou d'un métier à la Jacquart, ne ressemble en rien à ce qui fait la perfection d'une machine ;i vapeur ou d'une pompe, lesquelles sont construites pour recueillir et dépenser avec le plus d'économie, en efforts mécaniques et en résistances surmontées, les forces naturelles mises à notre dispo- sition. 33. — 11 ne s'agit point pour nous de telles appli- cations pratiques, mais de l'ordre suivant lequel nos idées et nos théories s'enchaînent. 11 suffit que le lec- teur comprenne l'insertion dans le tal)leau général de nos sciences, d'une science qui se place entre la géo- métrie et la mécanique proprement dite; qui possède comme la géométrie tous les caractères d'une science abstraite et purement rationnelle, n'ayant rien à em- prunter à l'expérience au sujet de la constitution des corps et des modes physiques de réalisation du mou- vement, et qui, d'un autre côté, se rattache à la mé- canique, en ce qu'elle a pour objet les propriétés nécessaires du mouvement, celles qui ne sauraient dépendre de la nature des causes motrices. Or, cette science intermédiaire, dont il est de la plus grande importance philosophique de bien fixer les caractères propres, vu qu'elle offre le meilleur exemple du pas- sage d'un ordre d'idées à un autre, celui qui se prête DE LA CINÉMATIQUE. 53 le mieux à une analyse exacte; cette science, disons- nous, manquait de nom jusqu'à ce qu'Ampère eût fait pour elle le mot nouveau de cinématique qu'on a aussitôt adopté, tant la distinction qu'il exprimait était frappante et propre à mettre de l'ordre là oii régnait auparavant une grande confusion d'idées. Il ne s'agit pas seulement de la clarté de l'exposé didactique : on comprend combien la philosophie des sciences est intéressée à ce que 1 on n'ait recours à une idée nou- velle ou à un postulat nouveau, qu'après s'être bien rendu compte de tout ce qui peut être légitimement tiré des idées précédemment employées, des postulats précédemment admis. Si l'idée de force, comme toutes les idées fondamentales et primitives, provoque inévi- tablement des controverses métaphysiques, il importe de bien voir jusqu'oii l'esprit peut aller dans ses dé- ductions, sans être tenu d'employer cette idée et d'aborder ces controverses. 34. — De même que la ligne droite et le cercle sont les éléments de la géométrie proprement dite, ainsi les mouvements rectiligne et circulaire sont les éléments de la théorie géométrique du mouvement. L'un et l'autre peuvent être continus ou alternatifs, c'est-à-dire constamment dirigés dans le même sens, ou alternativement dirigés dans un sens et dans le sens contraire; d'oii la distinction de quatre mouvements élémentaires : rectiligne-continu, rectiligne-alternatif, circulaire-continu, circulaire-alternatif, que nos ma- chines simples et les mécanismes les plus compliqués ont pour fonction de transmettie ou de transformer, selon le but que se propose l'industrie de l'homme. Cette première classification est la base de la ciné- 54 LIVRE I. — CHAPITRE IV. matiqiie industrielle, dont les développements doivent rester étrangers à un ouvrage du genre de celui-ci. Le mouvement est dit uniforme, si le mobile décrit toujours, dans des temps égaux, des espaces égaux, si petits que l'on suppose les temps et les espaces cor- respondants. La vitesse du mouvement deviendra double, triple, quadruple, si le mobile décrit dans le même temps des espaces doubles, triples, quadruples. La notion de la vitesse est donc celle d'un rapport entre l'espace parcouru et le temps employé à le par- courir. On se conforme dans le langage ordinaire à cette notion commune, quand on dit que tel mouve- ment a lieu avec une vitesse de tant de mètres ou de kilomèties, par heure, par minute, par seconde. Admettons pour un moment (quoique cela soit peu conforme aux indications de la physique actuelle) que la vitesse-d'un mobile puisse changer brusquement de valeur à certaines époques, eu restant constante dans l'intervalle de temps qui sépare deux époques consé- cutives : on n'aura encore qu'une succession de mou- vements uniformes, et non un mouvement varié, dans le propre sens du mot. On doit entendre par mouve- ment varié celui dans lequel la vitesse change sans cesse, le mouvement s'accélérant ou se ralentissant à chaque instant d'une manière continue. Un exemple très sensible d'accélération continue dans le mouve- ment nous est fourni par le phénomène de la chute des corps pesants. Tout le monde a le sentiment (c'est-à-dire une idée restée vague faute de définition précise) d'une vitesse qui change ainsi sans cesse avec continuité : mais, quelle est alors la définition mathé- matique ou la mesure de la vitesse du mobile en cha- DE LA CINÉMATIQUE. 55 que instant ? Supposons que le mobile parte du repos pour prendre un mouYement qui va en s'accélérant sans cesse, et qu'au bout d une seconde il ait décrit un espace de cinq mètres : il est clair qu'il a eu d'abord une vitesse moindre et ensuite une vitesse plus grande que celle de cinq mètres par seconde. Cette vitesse de cinq mètres par seconde n'est qu'une moyenne entre toutes les valeurs, en nombre infini, que la vitesse a prises dans l'intervalle d'une seconde. Parta- geons cet intervalle en dixièmes de seconde, pendant chacun desquels la vitesse a dû varier beaucoup moins. Il y a eu, je le suppose, un de ces nouveaux intervalles pendant lequel le mobile a parcouru trois décimètres, et Ton commettrait une erreur beaucoup moindre en admettant que la vitesse n'a pas sensible- ment varié durant cet intervalle; qu'ainsi, pendant ce dixième de seconde, elle était de trois décimètres par dixième de seconde, ou de trois mètres par seconde. Pour atténuer indéfiniment l'erreur commise, il n'y aura donc qu'à partager l'intervalle d'une seconde, non plus en dixièmes, mais en centièmes, en mil- lièmes de seconde, et ainsi de suite. Les mathémati- ques offrent des procédés pour cela, et pour atteindre directement, dans une foule de cas susceptibles d'une définition mathématique, la limite vers laquelle on tend par l'atténuation indéfinie des erreurs commises. C'est ce que nous rappellerons dans l'un des chapitres qui doivent suivre, en indiquant l'idée-mère du cal- cul infinitésimal. 35. — Comme deux portions quelconques de ligne droite de même longueur, ou deux arcs quelconques de même longueur, pris sur des cercles de rayons 56 LIVRE 1. — CHAPITRE IV. égaux, sont des lignes qui coïncideraient parfaitement si on les superposait l'une à l'autre (ce qu'on peut exprimer en disant que la ligne droite et le cercle ont un cours parfaitement uniforme), il s'ensuit que la notion de l'uniformité du mouvement s'applique au mouvement circulaire aussi bien qu'au mouvement rectiligne,au mouvement de rotation aussi bien qu'au mouvement de translation en ligne droite. D'ailleurs il n'y a pas d'autre ligne que la ligne droite et le cer- cle, dont le cours soit uniforme dans le sens qui vient d'être expliqué; et par conséquent la notion de l'uni- formité ne s'applique qu'aux mouvements rectiligne et circulaire, et s'applique de la même manière à ces deux genres de mouvements, du moins tant qu'on ne sort pas d'une théorie purement géométrique du mou- vement.* Plus tard seulement la physique nous ensei- gnera qu'il y a, quand on tient compte de la nature des forces motrices et des propriétés de la matière, une différence essentielle entre les conditions du mouvement rectiligne uniforme, et celles du mouve- ment circulaire, pareillement uniforme. 36. — Un même mobile peut être affecté à la fois de plusieurs mouvements distincts. Le passager va et vient sur le paquebot où il s'est embarqué et en même temps il participe à tous les mouvements du paque- bot, à son mouvement progressif dont le sillage con- serve la trace, à ses mouvements de roulis et de tan- gage. A son tour le paquebot, et par conséquent le passager, participent au mouvement de rotation de la terre, à son mouvement elliptique autour du soleil. Enfin la terre, et par conséquent le paquebot et le passager, participent aux mouvements qui entraînent DE LA CINEMATIQUE. 57 le soleil et tout le système solaire dans les espaces célestes. Rien ne limite nécessairement, ni dans un sens, ni dans l'autre, cette série de mouvements su- bordonnés les uns aux autres : car le passager qui va et vient sur le paquebot est un être organisé dans la structure duquel on distingue des parties solides et liquides qui ont aussi leurs mouvements propres, en même temps qu'elles participent aux mouvements communs à l'être organisé, pris dans son ensemble. Lorsque les divers mouvements dont un mobile est animé sont tous dirigés suivant la même ligne droite, on voit immédiatement qu'ils s'ajoutent l'un à l'autre ou qu ils se retranchent l'un de l'autre, selon qu'ils sont de même sens ou de sens directement contraires. Par exemple, si un bateau chemine d'une vitesse uniforme le long d'un canal en ligne droite, et qu'un passager chemine, aussi d'une vitesse uniforme, sur le pont et dans l'axe du bateau, comme aussi dans le sens suivant lequel le bateau s'avance, il est clair qu'en prenant ses points de repère dans la ligne d'ar- bres qui bordent le canal, le mouvement absolu du passager sera encore un mouvement rectiligne et uni- forme, dont la vitesse sera égale à la somme des deux vitesses, l'une qui est propre au passager, ou qui est sa vitesse relative au corps du bateau, l'autre qui lui est commune avec le système formé du corps du bateau et de tous les objets que le bateau porte. Au lieu d'une somme on aurait une différence, si les deux mouvements étaient dirigés en des sens diamétrale- ment opposés. On comprend sans plus de difficulté comment des mouvements circulaires, autour d'un même axe de 58 LIVRE 1. — CHAPITRE IV. rotation, peuvent s'ajouter les uns aux autres ou se retrancher les uns des autres. Ainsi, un voyageur ({ui chemine le long d'un cercle de latitude, tourne en réalité autour de l'axe de la terre, tandis qu'il parti- cipe au mouvement commun de rotation de tous les objets terrestres autour de ce même axe; et ces deux mouvements s'ajoutent ou se retranchent, selon que le voyageur décrit le cercle de latitude en cheminant de l'occident à l'orient ou de l'orient à l'occident. Dès lors il y a lieu de distinguer, pour les mouvements de rotation comme pour les mouvements rectilignes, des mouvements absolus et des mouvements relatifs, des mouvements propres et des mouvements communs ou à' entraînement. 37. — La distinction des mouvements absolus et des mouvements relatifs se présente, non seulement à propos de la coexistence, dans un même mobile, d'un mouvement propre et d'un mouvement d'entraîne- ment, mais encore à propos de plusieurs mobiles dont les mouvements sont indépendants les uns des autres. Tel est le cas pour plusieurs trains qui cheminent sur les rails parallèles d'une même voie ferrée, et qui viennent à passer en présence les uns des autres. La vitesse avec laquelle semble fuir le train n" 2, observé du train n" 1 , n'est pas sa vitesse absolue, mais sa vitesse relative, laquelle est la différence des vitesses absolues des deux trains, si tous deux vont dans le même sens, et au contraire la somme de ces mêmes vitesses, au cas qu'elles soient dirigées, l'une dans un sens, l'autre en sens contraire. 38. — Que s'il s'agit du mouvement absolu d'un mobile, animé à la fois de deux mouvements recti- DE LA CINÉMATIQUE. 59 lignes uniformes, qui n'ont pas la même direction ou la même orientation dans l'espace, ce sera le cas d'ap- pliquer la règle du parallélogramme des vitesses que nous avons déjà fait connaître (31). Ainsi, le point / / mobile m, auquel on im- B^ ~--;;^ii prime ou communique si- ^/ y/ multanément, n'importe // y^ / par quel moyen, deux mou- / X / vements rectilimes uni- A/ / formes, l'un dirigé dans le '" — > ^ sens mk, l'autre dans le sens w/B, et dont les vitesses sont en raison des lon- gueurs mk, m^, décrit par suite la ligne mi\ qui est la diagonale du parallélogramme mxVCB ; et le rapport entre cette vitesse résultante et chacune des deux vitesses composantes est le même que le rapport entre la longueur de la diagonale et celle du côté corres- pondant du parallélogramme. Dans les applications à faire de cette règle, tantôt les mouvements mk^ mB seront donnés, et il s'agira de déterminer le mouvement //?C que doit prendre le mobile : c'est ce qu'on appelle la composition des mouvements; tantôt à l'inverse le mouvement résul- tant mC est déterminé, et il s'agit de savoir par quelle combinaison de mouvements composants on peut le produire, ce qui s'appelle la décomposition des mou- vements. La solution du premier problème est unique et déterminée : le second comporte évidemment, à la grande commodité des mécaniciens, une infinité de solutions différentes, puisque l'on peut construire une infinité de parallélogrammes qui aient pour diagonale commune la ligne mC. 60 LIVRE 1. — CHAPITRE IV. Ajoutons que la règle pour la composition de deux mouvements s'étend sans difliculté à la composition d'un noml)i'e quelconque de mouvements concourants. Ajoutons encore que les mouvements circulaires ou de rotation se composent et se décomposent d'après une règle tout h fait analogue à celle qui vient d'être indiquée pour la composition et la décomposition des mouvements rectilignes. La théorie géométrique du mouvement n'offre rien de plus curieux ni de plus important que cette analogie, qu'il serait d'ailleurs inutile de développer ici. 39. — Si l'on considère un point mobile, animé de plusieurs vitesses, propres ou d'entraînement, il y aura à remarquer un cas singulier, celui où toutes ses vi- tesses se compenseraient : de manière que la vitesse ré- sultante fût nulle et que le mobile restât en repos dans l'espace absolu, ou par rapport aux points de repère que l'on regarde comme absolument fixes. C'est ce qui arriverait, par exemple, à un mobile posé sur une sphère dont il partagerait le mouvement de rotation uniforme, et qui en même temps, parcourrait un petit cercle de cette sphère, dans un plan perpendiculaire à l'axe de rotation, de manière à avoir une vitesse pi'opre précisément égale et de sens opposé à celle qu'il prend en vertu du mouvement commun. L'éga- lité des deux mouvements de la lune, celui de rota- tion sur elle-même et celui de circulation autour de la terre, égalité en vertu de laquelle elle nous pré- sente toujours le même hémisphère et nous dérobe l'autre, peut donner l'idée d'une pareille coïncidence (toute singulière qu'elle est) dans l'ordre des phéno- mènes naturels. DE LA CINÉMATIQUE. 61 40. — D'ailleurs ce cas singulier donne la clef de la solution de tous les problèmes que l'on peut se pro- poser sur la composition des mouvements dans le cas le plus général. Car, quel que soit le mouvement résultant que le mobile doit prendre, par la combi- naison ou la composition de tous les mouvements qui lui sont effectivement imprimés, au nombre de cinq par exemple, il est clair que le moyen de le réduire au repos dans l'espace absolu serait de lui imprimer en outre un sixième mouvement, précisément égal et contraire à celui que les cinq autres mouvements lui font prendre. Mais, par supposition, nous connais- sons les relations matliématiques qui doivent subsis- ter entre les six mouvements pour qu'ils se détruisent les uns les autres ; et comme les cinq premiers mou- vements nous sont donnés, nous tirons de ces rela- tions le moyen de calculer, eu intensité et en direc- tion, le sixième mouvement. Il n'y a donc plus qu'à renverser la direction, tout en gardant la même inten- sité, pour déterminer le mouvement résultant, pro- duit par la combinaison des cinq mouvements donnés. Nous ne tarderons pas à voir, dans le second chapitre du livre suivant, les très curieuses conséquences, ma- thématiques et philosophiques, qu'on peut tirer de cette remarque. 62 LIVRE I. — CHAPITRE V. CHAPITRE V. DES IDÉES DE LOI OU DE SUCCESSION RÉGULIÈRE, DE L'ESSENTIEL ET DE l'accidentel, DE L'ORDRE ET DE LA CLASSIFICATION RATIONNELS, PAR OPPOSITION A l'ordre ET A LA CLASSIFICATION LOGIQUES. — DE L'IDÉE DE TYPE. 41 . — On ue saurait avoir l'idée d uu ordre quelcon- que de succession, ni en particulier d'un mouvement ou d'un changement quelconque qui s'accomplit dans le temps, sans que cette idée n appelle celle d'une loi dans la succession, dans le mouvement ou dans le changement, quel qu'il soit. Si je dis qu'une ellipse est une courhe pour chaque point de laquelle la somme des distances aux deux foyers est constante, je fais de la pure géométrie, je donne une définition géo- métrique et rien de plus : mais, si je dis qu'un point se meut dans un plan, de manière que la somme de ses distances à deux points fixes reste constante, je donne aussitôt 1 idée d'une loi qui régit le mouvement du point mohile; j'exprime, si l'on veut, la loi de description ou de génération de la courbe. Or, qui ne voit que les mots de description, de génération, et autres semblables, ne sont ici qu'autant de termes employés pour rendre l'idée de mouvement? Il en est de même, quelle que soit la nature de l'ordre de succession, ou l'espèce de la série que l'on considère. Prenons un exemple dans l'arithmétique pure, et supposons qu'il s'agisse de convertir la frac- tion ^ en fraction décimale : la conversion, comme DE l'ordre rationnel. 63 ou sait, ne pourra se faire exactement, mais on aura, en décimales, une valeur d'autant plus approchée de ^, que l'on poussera le calcul plus loin; et les chiffres décimaux se reproduiront en série, par pé- riodes de six chiffres, de la manière suivante : 0, 142857 142857 142 , de sorte qu'il suffira de calculer les six premiers chiffres pour pouvoir écrire tous les autres sans cal- cul nouveau. Voilà qui nous donne hien l'idée d'une loi ou d'un ordre réyif lier c\s.us la succession des chif- fres, quoique cette succession ne suppose pas un mouvement proprement dit. La loi de la série ou la régularité dans la succession des chiffres tient ici à la nature de notre numération décimale et aux proprié- tés des deux nomhres 10 et 7, dont l'un sert de base à cette numération, et dont l'autre est le dénominateur de la fraction qu'il s'agit de convertir en décimales. Dans les calculs qui n'exigent pas une grande pré- cision on admet avec Archimède que la longueur d'une circonférence de cercle vaut trois fois celle du diamètre, plus un septième du diamètre. Si cette hypothèse était exacte, le rapport de la circonférence au diamètre, évalué en décimales, donnerait la série de chiffres 3, 142857 142857 142...., de laquelle on pourrait dire tout ce qu on vient de dire de la précédente. Mais tel n'est point le cas, et lorsque l'on emploie les formules dont les géomètres sont en possession pour évaluer en décimales (non pas exactement, ce qui n'est pas possible, mais avec une approximation de plus en plus grande) le rap- 64 LIVRE I. — CHAPITRE V. port de la circonférence d un cercle à son diamètre, on tombe sur la série suivante : 3,14159265358979323846264338327950...., que quelques calculateurs ont eu la patience de pous- ser bien plus loin, mais qui n'offrirait jamais plus de régularité, si loin qu'on la prolongeât. Cette série ne serait donc pas propre à nous donner l'idée d'une loi, quoique la place de chaque chiffre y soit certainement déterminée par des raisons mathématiques. Cette série nous donnerait seulement l'idée d'un fait, lequel appartient, il est vrai, à l'ordre des faits purement intelligibles, rationnels et nécessaires. 42. — Nous venons d'observer une loi et d'en chercher la raison. 11 suffit d'avoir un peu étudié une science, telle que l'arithmétique et la géométrie, ayant pour objet des vérités éternelles et nécessaires, pour saisir l'idée de la subordination rationnelle, ou d'un ordre suivant lequel les choses s'enchaînent, en tant que l'une est le principe ou la raison de l'autre. Il ne faut pas confondre l'ordre ratioaael avec l'ordre logi- que, quoique l'un de ces mots ait la même racine en grec que l'auti-e en latin. L'ordre rationnel tient aux choses, considérées en elles-mêmes : l'ordre logique tient à la construction des propositions, aux formes et à l'ordre du langage qui est pour nous l'instrument de la pensée et le moyen de la manifester. On dis- tingue très bien parmi les différentes démonstrations qu'on peut donner d'un même théorème, toutes irré- prochables au point de vue des règles de la logique, et rigoureusement concluantes, celle qui donne la vraie raison du théorème démontré, c'est-à-dire celle DE L ORDRE RATIONNEL. m qui suit dans l'enchaînement logique des propositions l'ordre suivant lequel s'engendrent les vérités corres- pondantes, en tant que l'une est la raison de l'autre. En conséquence, on dit qu'une démonstration est indirecte, lorsqu'elle intervertit l'ordre rationnel ; lorsque la vérité, obtenue à titre de conséquence dans la déduction logique, est conçue par l'esprit comme renfermant au contraire la raison des vérités qui lui servent de prémisses logiques * . 43. — Il faut encore éclaircir par l'idée fondamen- tale de la raison des choses et de leur enchaînement rationnel, l'idée que nous avons de l'essentiel et de Yaccidentel. Tout à l'heure nous empruntions un exemple à l'arithmétique : ici nous ferons notre em- prunt à la géométrie. On a coutume de définir dans les éléments de cette science, la tangente à un cercle, en disant que c'est une ligne droite qui n'a qu'un point de commun avec le cercle. La définition est logiquement irréprochable, en ce sens qu'elle con- vient à la chose définie et qu'elle ne convient qu'à elle; mais rationnellement elle ne vaut rien, attendu qirelle définit la tangente par une propriété purement acciden- telle et non par ce qui la caractérise essentiellement. Au lieu du cercle A, prenons une courbe sinueuse BCDEF..., telle que serait l'om- bre ou la projec- tion d'une vis ou d'une hélice sur un plan (30), et ^ Essai , passim, notamment le chap. II. r. /. 66 LIVRE 1. — CHAPITRE V. nous observerons : 1° qu'une ligne droite telle que mn qui touche la courbe au point m, va la couper en un autre point n, et par conséquent a plus d'un point de commun avec la courbe; 2° que par le même point m on peut faire passer une infinité de droites telles que ik, qui n'ont que ce point de commun avec la courbe, et qui pourtant la coupent au lieu de la tou- cher. Pour fixer le caractère essentiel de la tangente. il faut considérer une ligne droite qui, ayant avec la courbe le point m com- mun, et la coupant d'a- bord en un autre point m' très rapproché de m, tourne autour du point m comme sur un pivot, de manière que le second point d'intersection se rapproche de plus en plus de m, puis (le mouvement de rotation continuant ) passe de l'autre côté de m, en un point tel que m' , Dans ce mouvement de rotation continu de la droite sécante, il y a un moment oii le point mobile d'intersection passe d'un côté de la sécante à l'autre, eu se confondant avec le point fixe m. En ce moment la droite mobile n'a plus, dans le voisinage immédiat du point m, que ce même point m qui lui soit commun avec la courbe ; la direction de cette droite est justement alors ce qu'il faut entendre par la direction de l'élément de la courbe en ce même point m; et voilà ce qui constitue le caractère essen- tiel de la tangente à une courbe. Peu importe que dans d'autres parties de son cours, et à une distance plus ou moins grande du point m, la courbe vienne DE l'ordre rationnel. 67 de nouveau rencontrer la tangente en n, soit en la coupant (^comme c'est le cas pour la courbe sinueuse dont on a donné le tracé plus haut), soit en la tou- chant seulement. Ou au contraire peu importe que la courbe ne rencontre plus sa tangente, comme c'est le cas pour le cercle et pour toutes les courbes dont la convexité est constamment dirigée dans le même sens. Cette propriété de la tangente au cercle n'en est qu'une propriété accidentelle et ne nous fait point connaître en quoi consiste l'essence du contact entre une ligne droite et une courbe (27). 44. — Il ne faut pas confondre l'idée à essence avec celle de substance, pas plus que l'idée de la raison des choses avec l'idée de cause. Comme nous le montre- rons ailleurs, les idées de cause et de substance ont une double origine, physique et psychologique : tan- dis que les idées de la raison et de l'essence des choses pourraient résider dans une intelligence qui n'aurait, ni la même constitution psychologique, ni les mêmes notions sur les phénomènes du monde physique. Ce- pendant, tout en maintenant la distinction, il faut reconnaître 1 affinité qui a fait souvent employer indif- féremment les termes de raison et de cause, d'essence et de substance, dans le langage des métaphysiciens et jusques dans le langage consacré de la théologie, comme nous le rappellerons en son lieu ' . 1 La confusion des idées de raison et de cause est ce qui affaiblit la valeur des Derniers Analytiques d'Aristote, bien supérieurs, se- lon nous, à toutes les autres parties de VOrganon, et le chef-d'œuvre du Stagirite. Voulant y donner la théorie de la démonstration, pour la mettre en regard de la théorie du syllogisme, qui fait l'objet des Premiers Analytiques, il est conduit en maint endroit, par la nature 68 LIVRE I. — CHAPITRE V. 45. — On a vu tout à riieure qu'une définition peut être logiquement exacte et rationnellement dé- fectueuse, parce que l'ordre logique qui n'est en géné- ral qu'un ordre artificiel, tenant à certaines vues de notre esprit, peut fort bien ne pas cadrer, et ne cadre même qu'accidentellement avec l'ordre rationnel, qui doit être l'expression fidMe des rappoi'ts que les choses ont entre elles en vertu de leur nature et par leur essence propre. La même remarque s'applique aux classifications et donne lieu de distinguer entre les classifications artificielles ou purement logiques, et les classifications rationnelles. Si je veux classer les courbes dont les géomètres s'occupent, et que je mette dans une classe les courbes fermées et limitées dans leur cours, puis dans une autre classe celles dont le cours se prolonge indéfiniment, j'aurai établi une classification assurément irréprochable au point de vue de la logique, car elle repose sur une défini- tion précise et sur des caractères tranchés; mais ra- tionnellement cette classification ne vaudra rien ; car, tandis que l'ellipse est une courbe fermée, la parabole et l'hyperbole ont des brandies qui s'étendent indéfi- niment : et pourtant ces trois courbes connues des anciens sous le nom de sections du cône, des modernes sous le nom de courbes du second degré, ont entre du sujet et par la pénétration de son jugement, à discerner l'en- chainement logique, fondement de toute construction syllogistique, de l'enchaînement rationnel, sur lequel toute démonstration doit se fonder pour satisfaire pleinement l'esprit. Cependant la distin- ction n'est nulle part établie avec une netteté sufflsante, et la lon- gue série des commentateurs n'a ni relevé ni corrigé cette imper- fection de l'œuvre du maître. DE l'ordre rationnel. 69 elles de telles affinités, que l'on ne peut les séparer les unes des autres, à quelque point de vue qu'on en étudie les propriétés et le mode de génération. Elles sont donc géuériquement associées par leurs carac- tères essentiels, ou elles constituent un genre parfai- tement caractérisé dans une classification rationnelle. La meilleure classification logique ou artificielle est celle qui soulage le mieux la mémoire, facilite le mieux les recherches, met tous les objets dans l'ordre le plus aisément saisissable, établit les démarcations le plus nettement tranchées; et des caractères acci- dentels peuvent être pour tout cela bien préférables aux caractères les plus essentiels. Une classification qui, sur mille objets à classer, en mettrait 999 d'un côté et un de l'autre, remplirait très mal le but d'une classification artificielle ou purement logique : tandis qu'il faudra quelquefois l'accepter comme consé- quence de l'ordre rationnel et de la valeur relative des caractères essentiels. Dans une classification purement logique, et par- tant conventionnelle ou arbitraire, tous les groupes de même ordre figurent au même titre dans la classi- fication; mais il n'en est plus de même dans une clas- sification rationnelle, où des groupes, auxquels la pénurie du langage force d'imposer la même étiquette générique , peuvent être fondés sur des caractères de valeur inégale, et qui n'établissent pas entre les objets groupés des analogies aussi intimes les unes que les autres. 46. — La structure et le but d'une classification logique excluent l'idée que le même objet puisse appartenir à la fois à des cases ou à des groupes diffé- 70 LIVRE I. CHAPITRE V rents; mais il n'en est plus de même dans l'ordre rationnel, qui admet bien autrement de diversités, et force à tenir compte de tous les caractères, pour obte- nir, autant qu'il dépend de nous, l'expression adé- quate des rapports essentiels des choses. Ainsi, les géomètres établissent un genre de surfaces qu'ils appellent cylindri- ques, et qui sont engendrées par une ligne droite qui se meut parallèle- ment à elle-même (30), en suivant le contour d'une courbe quelcon- que ABCD, nom- mée directrice, dont le tracé détermine chaque surface cylindrique en particulier ou chaque individu com- pris dans le genre. Ils établissent de même un autre genre de surfaces, qu'ils appellent de révolution, et dont la propriété générique consiste à être engendrées par une courbe mnpq tournant autour d'un axe mp, de manière que chaque surface de révolution soit in- dividuellement déterminée par le tracé de la courbe mnpq, que les géomètres appellent la ligne méridienne, et que dans les arts on appellerait le propl de la sur- face. Or, la surface du cylindre ordinaire, de celui que l'on considère dans les éléments de géométrie, et dont les arts fout un usage si fréquent , est à la fois une surface cylindrique et une surface de révolution ; cette surface ne serait pas complètement étudiée si on ne l'étudiait pas à ce double point de vue. DE l'ordre rationnel. 71 La classification rationnelle admet, mais seulement quand la nature des choses y conduit, cette hiérarchie de genres, d'ordres, de classes, que la classification artificielle ou purement logique fonde sur des carac- tères accidentels ou des définitions arbitraires, en vue surtout des exigences de la symétrie, de la clarté que répand et de la commodité que procure un ordre bien symétrique. La géométrie nous fournirait encore au besoin des exemples de cette subordination hiérar- chique dans une classification rationnelle. Ainsi, le genre des surfaces cylindriques se compose des surfaces qu'une ligne droite engendre en se mouYant parallè- lement à elle-même; le genre des surfaces coniques comprend celles qu'une ligne droite engendre en se mouvant de manière qu'elle pivote toujours sur le même point ; ces deux genres de surfaces et d'autres encore sont compris dans ce que Ion peut nommer Y ordre des surfaces développables, comprenant toutes celles qu'une droite engendre dans son mouvement, et qui jouissent en outre du caractère remarquable (dont les arts font bien leur profit) de pouvoir s'étaler ou se développer sur un plan sans déchirure ni dupli- cature; enfin l'ordre des surfaces développables est compris avec d'autres dans la classe des surfaces qu'on appelle réglées, parce qu'elles sont toutes engendrées par le mouvement d'une ligne droite , mais sans qu'elles aient (à l'exception des surfaces dévelop- pables) la propriété de pouvoir être étalées sur un plan, à moins d'être pliées ou plutôt écrasées, de même qu'on écraserait la surface d'une sphère si l'on voulait la rendre plane. 47. — Comme il n'y a pas de plus grands classifi- 72 LIVRE I. — CHAPITRE V. cateurs que les naturalistes, vu la multitude des objets qu'ils ont à étudier et à comparer, il était tout simple que la distinction des méthodes artificielles et des méthodes ou des classifications naturelles, vînt d'a- bord des naturalistes : toutefois il y a dans l'idée des méthodes naturelles autre chose que l'idée abstraite d'une subordination rationnelle entre les objets à classer; il s'y joint le sentiment des procédés et des formes de la Nature vivante, et l'idée d'une parenté dont l'origine nous échappe, mais qui doit ressembler à beaucoup d'égards à la parenté proprement dite, avec laquelle elle s'identifie même dans certains cas. 11 faut écarter ici (sauf à y revenir plus tard) ces idées accessoires, pour s'attacher à l'idée principale, à celle d'une classification fondée sur le discernement des caractères essentiels et accidentels, et sur l'appré- ciation des caractères essentiels. Que cette appréciation se lie toujours plus ou moins à l'idée de génération, même dans l'ordre des concep- tions abstraites, c'est ce dont on a pu juger parles exemples mêmes que nous venons d'emprunter à la géométrie. Saisir les caractères essentiels des choses, c'est saisir la manière dont elles procèdent rationnel- lement les unes des autres , ou s'engendrent les unes les autres. Mais, pour les êtres vivants dont le natu- raliste s'occupe , la liaison des idées de génération et de classification est encore bien plus palpable, comme l'indique l'étymologie même des mots de genre et A' espèce; la génération {genm) produit des êtres qui ont l'apparence {speries) de ceux qui les ont engen- drés. Tel est le fait saillant, sensible pour tous, sur lequel les logiciens, les philosophes, les naturalistes DE l'ordre rationnel. 73 ont travaillé, tous à leur manière. Ce qu'il y a de bizarre, c'est que les logiciens ont retenu, mieux que les naturalistes, les traces dune étymologie dont le premier coup-d œil jeté sur la >'ature vivante avait fait les frais; car, pour se conformer à letymologie, il fau- drait appeler genre ce que les naturalistes nomment espèce, et espèces les individualités dont en général ils ne s'occupent guère. Il faudrait, comme on le fait encore au barreau par un reste de tradition scolas- tique, appeler du nom d'espèces les cas individuels et particuliers: il faudrait, comme le font les philoso- phes et les moralistes . qualifier de genre humain ce que les naturalistes appellent Fespèce humaine. Sur- tout il ne faudrait pas, à la manière des naturalistes, employer le nom de genre justement quand il s'agit d'une affinité entre espèces, que n'expliquent plus les phénomènes connus de la génération ordinaire. Mais, peu importent après tout les étiquettes de nos idées : l'important est de bien se rendre compte des idées en elles-mêmes, chose difficile; car ordinairement ce qui nous frappe d abord dans les choses n'est pas ce qui les constitue le plus essentiellement , et nous ne par- venons à dégager l'essentiel de l'accessoire que par des comparaisons attentives, quand nous pouvons y parvenir. Par exemple, il n'importe à lessence de la classifi- cation que le nombre des objets classés soit hmité ou inimité de sa nature. Pour un naturahste. les indivi- dus seuls sont en nombre illimité; les espèces, les genres, les ordres, les familles, etc., sont nécessaire- ment en nombre limité: mais, pour un chimiste, les individualités mêmes avec lesquelles il s'agit de for- 74 LIVIŒ 1. — CHAPITRE V. mer le premier groupe générique, sont en nombre limité, et dans l'ordre des classifications géométriques auxquelles nous empruntions tout à 1 heure des exem- ples, il y a absence de limitation dans le nombre des objets classés, à quelque degré qu'on se place dans l'échelle de la classification. Ainsi, non seulement le nombre des surfaces particulières constituant le genre des surfaces cylindriques est illimité, mais il y a aussi un nombre illimité de genres analogues composant l'ordre des surfaces développables , et ainsi de suite. 48. — L'idée de type est tantôt plus générale, tantôt plus circonscrite que les idées de genre ou à^ es- pèce, avec lesquelles elle se rencontre souvent, sans qu'il faille les confondre. L'homme est toujours porté à exprimer ses idées les plus générales et les plus éle- vées à l'aide d'un exemple concret, sensible et fami- lier; la comparaison d'un cachet et de son empreinte est celle qui s'offre ici le plus naturellement, et qui, dans toutes les langues, sert à exprimer l'idée d'un type, par corrélation avec l'idée de ses exemplaires ou de ses épreuves. Les exemplaires se ressemblent entre eux, et cette ressemblance est fondée sur ce que cha- cun d'eux ressemble au type; peut-être môme qu'ils se ressemblent assez, si le procédé de moulage est excellent, pour qu'on ne puisse pas à l'œil nu et de prime abord les distinguer les uns des autres; mais regardez-les à la loupe avec beaucoup de soin, et vous parviendrez à y découvrir quelques différences, sur- tout si vous êtes connaisseur ou expert dans ce genre de recherche. Or, qu'importe qu'il s'agisse d'une empreinte grossière ou d'un moulage plus parfait? La différence n'est que du plus au moins quant aux irré- DE L ORDRE RATIONNEL. 75 gularités ou aux écarts. Eu principe donc il faut ad- mettre qu'aucuns des exemplaires ne se ressemblent parfaitement, quoique tous attestent par leur ressem- blance , tout imparfaite qu'elle est , leur dérivation d'un type commun. Au lieu d obtenir les exemplaires par voie d'em- preinte, on peut les obtenir par voie de copie. Ce qui s'appelait type dans le sens propre s'appellera alors un modèle; mais, philosophiquement, et au degré d'abstraction où nous devons nous placer, rien ne distingue l'idée du modèle de l'idée du type, et aussi ces deux termes s'emploieut-ils indistinctement l'un pour l'autre dans le langage philosophique. Si l'imi- tation de l'artiste comporte moins de précision que les procédés de moulage de l'ouvrier, il y aura d'un exemplaire à l'autre des différences plus faciles à noter; ou n'en conclura pas moins (et c'est là le point capital) que la ressemblance des exemplaires entre eux provient de leur ressemblance à un type ou à un modèle commun. Autres choses sont le coin d'une monnaie et la mon- naie même, la planche du graveur et l'estampe tirée sur la planche, un monument d'architecture et l'épreuve daguerrienne qui le reproduit. Le type ou le modèle n'est donc pas nécessairement congénère avec les exemplaires qui en dérivent , quoique les exemplaires entre lesquels la comparaison s'établit soient pour l'ordinaire congénères entre eux. Pour qui n'aurait que le sens du tact sans celui de la vue, ou le sens de la vue sans celui du tact, l'exemplaire se trouverait être souvent une chose sensible, tandis que le type ou le modèle ne le serait pas; il n'y aurait donc pas la 76 LTVRE l. — CHAPITRE V. moindre absurdité à admettre pour des objets sen- sibles un type ou un modèle qui ne serait pas du nombre des choses sensil)les, et dont la raison conce- vrait l'idée, J)ien qu'il nous fût impossible de nous en former une image. 49. — Des choses peuvent être de même espèce sans qu'il y ait de motifs d'admettre qu'elles dérivent d'un même type : soit qu'il s'agisse d'espèces que nous con- stituons artificiellement, d'après le rapprochement de caractères accidentels , pour le besoin de nos classifi- cations; soit même qu'il s'agisse de choses qui ont entre elles une affinité naturelle ou essentielle. Ainsi, d'une part, des clioses de même espèce peuvent n'a- voir pas entre elles des rapports de la nature de ceux que la dérivation d'un type commun établit enti-e les exemplaires d'un même type; d'autre part, diverses choses peuvent dériver d'un même type sans être pour cela congénères ou de même espèce, comme un ta- bleau, une estampe, une médaille, un camée, un bas- relief. L'idée de type a donc bien, comme nous l'an- noncions, tantôt plus, tantôt moins d'extension que les idées d'espèce ou de genre, qui sont le fondement de toutes les classifications, et il ne faut point les identifier. Mais, de même que l'idée d'un premier groupe générique nous mène à concevoir une hiérarchie de genres ou de groupes d'un ordre supérieur, ainsi l'idée de la procession d'un type à ses exemplaires nous suggère celle d'une hiérarchie de types dérivant immédiatement les uns des autres. Nos divers hôtels de monnaies ont chacun leurs coins qui sont des types par rapport aux espèces frappées dans ces hôtels, et DE l'ordre rationnel. 77 qui sont aussi autant d'exemplaires d'un type primitif et officiel que l'artiste a signé et que le Gouvernement a adopté. Ce type officiel se modifie souvent par le millésime, par le module et par d'autres accessoires, selon l'année de la fabrication et l'espèce de monnaie que les coins doivent servir à frapper : de manière pourtant que l'idée gouvernementale et la pensée de l'artiste, dans ce qu'elles ont de fondamental, se repro- duisent d'un type à l'autre. 50. — Les images qui se peignent dans notre esprit, les idées que chacun de nous se fait des choses, peu- vent être considérées comme autant de copies d'un modèle extérieur, comme autant d'empreintes ou d'exemplaires d'un type qui est la chose même, con- crète ou abstraite, dont nous gardons en nous-mêmes l'image ou l'idée. Et quand nous essayons de les com- muniquer aux autres par le langage, ces empreintes, ces exemplaires deviennent à leur tour comme un type ou un modèle intérieur dont il s'agit de fournir, aussi correctement que possible, une copie ou une épreuve. Par oi^i l'on voit l)ien que la vérité dans les idées et dans l'expression des idées est en général quelque chose qui admet l'approximation, le plus et le moins, non quelque chose de tranché, ainsi qu'on le suppose souvent, comme s'il n'y avait point de mi- lieu entre le vrai et le faux. Et en même temps l'on voit que l'idée, tout en étant la copie vraie ou fidèle de l'objet conçu, n'en est pas nécessairement la repro- duction identique, et peut garder, dans ce qui la con- stitue, quelque chose qui tienne exclusivement à la constitution de l'entendement, comme une estampe qui peut être une excellente copie dun tableau, quoi- 78 LIVRE I. — CHAPITRE V. que privée d'un grand nombre des qualités que le tableau possède, et quoiqu'elle en offre d'autres que le tableau ne possède pas. En considérant que nos idées humaines sont autant d'exemplaires de types extérieurs à l'entendement, de grands philosophes ont été conduits à supposer que ces objets mêmes, extérieurs à l'entendement, pour- raient bien n'être que les exemplaires d'un type supé- rieur qu'ils ont comparé à nos idées (48). Voilà le fondement de la métaphysique platonicienne, qu'il n'entre pas dans notre plan de discuter, pas plus que d'autres théories métaphysiques, restées étrangères à l'interprétation scientifique des phénomènes. Cepen- dant un reflet de cette philosophie se retrouve dans les théories modernes des naturalistes sur les types organiques, et nous reprendrons par la suite, à ce point de vue, l'étude de l'idée de type. Il importait seulement d'en marquer la place ici, parmi les idées générales qu'il faut envisager d'abord dans toute leur généralité et leur abstraction, sauf à tenir compte ultérieurement des notions accessoires qui s'y ratta- chent, à mesure que l'on passe aux applications spé- ciales. DE l'idée de fonction. 79 CHAPITRE VI. DES IDÉES DE FONCTION ET DE VARIABLE INDÉPENDANTE; DE LA MESURE DU TEMPS ET DES PRINCIPES DU CALCUL INFINITÉSIMAL. 51 . — On a vu plus haut par quelle étroite parenté sont unies les idées qui servent de point de départ à la syllogistique, et celles sur lesquelles se fonde la théorie des nombres et des quantités ; on vient de voir comment l'esprit humain est conduit à une logique supérieure qui atteint la raison des choses et distingue l'essentiel de l'accidentel : il faut bien, en vertu de la même affinité primordiale, qu'à cette logique supé- rieure corresponde aussi un étage supérieur dans le système des théories mathématiques; et c'est précisé- ment cet étage supérieur que les travaux des modernes ont concouru depuis deux siècles à édifier. Le mouvement fournit l'exemple le plus simple et l'image la plus sensible de l'idée de variation ou de changement en général. Dans le langage subtil de la dialectique grecque, que quelques écoles modernes ont plus ou moins imité, les termes de mouvement, de moteur, sont pris le plus souvent dans un sens abstrait, pour désigner un changement quelconque ou le principe du changement. Il suit de là, pour le remarquer en passant, que l'esprit humain doit con- stamment tendre à expliquer tout changement par le mouvement, et à supposer des mouvements qui se 80 LIVRE I. — CHAPITRE VI. dérobent à notre perception, partout où nos sens nous apprennent qu'un changement s'est opéré. Cela posé, nous concevons clairement que des mouvements peuvent être indépendants les uns des autres, ou liés au contraire les uns aux autres; et il en est fïénéralement de même des changements d'état, quels qu'ils soient. Or, la liaison n'est pas toujours réciproque. Sur le cadran d'une montre, l'aiguille des minutes entraîne ou conduit l'aiguille des heures, sans que celle-ci conduise l'aiguille des minutes. En d'autres termes, le mouvement de l'aiguille des heures est solidaire de celui de l'aiguille des minutes, tandis que le mouvement de l'aiguille des minutes est indé- pendant de celui de l'aiguille des heures. Ces idées de solidarité et d'indépendance sont d'une continuelle application dans la philosophie mathématique, dans la philosophie naturelle et dans toute philosophie. Pour poursuivre notre exemple, dans d'autres parties de l'engrenage toutes les pièces sont solidaires quant à leurs mouvements; le mouvement de chaque pièce entraîne celui des pièces adjacentes, de manière à nous laisser ignorer celle qui conduit l'autre, si nous ne savons pas où gît la force motrice de tout l'appa- reil, et surtout si nous n'avons même pas l'idée de force motrice. Pourtant, comme nous ne tarderons pas à l'expliquer, et en vertu de principes déjà indi- qués (6), cette absence de l'idée de force ou de cause motrice n'est pas nécessairement un obstacle à ce que l'esprit juge et décide de la pièce qui maîtrise l'autre, du mouvement qui est le principe ou la raison d'un autre mouvement. 52. — Observons maintenant que l'idée de mouve- DE l'idée de fonction. 81 meut, qui conduit à l'idée d'un changement quelcon- que d'état, soumis à la loi de continuité, conduit plus particulièrement, dans l'ordre mathématique, à l'idée d'un changement continu de grandeur. Les géomètres appellent grandeurs variables les choses qui passent successivement par divers états de grandeurs, et ils donnent le nom de fonction à la variable dont les changements de grandeur sont entraînés par ceux d'une autre grandeur variable qui prend alors, au moins dans un sens relatif, la qualification de variable indépendante. Ainsi l'élasticité de la vapeur d'eau, dans un espace saturé de vapeur, est une fonction de la température de cette vapeur; la température d'une source artésienne est une fonction de la profondeur de la nappe qui l'alimente; et ainsi de suite. En général il n'est pas permis d'intervertir les rôles entre les fonctions et les variables dont elles dépen- dent. Car si, par exemple, la tension maximum de la vapeur d'eau, dans un espace saturé, s'élève par suite de l'élévation de température, il serait déraisonnable d'admettre que, réciproquement, la température varie par suite de la variation de la teision de la vapeur. Cette' tension joue donc nécessairement le rôle de fonction et non celui de variable indépendante. Au contraire, dans cet exemple, la température joue le rôle de variable indépendante par rapport à la tension de la vapeur, dont elle entraîne la variation, quoi- qu'elle puisse et doive même être considérée comme une fonction subordonnée dans sa variation à celles d'autres grandeurs variables, dont nous n'avons point à nous occuper ici. 53. — A ce propos, nous compléterons ce que nous T. I. 6 82 LIVUE I. — CIIAIMTUE VI. a\ons dit dans le chapitre III des caractères de l'idée de temps, et d'abord nous devons parler de la mesure du temps. Déjà, à propos des principes de la théorie du mouvement, nous avons eu plusieurs fois l'occa- sion d'employer ces expressions : temps égaux, temps doubles, triples, etc. En effet, nous concevons claire- ment que la durée est en soi une grandeur mesurable, homogène, identique dans toutes ses parties comme l'étendue : de quehjue manière que nous puissions parvenir à la mesurer effectivement. Que s'il s'agit de procéder à cette mesure effective, nous reconnaissons bien vite qu'il y a à cet égard, entre la durée et l'é- tendue, une différence capitale, correspondant à une différence non moins marquée dans la hiérarchie de nos facultés intellectuelles et dans l'ordonnance de nos connaissances scientifiques. La mesure de la longueur ou de l'étendue linéaire, la mesure d'un angle ou d'un arc de cercle, s'opère par superposition, c'est-à-dire par le procédé de mesure le plus immédiat, le plus sensible, et en quelque sorte le plus grossier de tous. A ce procédé élémentaire de mesure , la construction géométrique et le calcul fondé sur une première intuition sensible rattachent, par une suite de définitions et d'identités, toutes les mesures que l'on peut prendre dans l'espace, aussi bien pour les recherches les plus délicates de la science que pour l'application aux besoins les plus vulgaires. Par exemple , on mesurera sur le terrain avec grand soin, en appliquant bout à bout des règles métalliques , en tenant compte des variations de tem- pérature, en armant les yeux de loupes puissantes, une longueur de quelques milliers de mètres, et à DE l'idée de fonction. 83 cette base, comme on l'appelle, on rattachera des triangles dont les angles seront mesurés, au moyen d'un cercle répétiteur, avec une grande précision. De là et d'autres observations astronomiques on déduira successivement par le calcul la longueur d'un arc de méridien terrestre, la longueur du diamètre de la terre, les distances et les dimensions du soleil et des planètes; mais il aura toujours fallu mesurer directe- ment, par superposition, une longueur et des angles. Au contraire, la superposition est inapplicable à la mesure de la durée , et quand on dit que le temps se mesure par le mouvement, sans autre explication, on tombe dans un cercle vicieux : car, si le mouvement n'est pas uniforme , comment pourra-t-il servir à me- surer le temps? Et comment s'assurer qu'il est uni- forme, ou que le mobile décrit des espaces égaux dans des temps égaux, si l'on n'a pas un autre moyen de mesurer le temps, pour comparer les temps aux es- paces décrits? L'objection est la même, soit qu'on emploie une clepsydre, une horloge, ou que l'on con- sulte cette grande horloge construite par la Nature, et dont les astres sont les aiguilles indicatrices. 34. — C'est ici qu'intervient, pour le dénouement de la difficulté, la notion suprême de la raison des choses. Je ne sais pas suivant quelles lois s'écoulent le sable ou l'eau qui sortent de la clepsydre; je puis n'avoir aucune idée des causes physiques de cet écou- lement, de la structure des grains de sable ou des gouttes d'eau; mais j'affirme que, si toutes les cir- constances sont les mêmes, la clepsydre se videra tou- jours dans le même temps, parce qu'il n'y aurait aucune raison pour que l'accomplissement du même 84 LIVRE 1, CHAPITRE VI. phénomène exigeât, tantôt une portion de la durée, tantôt une autre. A la faveur de cette maîtresse idée, je suis (provisoirement au moins, et sauf à contrôler l'hypothèse ({n'ellectivement toutes les circonstances sont les mêmes, connue elles me le paraissent) en possession d'un étalon du temps : car je pourrai cons- tater que tel autre phénomène s'accomplit pendant (pie ma clepsydre se\ide une fois, deux fois, trois fois, et ainsi de suite. Je pourrai donc suivre un autre mobile dans son mouvement, et s'il arrive que des espaces égaux parcourus par le mobile cori-espondent à des temps égaux mesurés avec ma clepsydre , non seulement j'en conclurai que ce mobile est doué d'un mouvement uniforme, mais je m'en servirai pour con- trôler l'hypothèse qu'il n'y a rien de changé dans les conditions de l'écoulement de la clepsydre; car, com- ment admettre que ce mobile, dont le mouvement n'a rien de comnmn avec le renversement de mon sablier, change de vitesse justement quand il le faut, et exacte- ment dans les proportions qu'il faut, pour que les mêmes espaces parcourus par ce mobile correspondent toujours aux durées de l'écoulement du sable, suppo- sées inégales? Ce contrôle pourra être tant de fois répété, dans tant de circonstances différentes, qu'il n'y aura plus moyen d'élever le moindre doute sur la justesse de mon étalon du temps. On raisonnerait de même pour les battements du pendule dont la durée est généralement plus courte, pour les révolutions de l'aiguille de l'horloge dont la durée est généralement plus grande. Les astronomes font sans cesse des comparaisons et des raisonnements semblables; le soleil n'est pas exactement d'accord DE L IDEE DE F()x\f:TIO,\. 8o avec les étoiles; ni les étoiles, ni le soleil ne sont exactement d'accord avec la pendule de l'Observatoire. Qui a tort et qui a raison, de la pendule, du soleil ou des étoiles? Où est le mouvement uniforme, et par suite l'étalon du temps? Ils ne tardent pas à s'aper- cevoir que, plus on met de soin à éviter ce qui pour- rait mettre de l'irrégularité dans la construction de la pendule, et plus elle tend à se mettre d'accord avec les étoiles, tandis qu'on ne peut jamais la mettre d'ac- cord avec le mouvement du soleil, et mille raisons du même genre, que nous ne saurions détailler ici, leur montrent que tout s'explique, que tout s'ordonne avec une régularité parfaite, dans la supposition de la par- faite uniformité du mouvement apparent des étoiles ; qu'ainsi, lors même que l'on n'aurait aucune idée de la cause physique de ce mouvement , on est bien sûr d'avoir, dans la durée du jour sidéral, un excellent étalon du temps. Donc, la mesure de la durée suppose la notion de la raison et de l'ordre des choses, elle requiert l'inter- vention de principes rationnels, parce que (20) l'idée du temps est dans une liaison plus immédiate avec le système des conceptions purement rationnelles ; tandis que, l'idée de l'étendue nous étant donnée par les sens externes, la mesure directe de l'étendue tombe immé- diatement sous les sens, et que la mesure de l'étendue, même indirecte, n'exige que des constructions, des raisonnements, des calculs fondés sur le principe d'i- dentité et sur une assise inférieure de la logique qui n'est pas celle à laquelle nous devons emprunter les principes propres à nous guider dans la détermination d'une mesure du temps. 86 LIVRE I. — CHAPITRE VI. 35. — Le temps, tel que nous le concevons, s'é- coule uniformément et indépendamment de tous les phénomènes qui s'accomplissent dans le temps. Quand nous parcourons une route, l'espace décrit à partir d'un certain point et d'un certain instant est une grandeur qui ne croît pas nécessairement d'une ma- nière uniforme, tandis que le temps écoulé depuis le même instant est une grandeur qui, par son essence, croît toujours uniformément. De là l'idée qu'a eue Newton de comparer le changement, ou, pour em- ployer son langage, l'écoulement {fliixio) de toutes les grandeurs à l'écoulement du temps, et de considérer toutes les grandeurs variables comme des fonctions du temps. Ce n'est point là, comme des esprits éminents l'ont pensé, une comparaison artificielle et arbitraire; elle tient au contraire à l'essence des choses , autant qu'il nous est possible d'en juger. A cette idée se rattache celle de comparer entre elles les vitesses avec lesquelles s'opèrent les change- ments d'état de toutes les grandeurs variables, et no- tamment les vitesses avec lesquelles varient les fonc- tions , quand on suppose que les variables dont elles dépendent varient uniformément, comme le temps. Dans l'application aux phénomènes du mouvement, le mot de vitesse conserve son acception primitive, qid est aussi la plus usitée, quoique son acception exten- sive, dans l'application à d'autres phénomènes, s'offre si naturellement à l'esprit , qu'elle se retrouve dans le langage le plus familier. On dit d'une étoffe qu'elle s'use vite, et d'une autre qu'elle s'use lentement. Pour prendre un exemple moins vulgaire, on conçoit que» lorsqu'un corps échauffé se refroidit, la température DE l'idée de fonction. 87 de la surface est une grandeur qui varie avec le temps, et qui même, eu général, ne doit pas varier unifor- mément, le refroidissement étant dahord plus rapide, et allant ensuite en se ralentissant, de manière que des pertes égales de température ne correspondent pas à des temps égaux. On se fait de la vitesse variable du refroidissement une idée aussi directe et aussi claire que de la vitesse variable d'un mobile. Cette vitesse de refroidissement, tout comme celle du mobile (34i, peut varier sans cesse d'une manière continue. Elle sera, par exemple, de cent degrés dans une heure; mais elle aura pu être de dix degrés dans la première minute, et n'être plus qued'une très petite fraction de degré dans la soixantième minute qui ter- mine riieure. Pour définir cette vitesse en chaque instant précis, il faudra fractionner le temps, à partir de cet instant, en intervalles de plus en plus petits, comme nous l'avons expliqué ci-dessus; et la limite dont s approche de plus en plus le rapport entre la perte de température et l'intervalle de temps, à mesure que l'on resserre cet intervalle, est l'expression rigou- reuse de la vitesse du refroidissement à l'instant que l'on considère. 56. — Les géomètres ont une autre manière d'expri- mer la même chose, en disant que la vitesse de refroi- dissement a pour mesure le rapport entre la perte de température et l'intervalle de temps, quand ces deux grandeurs deviennent infini ment petites (22*. Or (et c'est là le point qui intéresse particulièrement la phi- losophie), on aurait tort de ne voir dans cette seconde manière de s'exprimer qu'une abréviation convenue, une forme de langage, apparemment plus commode 88 LIVRK I. r.HAPiTRE VI. puisqu'elle est plus usitée. Elle n'est effectivement plus commode que parce qu'elle est l'expression na- turelle du mode de génération ou d'extinction des grandeurs qui croissent ou décroissent par éléments plus petits que toute grandeur finie. Ainsi, quand un corps se refroidit, le rapport entre les variations élé- mentaires de la chaleur et du temps est la vraie raison du rapport qui s'établit entre les variations de ces mêmes grandeurs quand elles ont acquis des valeurs finies. Ce dernier rapport, il est vrai, est le seid qui puisse tomber directement sous notre observation , et lorsque nous définissons le premier par le second en faisant intervenir la notion de limite , nous nous con- formons aux conditions de notre logique humaine: mais, une fois en possession de l'idée du premier rapport, nous nous conformons h la nature des choses en en faisant le principe d'explication de la valeur que l'observation assigne au second rapport. C'est pour cette raison que la notation des quantités infinité- simales, imaginée par Leibnitz, constitue une inven- tion capitale qui a si prodigieusement accru la puis- sance de l'instrument mathématique et le champ de ses applications à la philosophie naturelle *. 1 On peut voir sur ce sujet notre Traité élémentaire de la théorie des fonctions et du calcul infinitésimal , particulièrement les chapi- tres Hl et IV du livre I. DE LA PROBABILITÉ . 89 CHAPITRE VII. DES IDÉES DE HASARD ET DE PROBABILITÉ, ET DE LEURS APPLICATIONS LO- GIQUES ET MATHÉMATIQUES. — DE L'ARRANGEMENT SYNOPTIQUE DES IDÉES QUI TIENNENT A L'ORDRE ET A LA FORME. o7. — ?sous avons déjà eu l'occasion (36) de poser la distinction entre les mouvements absolus et les mouvements relatifs. Gomme il n'y a pas de points de repère de la fixité desquels nous puissions être sûrs, il est vrai de dire que tous les mouvements que nous qualifions d'absolus ne le sont que par comparaison. D'ailleurs, il en est de la distinction entre les mouve- ments apparents et les mouvements réels comme de la distinction entre les mouvements relatifs et les mou- vements absolus, soit que la difîérence entre l'appa- rence et la réalité tienne au mouvement dont l'obser- vateur est lui-même animé (exemple, la rotation diurne de la voûte céleste), soit qu'elle tienne au mode de perception du mouvement par l'observateur, comme lorsqu'un point lumineux qui décrit effectivement un cercle dans l'espace, nous semble décrire la courbe ovale que l'on nomme ellipse, parce que nous ne voyons le cercle que dans une sorte de perspective ou de projection, sans pouvoir immédiatement juger de la distance du point lumineux à notre œil. Le premier problème qui se présente en philoso- phie naturelle consiste à démêler les mouvements relatifs ou apparents, et ceux que (par comparaison 90 ' LIVREI. — CHAPITRE Vil. du moins) nous pouvons qualifier d'absolus ou de réels, et ;i choisir convenablement, d'après les sugges- tions du bon sens et les décisions de la raison, entre toutes les hypothèses que l'on peut faire sur les mou- vements réels ou absolus qui produisent les mouve- ments apparents ou relatifs que l'on observe. C'est ici qu'intervient nécessairement {comme nous l'avons abondamment prouvé dans d'autres ouvrages) l'idée de la simplicité des lois, et par conséquent l'idée même de loi, si naturellement connexe (il) à l'idée de mouvement. Par exemple, notre intelligence est frappée de la simplicité avec laquelle les lois des mouvements réels des corps célestes, telles que Copernic les pose, expli- quent les apparences de la station et de la rétrograda- tion des planètes , et elle n'hésite pas à préférer ces lois si simples aux lois si compliquées données par l'auteur de l'Almageste. Imaginons encore que l'on observe simultanément le mouvement d'un corps opa- que qui décrit uniformément un cercle parfait, et le mouvement de l'ombre qu'il projette sur un corps voisin, à surface irrégulière : aurait-on besoin de palper le corps et l'ombre pour s'assurer que c'est bien le mouvement du corps qui entraîne celui de l'ombre (51), et non le mouvement de l'ombre qui entraîne celui du corps? Ne suffirait-il pas, au contraire, de considérer combien la loi du premier mouvement paraît simple, combien l'autre mouvement est com- pliqué (eu égard à la forme de la courbe et à la vitesse variable avec laquelle les différentes portions de cette courbe sont décrites), et de songer combien il est peu naturel de chercher dans un phénomène si compliqué DK LA l'ROBABILlTÉ. 91 la raison d uue loi que signale une simplicité si grande? C'est, en effet, un principe de la raison humaine sans lequel aucune critique, et par suite presque au- cune science ne serait possible, que de chercher dans le simple l'explication ou la raison du compliqué. Voilà tel système d'apparences que l'on peutexpHquer par telle hypothèse très simple sur les mouvements réels, si simple que nous n'hésitons pas à l'admettre. Pourquoi cela? C'est que le mouvement réel, quel qu'il soit, est certainement le principe ou la raison des apparences observées, et que nous concevons très bien que la simplicité soit le caractère essentiel des principes des choses, ou des choses les plus rappro- chées de leurs premiers principes, tandis que, si l'hy- pothèse est fausse, si le principe des apparences observées doit se chercher aiMeurs, c'est donc acci- dentellement, sans raison tirée de l'essence de la chose, ou en d'autres termes par hasard, que s'offre à notre pensée une combinaison ayaut ce carac- tère de simplicité remarquable, et qui par là simule un principe. Nous rejetons cette seconde alternative comme n'étant pas probable, et elle peut être en effet si improbable que nulle personne sensée n'hésitera à la rejeter avec nous (6). 08. — Une fois en possession de ce principe de distinction entre les mouvements absolus et les mou- vements relatifs , entre les mouvements réels et les mouvements apparents, l'esprit humain a la clef de toute critique philosophique, car une pareille distinc- tion est le schème ou l'exemple frappant sur lequel nous sommes fondés à modelei- l'idée que nous dcAons 92 LIVRE I. — (.HAIMTRE Vif. nous faire de la distinction entre l'apparence et la réalité, entre le relatif et l'absolu en toutes choses. Les principes de distinction, d'analyse et de jug-ement sont exactement les mêmes. Nous concevons un espace absolu ; mais dans cet espace nous manquons de points de repère absolument fixes, ou de la fixité desquels nous soyons absolument sûrs, et par conséquent nous ne pouvons affirmer d'aucun mouvement qu'il est absolu , quoique , par rapport au système des points de repère, nous distinguions très bien des mouvements absolus d'avec des mouvements relatifs. De même, nous concevons une réalité al)solue, mais il ne nous est pas donné d'y atteindre, ou pour le moins nous ne sommes pas autorisés à affirmer que nous y attei- gnions jamais. Toutefois nous pouvons pénétrer de plus en plus dans le fond de réalité des phénomènes, en le dégageant de plus en plus de ce qui tient uni- quement à notre manière de les percevoir, et en oppo- sant le phénomène, ou la réalité relative, à la simple apparence, qui prend le nom A' illusion, quand nous lui attribuons à tort une réalité qu'elle n'a pas '. 59. — Toutes ces idées que nous venons de rappe- ler, à savoir les idées de raison et de loi, d'essence et d'accident, de simplicité et de complexité, ne sont encore que les idées d'ordre, de combinaison et de forme, présentées sous divers aspects, ou, si l'on trouve plus commode de les distinguer, il faut dire qu'elles appartiennent au même groupe et s'attirent l'une l'autre. Mais nous avons en outre employé les termes de hamrd et de jugement probable ou de pro- ' 'Eiuii , chap. i, passim. DE I^\ PROBABILITÉ. 93 babilitê; ce sont ceux-ci dont il s'agit maintenant d eclaircir et de préciser la signification. Supposons que je veuille déterminer le poids d'une pierre qui me tombe sous la main , et que je n'aie d'abord à ma disposition que des kilogrammes. Tout ce que je pourrai faire, ce sera de constater avec la balance que le poids de la pierre est compris entre trois kilogrammes et quatre kilogrammes; j'écrirai quelque part le chiffre 3 pour me rappeler qu'il entre dans le poids de la pierre 3 kilogrammes, plus une portion de kilogramme. Je me procure des hectogrammes, et je suis en état de déterminer de même combien il entre d'hecto- grammes dans la portion de kilogramme dont il s'agit : j'obtiendrai ainsi un chiffre 3, que j'écrirai à la droite du chiffre 3 trouvé d'abord. Mais, sans avoir besoin de faire cette nouvelle pesée, je suis bien certain à l'avance qu'il n'existe aucune liaison nécessaire entre le chiffre déjà trouvé et celui que je vais obtenir, car, quelle liaison peut-il y avoir entre les causes qui ont donné à ce fragment de roche le poids qu'il a au mo- ment où je le pèse, et les raisons qui ont suggéré au législateur français l'idée de prendre le kilogramme pour unité de poids, et de le subdiviser suivant la pro- gression décimale? Je ne m'attendrai donc pas à trou- ver pour le chiffre des hectogrammes tel des dix chiffres de notre numération décimale plutôt que tel autre. Si j'obtiens une seconde fois le chiffre 3, ce qui semblera donner à la combinaison plus de singu- larité, la rencontre n'en sera pas moins accidentelle et fortuite; elle arrivera, comme on dit, par hasard, d'oti cette conséquence que l'idée de hasard est l'idée 94 LIVRE I. — CHAPITRE VII. d'une rencontre entre des faits rationnellement indé- pendants les uns des autres, rencontre qui n'est elle- même qu'un pur fait, auquel on ne peut assigner de loi ni de raison. Après avoir déterminé le chiffre des hectogrammes, je pourrai déterminer de même le chiffre des déca- grammes, et si je suis habile expérimentateur, si j'ai d'excellentes balances, je pourrai pousser ainsi jus- qu'aux milligrammes, et je trouverai de la sorte une série de sept chiffres , oii je ne dois m'attendre h ren- contrer aucune régularité. Si quelque apparence de régularité se présente, c'est que les combinaisons régulières figurent comme les autres parmi les com- binaisons possibles, et qu'elles doivent se présenter comme les autres ', quoiqu'il y ait, je ne dis pas une ccmse (qu'on le remarque bien), mais une raison pour qu'elles se présentent plus rarement, c'est qu'elles sont plus rares ou en moindre nombre. Admettons que je trouve sept fois de suite le nombre 3 : ce sera le cas de la plus grande régularité possible; il n'y a que 10 combinaisons ou chances sur 604 800, ou une sur GO 480 qui offrent ce caractère de con- stance et de régularité poussée à l'extrême. C'est comme si j'amenais un caractère fixé à l'avance en prenant au hasard dans une urne qui renfermerait 60 480 carac- tères différents (ci peu près, nous dit-on, le nombre des caractères de l'écriture chinoise). Je trouverai donc le cas fort singulier, mais je ne l'en réputerai pas moins fortuit, parce que, encore une fois, ma * (( Ecn oÈ Toyro àxô;, wSTTsp AyiScov \iyn' saôç yàp yîvcoÔai TroXXà ' xai Trafà xh àxéç. » (Aristot. ^oet. cap. XVIII.) DK L.\ PROBABILITÉ. 9o raison coiicoit très bien qu'il n'y a rien de commnn entre le poids de cette pierre brute et la fixation légale de l'étalon des poids, ainsi que de l'échelle de subdi- vision. 60. — Que s'il s'agissait, non plus de la pierre brute contre laquelle mon pied s'est heurté, mais d'un cer- tain volume de mercure contenu dans un vase qui me tombe sous la main, je tirerais de la singularité obser- vée une conclusion toute autre. L'arithmétique m'ap- prendrait que la fraction -^, quand on la convertit en décimales (41), donne la fraction décimale pério- dique 0,3333333 ; j'en conclurais que j'ai affaire au tiers de dix kilo- grammes de mercure, et qu'apparemment un physi- cien, après avoir pesé avec beaucoup de soin dix kilo- grammes de mercure, en a fait trois parts égales, en vue de quelques expériences comparatives , et que je suis tombé sur une des parts mises en réserve. J'aper- çois ainsi une liaison possible, probable, entre l'unité légale des poids et le poids que j'ai à déterminer, et je n'hésite pas à préférer cette explication rationnelle, quoique non catégoriquement démontrée, à l'explica- tion par cas fortuit ou par hasard. La lune met à tourner autour de son axe le même temps qu'elle emploie à circuler autour de la terre (39); cette coïncidence frappe les astronomes, et comme leur raison se refuse à la réputer fortuite, ils en concluent que ces deux mouvements de notre satel- lite ne sont pas des phénomènes indépendants l'un de l'autre. Les géomètres, enfin, parviennent à assigner. 96 LIVUK I. CHAPITRE YII. non pas la cause physique (laquelle, remarquons-le soigneusement, nous est encore absolument incon- nue), mais la raison mathématique de cette dépen- dance et de cette coïncidence. Au contraire, le mouvement de rotation de la terre autour de son axe, son mouvement de circulation au- tour du soleil sont deux phénomènes indépendants l'un de l'autre; et aussi arrive-t-il que lorsqu'on veut évaluer la durée de l'année solaire en prenant pour unité la durée du jour sidéral, on tombe sur une frac- tion qui ne peut jamais être qu'approchée, et dont les chiffres se succèdent sans offrir de trace de régularité. C'est comme lorsque je veux évaluer en kilogrammes et en fractions décimales de kitogramme le poids de l'éclat de roche que je rencontre sur mon chemin. 61 . — Dans l'un et l'autre cas, de même que toutes les fois qu'il s'agit de mesures à prendre, l'imperfec- tion de nos sens et de nos instruments pose nécessai- rement une limite à l'approximation que nous pou- vons atteindre, et réduit même à un fort petit nombre, par exemple à six ou à sept, celui des chiffres déci- maux successivement obtenus. Il en résulte que nous pouvons à la rigueur être déçus par les apparences de régularité, même les plus grandes, faute d'être h même de prolonger la série autant qu'il le faudrait pour amener la disparition d'une régularité apparente et purement fortuite. Il est beaucoup question dans la haute arithmétique d'un nombre que l'on appelle /a base des logarithmes naturels ou népériens, et dont l'évaluation en décimales donne lieu à la série 2,7182818284 DE LA PROBABILITÉ. 97 Si l'on n'avait calculé que les neuf premiers chiffres de la partie décimale, le retour accidentel de quatre chiffres dans le même ordre aurait porté à croire que l'on a affaire à une fraction décimale périodique, con- clusion démontrée fausse par la théorie, et qui se trouve renversée par le fait, pourvu seulement que l'on calcule un chiffre de plus. On peut faire tant de rapprochements différents entre des chiffres, même en petit nombre, qu'on finit presque toujours par découvrir quelque rapprochement singulier et pure- ment accidentel, qui devient le fondement de ce qu'on nomme une règle mnémonique. Ainsi, pour retenir les nombres 355 et 1 13, dont le rapporta été indiqué par Metius comme représentant , avec une approximation très grande , celui de la circonférence d'un cercle à son diamètre, on écrit ces deux nombres bout à bout, en commençant par le plus petit, 1 13,355, et la règle mnémonique consiste en ce que cette courte série de six chiffres se compose des trois premiers nombres impairs, écrits dans leur ordre de grandeur, et répétés chacun deux fois. C'est un de ces purs hasards, auxquels s'applique la remarque d'Aristote ou d'Agathon transcrite plus haut. Pour faire éva- nouir toutes les fausses inductions qu'on pourrait tirer de rencontres de ce genre, et découvrir les lois véri- tables qui régissent, même le hasard, il faut consi- dérer une série dont tous les termes soient rigoureu- sement déterminés, et qui n'ait d autres limites que celles qu'y apporte la lassitude du calculateur. Déjà nous avons considéré au n° 41 une série de ce genre, r. 7. 7 98 LIVRE I. — CHAPITRE VII. celle précisément qui donne en fractions décimales le rapport de la circonférence d'un cercle à son dia- mètre : 3,1il592653o8979:i2384626i338327950 Voilà 32 chiffres décimaux consécutifs; on en a calculé des centaines; on pourrait se passer la fan- taisie d'en calculer des milliers ; et chaque chiffre de la série , si reculé qu'en soit le rang, doit être conçu comme ayant actuellement , comme ayant eu de tout temps une \aleur rigoureusement déterminée, quoi- que nous ne la connaissions pas et que nous n'ayons même aucun intérêt à la connaître. Mais, soit qu'il s'agisse de chiffres connus ou inconnus, nous sommes sûrs de pouvoir étudier et appliquer sur ce modèle tous les caractères qui tiennent à la nature du hasard ou de la succession fortuite. Par exemple, nous trouvons que dans la série des 32 chiffres décimaux il y a un chiffre (le zéro), qui ne paraît (\v\ime fois; deux chiffres (1 et 7) qui figurent. . deux fois; trois chiffres (4, 6 et 8) qui figurent, trois fois; û^eWcZ' chiffres (2 et 9) qui figurent. . quatre fois; î//i chiffre (le 3), qui figure six fois. Tous ces résultats sont fortuits, irréguliers, et pour- tant il y perce déjà un germe de régularité : car, si tous les chiffres qui ont même chance d'apparition apparaissaient effectivement avec la même fréquence, chaque chiffre apparaîtrait une fois sur dix, ou trois fois sur trente, et nous observons effectivement qu'il y a plus de chiffres qui figurent trois fois que de chiffres qui figurent deux ou quatre fois, et plus en- DE LA PROBABILITÉ. 99 core qu'il n'y en a qui figurent moins de deux fois ou plus de quatre fois. Si la série était prolongée beau- coup plus loin, les résultats seraient bien plus nets. Les différences entre les nombres d'apparition, d'un chiffre à l'autre, auraient sans doute des valeurs abso- lues beaucoup plus grandes que celles ci-dessus, mais leurs valeurs relatives au nombre total des apparitions iraient en diminuant indéfiniment, et il viendrait un moment où le nombre des apparitions de chaque chiffre serait sensiblement la dixième partie du nombre total des chiffres calculés. Il y a autant de chiffres impairs que de chiffres pairs (le zéro étant compris dans les chiffres pairs, eu égard à son rang), tandis que nous trouvons sur notre exemple qu'il y a dix-huit apparitions de chiffres im- pairs (deux de plus que la moitié), et seulement qua- torze apparitions de chiffres pairs (deux de moins que la moitié. Mais, si Ion opérait successivement sur des centaines , des milliers , des myriades de chiffres dans la série suffisamment prolongée, on trouverait que le rapport du nombre des chiffres pairs au nombre total des chiffres calculés approche de plus en plus d'être égal à la fraction -, et n'en diffère en fin de compte que par des fractions d'une extrême petitesse. La somme des dix chiffres de notre numération décimale vaut 45, et la moyenne quatre et demi. Si donc les dix chiffres étaient répartis dans la série en proportions égales, ou seulement si les irrégularités de même sens portaient aussi fréquemment sur les chiffres forts que sur les chiffres faibles , la moyenne des valeurs de tous les chiffres de la série serait encore quatre et demi. Nos 32 chiffres nous donnent pour 100 LIVRE 1. — CHAPITRE VII. moyenne quatre trois quarts, ce qui est un peu trop fort; mais la différence irait en s'atténuant indéfini- ment quand on embrasserait de très grands nombres, ainsi qu'on vient de l'expliquer. 62. — Nous venons de prendre un exemple dans le monde des choses intelligibles, dans l'ordre des faits purement mathématiques, et partant nécessaires, pour que l'on reconnût mieux que ces raisons mathé- matiques, qui introduisent l'ordre dans le désordre même, et qui sont l'objet de la théorie mathématique des chances et des probabilités, n'impliquent pas la notion de cause physique, ne s'appliquent pas uni- quement aux faits que nous réputons aléatoires ou contingents, ne sont pas, comme on l'a dit, relatives à notre condition humaine, mélangée de science et d'ignorance, et subsisteraient encore aux yeux d'une intelligence supérieure qui lirait dans l'enchaînement des causes et des effets les plus compliqués, comme nous lisons dans les formules mathématiques que nous avons construites ou découvertes par nos propres forces '. Lorsque nous tirons dans une urne des billets de loterie dont chacun porte un numéro, l'extraction de chaque billet est déterminée par des causes physiques, comme l'avènement successif de chaque chiffre du rapport de la circonférence au diamètre est déterminé par des formules et des raisons mathématiques. Nous ^ Voyez, pour tout le développement des idées que nous ne pou- vons indiquer ici que de la manière la plus succincte, notre Expo- sition élémentaire de la théorie des chances et des probabilités, et V Essai sur les Fondements de nos connaissances, en particulier les chap. III e^ IV. DE LA PROBABILITE. 101 connaissons ces raisons mathématiques, et nous serions hors d'état d'assigner les causes physiques qui déter- minent l'extraction de chaque hillet ; mais qu'importe ? La succession n'en a pas moins, dans l'un et l'autre cas, tous les caractères de la succession fortuite. Elle conserverait les mêmes caractères pour une intelli- gence capable d'assigner les causes physiques qui nous échappent et de prévoir les faits particuliers qui se dérobent à nos prévisions. Et les caractères de la suc- cession fortuite tiendraient, pour cette intelligence supérieure aussi bien que pour nous, à ce qu'il n'y a nulle solidarité, nulle dépendance rationnelle, d'une part entre l'échelle de la numération décimale et la grandeur qu'il s'agit de mesurer, d'autre part entre les causes physiques qui déterminent l'extraction d'un billet et le numéro inscrit à l'avance sur ce billet. 63. — De là l'importance de la branche de la syn- tactique que l'on connaît sous le nom de calcul des probabilités. Les applications de ce calcul n'ont pas seulement, ni même principalement pour objet des jeux frivoles , comme beaucoup de gens le croient encore, parce qu'en effet c'est à l'occasion de jeux frivoles qu'on en a d'abord articulé les premiers prin- cipes; elles se présentent sans cesse à propos de la succession des phénomènes naturels et du cours des événements , oi^i il faut faire la part des influences ré- gulières et constantes et des irrégularités fortuites, tenant au concours d'influences diverses , indépen- dantes les unes des autres. Or, lorsqu'il s'agit, non plus de jeux conventionnels , mais du cours des évé- nements naturels, oi^i mille circonstances, raille in- fluences diverses, indépendantes les unes des autres, / . .L^, i 102 LWM: I. — CHAPITRE VII. se combinent sans cesse entre elles, d'une multitude de manières différentes, on se trouve précisément dans les conditions de répétition indéfinie dont nous par- lions tout à l'heure à propos du prolongement indéfini que notre série comportait. Certains résultats géné- raux et moyens ne tardent pas à se manifester à travers les écarts fortuits qui se compensent les uns les autres, par la seule puissance des nombres et les lois mathé- matiques des combinaisons. On arrive ainsi à déter- miner à très peu près, par l'observation même, le nombre qui mesure \d^ probabilité mathématique, ou la jmssibilité, ou mieux encore la facilité de chaque évé- nement à la production duquel le hasard a part, pro- babilité qui n'est autre chose que le rapport du nombre des chances ou des combinaisons qui doivent l'amener, au nombre total des chances ou des combi- naisons possibles; et qui se réfère, non à un point de vue de notre esprit, à l'étendue ou à la restriction de nos connaissances, mais au fond des choses et à la nature de leurs rapports, indépendamment de la con- naissance que nous en avons. 64. — Enfin, à côté de la notion de la probabilité mathématique qui s'évalue en nombre et se détermine empiriquement à l'aide de relevés numériques, tels que ceux dont les recueils de statistique sont remplis, il y a, par suite de l'alliance constante entre les prin- cipes mathématiques et les principes logiques ou pu- rement rationnels, alliance que nous nous attachons surtout à mettre en relief, une autre probabilité que les chiffres n'expriment pas, et qui pourtant intervient dans la plupart des jugements que nous portons. Cette probabilité que nous qualifions de philosophique, et DE LA PROBABILITÉ. 103 qui, daus certaines applications particulières, prend les noms ^analogie et à' induction, tient à la fois à la notion du hasard et au sentiment de l'ordre et de la simplicité des lois qui l'expriment (57). Mais, d'autre part, la probabilité philosophique diffère essentielle- ment de la probabilité mathématique, en ce qu'elle n'est pas réductible en nombres, non point à cause de l'imperfection actuelle de nos connaissances dans la science des nombres, mais en soi et par sa nature propre. Il n'y a lieu, ni de nombrer les lois possibles, ni de les échelonner comme des grandeurs, par rap- port à cette propriété de forme qui constitue leur degré de simplicité, et qui donne, dans des degrés divers, à nos conceptions théoriques l'unité, la symé- trie, l'élégance et la beauté. Autant vaudrait deman- der combien il y a de formes simples que les corps puissent revêtir, et si la forme d'un cylindre est plus simple ou moins simple que celle d'un cube ou d'une sphère. 65. — En général, une théorie scientifique quel- conque, imaginée pour relier un certain nombre de faits donnés par l'observation, peut être assimilée à la courbe que l'on trace d'après une loi géométrique, en s'imposant la condition de la faire passer par un cer- tain nombre de points donnés d'avance. Le jugement que la raison porte sur la valeur intrinsèque de cette théorie est un jugement probable, une induction dont la probabilité tient d'une part à la simplicité de la formule théorique, d'autre part au nombre des faits ou des groupes de faits qu'elle relie, le même groupe devant comprendre tous les faits qui s'expliquent déjà les uns par les autres, indépendamment de l'hypothèse 104 LIVRK 1. — CHAPITRE VIT. théorique. S'il faut compliquer la formule, à mesure que de nouveaux faits se révèlent à l'observation, elle devient de moins en moins probable en tant que loi de la Nature : ce n'est bientôt plus qu'un échaffaudage artificiel qui croule enfin lorsque, par un siircroît de complication, elle perd même l'utilité d'un système artificiel, celle d'aider le travail de la pensée et de diriger les recherches. Si au contraire les faits acquis à l'observation postérieurement à la construction de l'hypothèse sont reliés par elle aussi bien que les faits qui ont servi à la construire, si surtout des faits pré- vus comme conséquences de l'hypothèse reçoivent des observations postérieures une confirmation éclatante, la probabilité de l'hypothèse peut aller jusqu'à ne lais- ser aucune place au doute dans un esprit éclairé. 66. — Cet accord soutenu n'emporte cependant pas une démonstration formelle comme celles qui ser- vent à établir les vérités géométriques, ou comme la preuve qui s'attache à ces syllogismes rebattus, dont retentissaient les écoles aristotéliciennes. Tandis que la certitude acquise par la voie de la démonstration logique est fixe et absolue, n'admettant pas de nuances ni de degrés, cet autre jugement de la raison, qui produit sous de certaines conditions une certitude ou une conviction inébranlable, dans d'autres cas ne mène qu'à des probabilités qui vont en s'affaiblissant par nuances indiscernables, et qui n'agissent pas de la même manière sur tous les esprits. 67. — Nous venons de passer rapidement en revue, dans ces premiers chapitres, tout un groupe ou toute une famille d'idées fondamentales, ayant entre elles des rapports intimes, s'appelant ou se suscitant les DE LA PROBABILITE. 105 unes les autres, possédant des caractères communs et intervenant de la même manière dans l'économie de tout le système de nos connaissances, mais pouvant aussi se suffire à elles-mêmes, et suffire à la construc- tion de théories scientifiques dont les mathématiques nous offrent le type le plus parfait. Il ne sera pas inu- tile de montrer, par le tableau synoptique suivant, comment on peut résumer ou exprimer d'une manière concise les rapports dont il s'agit, tels qu'ils ressor- tent de toutes les expUcations qui précèdent. L'ORDRE ET LA FORME. ORDRE PUREMENT INTELLIGIBLE. ORDRE PHENOMENAL. SCIEN'CES LOGIQUES. Idéesdegenreetd'espèce Classification. (Syllogistique.) Combinaison (Syntactique.) SCIB:«CES MATHEMATIQUES. Idées de nombre, de rapport, de grandeur et de quan- tité, de mesure. (Théorie des nombres. — Arithmétique propre- ment dite. — Analyse algébrique, ou théorie des quantités en géné- ral.) Idées de temps et d'es- pace. (Géométrie pure.) (Cinématique, ou théorie| géométrique des mou vements.) Idées de la raison des choses, de la loi et de l'enchaînement ration- nel, de l'essentiel et de l'accidentel. (Logique supérieure.) Classification rationnelle. Idée de type. Idées de la variation des grandeurs, des varia- bles indépendantes et des fonctions qui en dé- pendent. (Théorie des fonctions, analyse infinitésimale.) Mesure du temps. (Applications de la théorie des fonctions et de l'a-, nalyse infinitésimale à. la géométrie et à la ci- nématique.) Idée de hasard ou de com- binaison fortuite. Probabilité philosophi- que, critique, analogie, induction. Idée de chance. Probabilité mathémati- que. (Calcul des probabilités.) Applications à la distinc tion des mouvements' absolus et relatifs, réels et apparents. lOG LIVRE 1. — CHAPITRE Vil. Cette table est de celles que l'on appelle à double entrée^ : elle exprime au moyeu d'une double dispo- sition, par étages ou tranches horizontales et par colonnes verticales, des rapports dont on ne pourrait pas avoir aussi commodément l'intuition, par une disposition en série linéaire, ou à simple entrée. La distinction en trois étages séparés par des lignes ponctuées et non pleines, afin d'indiquer que l'on n'exclut pas la transition insensible d'un étage à l'autre, est suffisamment justifiée par tout ce qui pré- cède, et par la division même de notre texte en cha- pitres qui y correspondent. La disposition des têtes de colonnes a pour but de marquer ce qu'il y a de singulier dans les relations de la colonne médiane avec les deux colonnes laté- rales. Car, d'une part l'arithmétique et la géométrie, les sciences de calcul et celles qui ont pour objet la contemplation des formes de l'étendue, composent un groupe trop naturel pour qu'on ne les ait pas de tout temps associées sous le nom collectif de mathémati- ques. D'autre part, l'embranchement des mathémati- ques, dont les idées de nombre et de rapport numé- rique sont la souche, et qui constitue la partie purement abstraite et intelligible des sciences mathé- matiques, a des connexions non moins naturelles avec la logique pure, en tant que celle-ci se rattache aux idées-mères de classification et de combinaison. Cet ordre purement intelligible, oii nous voyons les idées logiques et mathématiques en corrélation soutenue, d'un bout de la série à l'autre, contraste évidemment ' Esswi , chap. XVI et XXll. DE LA PROBABILITÉ. 107 avec toute la partie des spéculations mathématiques qui se fonde sur l'intuition des formes de l'espace et du temps, conditions sensibles de la manifestation de tous les phénomènes. Quant au degré d'abstraction et de généralité, ce second embranchement des mathé- matiques est subordonné au premier, comme il l'est aux idées générales de la logique; et d'un autre côté, la contemplation des formes de l'espace et du temps nous est nécessaire, par notre constitution psycholo- gique, pour peindre à l'imagination aussi bien les idées générales de la logique, que celles qui se réfèrent à la science des nombres et des grandeurs abstraites. 68. — Malgré la sobriété de nos développements, nous croyons avoir mis dans le plus grand jour les raisons essentielles de toutes ces connexions, d'une si grande importance pour qui veut se rendre compte de l'économie de nos idées et de l'ordre de nos con- naissances. Nous irons jusqu'à dire que ces raisons n'avaient pas encore été expliquées comme elles doi- vent l'être, sondées comme elles méritent de l'être. Leibnitz lui-même, le grand Leibnitz, cet aigle de la philosophie, ce géomètre créateur, a méconnu le vrai principe de l'intime alliance des mathématiques et de la philosophie, quand il a avancé que les unes relè- vent du principe A' identité et l'autre du principe de la raison des choses, ou, pour parler sa langue, du prin- cipe de la raison suffisante. L'un et l'autre principe trouvent leur application en mathématiques comme en philosophie*, et ni la raison des différences, ni celle des analogies ne sont là. Elles se trouvent à la * Essai , chap. II, in fine. i08 LIVRE I. — CHAPITRE Vil. racine même des deux ordres d'idées, dans deux idées premières, intimement connexes, ou plutôt qui ne sont que deux faces de la même idée (8) . Il en est de même au commencement de toute génération, de tout développement organique; et ainsi se justifie la pen- sée que nous avons prise pour devise d'un autre ou- vrage * : Sophiœ germana Mathesis ' .2 * Traité élémentaire de la Théorie des fonctions et du calcul infi- nitésimal. '^Anti-Lucret., lih. IV, v. 1088. I d'une hypothèse sur la réduction des idées. 109 CHAPITRE VIII W. CE QUE DEVIENDRAIENT LES SCIENCES ET LA PHILOSOPHIE, SI LES IDÉES AUXQUELLES ELLES SE RÉFÈRENT DANS LEURS EXPLICATIONS SE RÉDUI- SAIENT A CELLES DONT IL EST QUESTION DANS CE PREMIER LIVRE. 69. — Nous avons tâché dans un précédent ou- vrage* d'apprécier la valeur et le rôle de chaque sens en particulier, considéré comme une source de con- naissance, et pour cela nous nous sommes, k l'exem- ple de beaucoup d'autres, permis la fiction (roma- nesque, si l'on veut) d'un être intellectuellement organisé comme nous le sommes, chez qui l'on aboli- rait d'abord tout le système de sens, pour les lui rendre ensuite partiellement et successivement. Mais, à la difTérence de nos devanciers, nous avons pensé que la meilleure manière de nous rendre compte de la portée de telles suppressions et de telles restitu- tions, était de considérer la connaissance humaine, plutôt à l'état de théorie scientifique qu'à l'état, rudimen taire en quelque sorte, oii elle reste chez la plupart des hommes et dans les conditions de la vie commune. Et en effet, nous croyons être parvenu à mettre de cette manière en pleine évidence des faits qui ne sont pas indignes de l'attention des philo- sophes. Ici nous voudrions procéder de même, en faisant ^ Essai , chap. VII. 110 LIVRE I. — CHAPITRE VI II. porter l'analyse et l'artifice des suppressions et des restitutions, non plus sur les organes des sens, mais sur les idées ou les notions fondamentales à l'aide desquelles l'intelligence élabore et met en œuvre les produits des impressions sensibles. Pour le moment surtout il s'agit d'examiner ce que nos théories scien- tifiques et nos systèmes de philosophie deviendraient, si les idées qui leur servent de clefs ou de rubriques principales venaient à être partiellement abolies. Or, quoique l'hypothèse d'une pareille abolition soit impossible à réaliser, le contrôle de l'expérience, dans une analyse de ce genre, ne nous fait pas abso- lument défaut, parce qu'il y a des théories scientifi- ques ou philosophiques qui évidemment ne dépendent pas de telle clef ou rubrique, et qui resteraient les mêmes s'il était possible que cette clef vînt à nous manquer. 70. — Et d'abord il résulte clairement de tout ce qui précède, qu'avec les seules idées dont il vient d'être question dans ce premier livre, quand même nous n'aurions aucune notion, ni de la résistance des corps, ni des autres attributs de la matérialité, ni des phénomènes de la vie, tels qu'ils se produisent en nous et en dehors de nous, ni de la moralité de nos actes, nous pourrions encore construire le système entier des mathématiques pures, exactement tel que nous sommes habitués à le concevoir : il n'y aurait pas le plus petit changement à faire en arithmétique, en algèbre, en géométrie, en cinématique, dans la théorie de la variation des grandeurs, dans celle des chances et des probabilités. Il n'y aurait pas plus de changements à apporter à la logique aristotélicienne d'une hypothèse sur la réduction des idées. 1 1 1 ou à la syllogistique. On abolirait dans notre esprit toute notion de la matérialité et des phénomènes de la vie, toute idée de cause et de substance, pourvu qu'on y conservât les idées de combinaison, d'ordre, de groupes, de classes, que l'on pourrait encore réé- dilier, en même temps que nos mathématiques pures, une théorie du syllogisme, identique à celle d'Aristote. 71. — iMais, au-dessus de cette logique formelle, sinon formaliste, il y en a une autre, celle dont nous avons consacré une bonne partie de notre vie à recher- cher les principes et les conditions essentielles, et au moyen de laquelle nous nous rendons compte de la valeur des probabilités qui servent de fondement à nos analogies, à nos inductions, des raisons que nous avons de distinguer l'absolu et le relatif, par suite la réalité et l'apparence, ce qui tient à la nature des objets conçus et ce qui dépend de la constitution de l'intelligence qui les conçoit. Or, toute cette partie si importante de la spéculation philosophique n'exige, pas plus que la syllogistique, le concours d'idées au- tres que celles dont nous avons étudié jusqu'ici la généalogie. Nous pourrions n'avoir aucune notion de la matière et des forces motrices, de l'organisme et des forces vitales, de la cause et de la substance, et nous rendre compte de tout ce qui vient d'être indi- qué, avec les seuls exemples que la géométrie et la théorie géométrique du mouvement nous suggèrent, avoir de même l'idée du vrai et du faux, des principes et des conséquences, de la liaison des choses et de l'enchaînement rationnel, de l'essence et de l'acci- dent, du fait et de la loi. Nous nous formerions ainsi \\2 LIVRE I. — CHAPITRE VIII. une philosophie, qui, tout en s'apphquant au système de nos connaissances dans les mathématiques pures, aurait en soi une portée beaucoup plus générale : philosophie restreinte, en comparaison de celle qui depuis tant de siècles a occupé l'esprit humain; car elle ne comprendrait ni ontologie, ni morale, ni théo- dicée; mais aussi philosophie bien moins périlleuse, bien moins sujette aux illusions et aux vertiges, aux disputes de mots et aux contradictions. 72. — Dans l'hypothèse que nous discutons, cette intelligence qui serait certainement en pleine posses- sion de l'idée du vrai, aurait-elle de même l'idée du beau, et une esthétique à mettre en regard des théo- ries scientifiques et philosophiques dont elle aurait pu faire l'acquisition'? Pourquoi la réponse ne serait-elle pas affirmative? Le géomètre ne sent-il pas un mou- vement admiratif excité par la contemplation de ce qu'il appelle avec fondement un beau théorème ? Ne qualifie-t-il pas d'élégantes les constructions, les formules qui mettent le mieux en lumière la symétrie des rapports, l'unité et la simplicité des principes, dans la diversité des conséquences et la complication des résultats ? Est-il besoin de rappeler le sentiment d'admiration de tout temps produit par la régularité et la majestueuse simplicité des mouvements des astres, toute abstraction faite de l'éclat et des autres qualités physiques par lesquelles quelques-uns d'entre eux frappent nos sens et notre imagination? En ne retenant que des sciences telles que la géométrie et l'astronomie géométrique, notre richesse scientifique < Ahistote, Métaph. Xlll, 3. d'une hypothèse sur la réduction des idées. 1 13 serait assurément bien amoindrie, mais elle serait aussi en quelque sorte épurée, en ce sens que nous conserverions exclusivement les types les plus parfaits d'une construction scientifique : de même notre esthétique, beaucoup plus rétrécie dans son domaine, s'ennoblirait, pour ainsi dire, par la grandeur des idées et la sublimité des objets qui seuls nous sug- géreraient la notion du beau. Ceci nous indique déjà qu'il en est de cette notion comme de celle de l'unité (9) et de celle de l'in- fini (23). Elle appartient de même à une classe de notions ou d'idées que l'on retrouve diversement mo- difiées aux divers étages du système des connaissances humaines : de sorte qu'on n'en peut bien saisir la nature qu'en les suivant dans leurs applications pro- gressives. On dirait des plantes qui tirent leurs sucs de l'arbre dans lequel elles projettent sans cesse, à mesure qu'elles s'élèvent, de nouvelles radicules, de manière à recueillir, à des hauteurs diverses, des sucs diversement élaborés. Tout à l'heure nous parlions du sentiment du beau, suggéré par la contemplation des mouvements célestes : en redescendant sur la terre, et en passant des œuvres de la Nature à celles de l'homme, de la science et de la philosophie à l'art proprement dit, nous pouvons également observer ce que devient l'idée du beau, tandis que le champ de l'esthétique se rétrécit ou s'étend, suivant que nous perdons ou que nous acquérons d'autres idées fondamentales. Pla- çons-nous en face des ruines imposantes d'un temple égyptien ou grec, et effaçons-en tout vestige de bas- reliefs ou de peinture : il restera des lignes dont les T. I. 8 H 4 LIVRE I. — CHAPITRE VIII. proportions majestueuses, en accusant d'ailleurs par- tout l'unité du plan et la subordination des détails à l'ensemble, nous donneront l'idée du beau, mais d'un beau plus abstrait que celui qui commanderait notre admiration à la vue des morceaux de statuaire ou de peinture dont le temple était orné. La perception du beau, dans cette classe d'ouvrages d'art, suppose la connaissance des œuvres de la Nature vivante et ani- mée, et les moyens de tirer d'une forme plastique l'expression d'une idée morale : l'architecte n'a qu'à mettre en œuvre les idées que la géométrie lui four- nit, pour frapper nos yeux par un genre de beautés sévères que comporte ce monde abstrait et idéal. 73. — Tâchons d'entrer un peu plus avant dans l'analyse d'une esthétique ainsi simplifiée, et dès lors d'autant mieux accessible à l'analyse : aussi bien, puisque la géométrie est par excellence la science des formes, devient-il curieux de se rendre compte de ce que peut être la beauté d'une forme, réduite au trait géométrique. Or, il est clair en premier lieu qu'il serait puéril de comparer, du côté de la beauté, des formes qui ne sont pas de même espèce, la forme d'un cercle et celle d'un carré, la forme d'une ellipse et celle d'un rectangle: tandis que l'on pourra comparer l'ellipse au cercle et des ellipses entre elles, le rec- tangle au carré et des rectangles entre eux. Je remar- que en second lieu que l'on s'accordera à ne pas regarder comme de belles formes l'ellipse trop voi- sine de ressembler à un cercle, le rectangle trop voisin de ressembler à un carré; ce dont on se rend aisément compte, en considérant qu'il faut que l'esprit saisisse, pour être satisfait, un motif à'ovmi- d'une hypothèse sur la réduction des idées. 1 15 tation, une raison apparente et tranchée de l'inégalité entre les deux côtés du rectangle, entre les deux axes de l'ellipse : autrement, pourquoi s'être écarté de la symétrie plus complète du carré et du cercle? Ni l'ellipse très allongée, ni le rectangle très allongé ne seront non plus considérés comme de belles formes, et on ne les emploiera (comme le rectangle très allongé pour la plate-bande d'un jardin) que lorsqu'il s'offrira une raison évidente pour les employer, mais sans aucune prétention à la beauté du tracé. Entre ces deux extrêmes, il y aura de tels rapports entre les côtés du rectangle, entre les axes de l'ellipse, qui donneront plus de beauté ou de grâce à la forme elliptique ou rectangulaire; et l'observation consta- tera qu'il en est de ces proportions auxquelles la beauté s'attache comme des rapports harmoniques des sons : pour les uns comme pour les autres, la simpli- cité des rapports mathématiques est le principe, la raison essentielle du sentiment du beau . 74. — Les besoins de nos arts physiques, la nature du but qu'ils poursuivent, des matériaux qu'ils em- ploient, fourniront le motif ou le type spécifique de la forme; et la raison de choisir entre les variantes de ce type, pour remplir les conditions du beau, sera en général une raison mathématique, abstraite, du genre de celles qu'on vient d'indiquer. Le fronton grec et le pignon gothique ont chacun leurs motifs architec- toniques qui déterminent pour l'un le choix d'un triangle à sommet obtus, pour l'autre le choix d'un triangle à sommet aigu : mais, ces motifs admis et les types ainsi constitués, il y a des raisons purement esthétiques et idéales pour préférer dans chaque type 116 LIVRE I. — CHAPITRE VIII. telle ouverture d'angle à telle autre. Un vase est des- tiné à contenir des liquides pesants; sa forme doit satisfaire h la condition de stabilité d'équilibre ; il doit être muni d'anses qui en facilitent le transport : voilà le motif, l'ensemble des conditions physiques auxquelles on peut satisfaire de bien des manières, tantôt en ne produisant qu'un ustensile grossier, tan- tôt en excitant l'admiration de ceux qui ont le senti- ment de la pureté et de la grâce des formes. Un sys- tème architectonique de percées, d'arcatures peut avoir pour motifs physiques de procurer l'accès d'un édifice, d'y faire arriver l'air et la lumière, de traver- ser une rivière, une vallée, et prendre selon les cas, les noms de portique, de pont, de viaduc : de là au- tant de types spécifiques qui pourront se diversifier encore selon les conditions économiques et la nature des obstacles à vaincre; l'artiste acceptera le motif, la donnée physique , et tirera de son génie le plus pur exemplaire du type imposé. 75. — Ces conditions ne s'appliquent pas seule- ment aux traits géométriquement déterminés. Voilà des points semés comme au hasard sur une feuille de papier et qu'il faut relier par un trait continu, par une ligne ondoyante : tel dessinateur tirera de ce ?notif un contour gracieux ; tel autre y échouera par l'inexpérience de sa main ou parce qu'il n'a pas au même degré le sentiment de la continuité des formes et de la délicatesse des inflexions. Tel ruisseau a ses méandres plus gracieux que d'autres. L'habile dessi- nateur d'un parc choisit d'abord ses wo/?/"^ physiques : un bel arbre, un pli de terrain, un quartier de roche, une maisonnette; après quoi le tracé du contour de d'une hypothèse sur la réduction des idées. 1 1 7 l'allée serpentante est une affaire de géométrie esthé- tique, non de cette géométrie qui emploie le compas et la règle, le niveau et le cordeau, mais de celle qui se rend compte de toutes les conditions de la conti- nuité des formes. 76. — A l'idée du vrai et à celle du beau, les phi- losophes ont coutume d'associer l'idée du bon : mais il est clair que celle-ci suppose que nous sommes en possession des idées morales, ou tout au moins des idées qui tiennent à notre constitution organique et au mode physique de notre sensibilité. Nous n'avons point encore pai'lé des idées qui se rangent sous ces diverses catégories; et conséquemment il faut dire que la suppression de toutes idées autres que celles dont nous avons traité jusqu'ici, en laissant subsister les idées du vrai et du beau, aboliraient l'idée du bon, qui dès lors n'est pas comparable pour le degré de généralité et de persistance, à celles avec lesquelles on la range d'ordinaire. 77. — Une science de vieille date, telle que l'astro- nomie des anciens, nous offre un exemple frappant d'un corps de doctrine scientifique qui porte, non plus sur des conceptions abstraites, mais sur les phé- nomènes cosmiques, et qui pourtant ne se fonde, pour la coordination et l'explication des phénomènes, que sur les idées dont nous avons déjà traité. Selon la manière de voir qui prévalait dans l'antiquité, les astres ou les corps célestes n'auraient rien des pro- priétés des corps sublunaires : et en effet, jusqu'à ce que l'usage du télescope eût mis en évidence certaines analogies, on pouvait raisonnablement douter que ces objets sur lesquels nous n'avons de prise que par le 118 LIVRE I. — CHAPITRE VIII. sens de la vue, ressemblassent par leurs propriétés fondamentales aux corps que nous touchons et que nous remuons. C'a été une heureuse hardiesse aux grands physiciens du dix-septième siècle que de le supposer, et que de faire de l'astronomie, par le suc- cès de cette tentative, une branche de la mécanique et de la physique. Les anciens imaginaient certaines combinaisons de mouYements réels pour expliquer les apparences astronomiques; et en partant des combinaisons adoptées comme d'autant de défini- tions ou d'hypothèses, et des vitesses observées comme d'autant de données numériques, ils assignaient les positions des astres à un instant donné , l'épo- que d'une opposition, d'une quadrature ou d'une éclipse. L'idée-mère de la mécanique (à savoir celle de force motrice) était étrangère à cette théorie ; les hypothèses des anciens astronomes (de ceux du moins pour qui l'astronomie était une science et non pas un rêve mythologique ou poétique) impliquaient bien l'idée de loi, mais non celle de force. Ainsi, l'astro- nomie des anciens, depuis Hipparque jusqu'à Coper- nic et à Tycho inclusivement, nous offre bien le type d'une théorie scientifique fondée sur des idées pure- ment mathématiques et non physiques, et sur des idées rationnelles de la même famille, à savoir, sur la notion de la loi et de la raison des choses, comme sur le sentiment de la probabilité qui doit faire préférer telle hypothèse à telle autre pour rendre raison des apparences observées. Le passage de l'astronomie des anciens à l'astronomie moderne, par l'influence des idées de Kepler, de Galilée et de Newton, nous montre comment une science se transforme par l'emploi d'une hypothèse sur la réduction des idées, 1 19 d'une clef nouvelle dont l'esprit humain n'était pas en possession, ou dont il rejetait l'usage pour la science dont il s'agit. 78. — On en pourrait dire autant au sujet de la musique et de l'optique des anciens, qu'ils rangeaient parmi leurs mathématiques à côté de l'astronomie, et qui étaient effectivement pour eux des sciences mathé- matiques et non physiques. Encore aujourd'hui, l'on pourrait faire abstraction de ce que les découvertes mo- dernes nous ont appris sur les causes physiques des phé- nomènes de son, de lumière, et traiter de la musique et de l'optique à la manière des Grecs, en ne fondant l'une que sur des lois arithmétiques et des rapports de nombres, l'autre que sur des lois géométriques. La con- ception de ces lois arithmétiques et géométriques serait très nette, lors même que nous ne posséderions pas les notions communes sur la matière et les forces , ou les notions scientifiques aujourd'hui admises sur la cons- titution moléculaire des corps et sur celle du milieu éthéré. En même temps il faut reconnaître que l'esprit pénétrant des Grecs avait de prime abord aperçu à peu près tout ce qui, dans nos sciences physiques mo- dernes, pourrait être conçu et scientifiquement con- struit par les mathématiques seules, indépendamment des idées qui nous servent de clefs pour l'explication physique des phénomènes. Serait-il possible de traiter de l'électricité, de la chaleur, des combinaisons chi- miques, si nous pénétrions dans les causes physiques de ces phénomènes aussi peu que Pythagore et Euclide pénétraient dans les causes physiques des conson- nances et de la réflexion des rayons lumineux. Je ne vois guère à prendre dans les sciences d'origine mo- 120 LIVRE I. — CHAPITRE VIII. derne, pour ajouter à la liste des Grecs, que la cris- tallographie, qui peut aussi être poussée fort loin à la manière de la musique et de l'optique anciennes, en ne se fondant que sur des caractères de forme, sur des définitions intelligibles par la géométrie seule, et qui permettraient de mettre à l'écart toute investigation sur les causes physiques des phénomènes de la cris- tallisation. Du reste, les Grecs eux-mêmes avaient déjà pressenti l'existence de cette théorie mathématique; les spéculations pythagoriciennes et platoniciennes sur les corps réguliers en contenaient le germe , et si les philosophes grecs se trompaient dans cette pre- mière tentative, faute d'observations suffisantes, on n'en admire pas moins la sagacité de ces hommes réputés divins de leur temps, qui devançaient de vingt et quelques siècles les découvertes de notre âge. 79. — En effaçant de l'esprit humain les idées sur lesquelles se fondent les explications physiques des phénomènes, ou la philosophie des causes et des substances, on fait aussi disparaître les questions d'o- rigine, et toute la part qui revient à l'élément histo- rique de nos connaissances, telle que nous avons cherché à la définir ailleurs *. Il est bien clair que des sciences purement abstraites, comme la géométrie ou la logique, ne réclament ni n'admettent aucune donnée historique. Même dans des sciences, telles que l'astronomie des anciens, qui, tout en ayant pour objet des phénomènes naturels , ne présupposent que la notion de loi, et non celle de force ou de cause motrice, ni la recherche de la constitution physique '3£ssaî , chap. XX. d'une hypothèse sur la réduction des idées. 121 des éléments des corps, les questions d'origine ne doivent pas se présenter. Si les anciens en ont agité de semblables, même à propos des astres, ce n'était plus en qualité d'astronomes, mais en qualité de phy- siciens ou de théologiens. En tant qu'astronomes, ils étaient imbus de l'idée que tous les mouvements des astres sont essentiellement soumis à la loi de périodi- cité, idée que le retour périodique des saisons, des phases lunaires , des levers et des couchers héliaques des étoiles devait si naturellement suggérer à tous les esprits contemplatifs. Et comme les périodes astro- nomiques généralement connues , celles qui frappent le commun des hommes, ne ramènent pas exactement tous les astres à leurs premières positions, ils croyaient à l'existence de plus longues périodes, et surtout d'une grande année, après la révolution de laquelle tous les mouvements célestes recommencent exactement de la même manière et dans le même ordre. Or, on voit bien que l'idée d'une telle reproduction périodique et indéfinie, dans le passé et dans l'avenir, exclut toute idée de commencement et de fin , la rend du moins superflue, et dispense de toutes recherches à l'égard des questions d'origine. Il n'y a plus qu'à admettre, comme beaucoup l'admettaient, que le monde se meut éternellement d'un mouvement circulaire et périodique, parce qu'il est dans sa loi, dans la néces- sité de son essence de se mouvoir ainsi. D'autres pour- tant, combinant l'idée d'une grande année et celle d'un chaos ou d'une époque de confusion contrastant avec l'ordre actuel, admettaient des retours périodiques du chaos, des alternatives régulières de destruction et de reconstruction des mondes. Des systèmes religieux 122 LIVRE I. — CHAPITRE VIII. ont été fondés sur cette double conception, développée avec la richesse exubérante de l'imagination orientale. 80. — Quelque extravagants que ces systèmes nous paraissent et doivent nous paraître dans l'état de nos sciences, ils n'ont rien que de logiquement conciliable avec une cosmologie purement mathématique et ra- tionnelle, et non physique. Si, dans l'astronomie phy- sique des modernes, les questions d'origine se présen- tent inévitablement, c'est que la nécessité (prétendue essentielle) du mouvement circulaire et périodique, est reconnue incompatible avec les propriétés phy- siques des corps; c'est que toute explication méca- nique des phénomènes exige que l'on distingue et que l'on rapporte à des chefs distincts d'explication, d'une part la loi des forces auxquelles les corps sont nécessairement soumis, d'autre part les données ou les circonstances initiales du mouvement; c'est eu lin que nos connaissances sur la structure physique des corps célestes sont déjà assez avancées pour que nous sa- chions pertinemment qu'ils n'ont pas toujours été dans l'état où ils se trouvent, de sorte qu'il faut expli- quer par des causes physiques le passage de l'état ancien à l'état actuel , quelle que puisse être la stabi- lité de l'ordre actuel dans l'avenir. Nous aurons à revenir sur ces considérations en poursuivant notre synthèse, et à montrer comment, à mesure que l'on s'élève aux étages supérieurs du système de nos con- naissances, l'importance de l'élément historique gran- dit progressivement', jusqu'à égaler ou à surpasser l'importance de la donnée théorique. I LIVRE II. LA FORCE ET LA MATIERE. CHAPITRE PREMIER. DES IDÉES DE FORCE ET DE DÉPENSE DE FORCE. 81 . — L'idée de force, dont nous aurons à étudier dans toute la suite de cet ouvrage les transformations si variées, qui est sans cesse évoquée, sous tant d'as- pects différents, aussi bien dans le discours ordinaire que dans la langue scientifique , littéraire ou philoso- phique , provient originairement de la conscience du pouvoir que nous avons d'imprimer des mouvements à notre propre corps et aux corps qui nous entourent, jointe au sentiment intime de l'effort ou de la tension musculaire qui est la condition organique du déploie- ment de notre puissance motrice. La force est ce qui fait mouvoir ou ce qui tend à faire mouvoir le corps ; le corps est ce qui résiste et ce dont la résistance, quelquefois insurmontable, ne peut en aucun cas être surmontée que par le déploiement de la force. Si nous n'avions que le sentiment de l'effort musculaire, sans conscience de notre activité volontaire, nous ne nous élèverions pas jusqu'à la conception d'une idée, prin- cipe d'explication philosophique et scientifique. D'un autre côté, si nous n'avions pas le sentiment intime de l'effort musculaire, le spectacle du monde, dont nous jouirions par nos sens externes, pourrait bien encore 124 LIVRE II. — CHAPITRE I. nous suggérer la notion de l'étendue, des figures et des mouvements, mais l'idée fondamentale de la mé- canique, et par suite les idées fondamentales de la physique , comme de bien d'autres théories plus ou moins modelées sur la physique, nous échapperaient tout à fait. Quoique cette conséquence, saisie par la raison, ne puisse se constater expérimentalement, en ce sens qu'il ne nous est pas donné de réahser l'hypothèse d'un homme jouissant du spectacle du monde par ses sens externes, notamment par la vue, et en même temps absolument privé, soit de la conscience d'une intervention active, soit du sentiment intime de l'effort musculaire, il est pourtant permis de dire (77) que la Nature a jusqu'à un certain point réalisé l'hypothèse, en plaçant les corps célestes à une telle distance de l'homme que leur éclat et leurs mouvements frappent ses regards, sans qu'il puisse en aucune façon les atteindre, les saisir, et, en ce qui les concerne, faire aucun usage de sa puissance comme agent méca- nique. 82. — La notion de force et celle de corps, comme on vient de l'observer, sont corrélatives et s'impliquent l'une l'autre. Mais l'une peut se développer sans qu'il soit besoin d'approfondir l'autre. On conçoit aisément un ordre de spéculations théoriques, bien voisin de la géométrie pure, dans lequel on ferait abstraction des caractères physiques par lesquels les forces diffèrent entre elles, pour n'avoir égard qu'à leur intensité, à leur direction et aux situations relatives de leurs points d'application. La force musculaire d'un homme qui tire un corps de bas en haut fait équilibre à l'action DE l'idée de force. 125 d'un poids qui le tire de haut en bas ; un poids tient fermée la soupape d'une chaudière que la tension de la vapeur contenue dans la chaudière tend à soulever; la pression exercée par un déploiement de force mus- culaire ou par l'élasticité d'un ressort métallique sert au besoin à équilibrer la tension d'une vapeur, et ainsi de suite. On pourra donc considérer comme équivalentes, au moins quant à leur pouvoir de s'équi- librer les unes les autres, et par suite évaluer en kilo- grammes la force musculaire, la tension de la vapeur, l'élasticité du ressort. Le mot même à' équilibre et son étymologie latine indiquent assez que l'attention des hommes, en fait d'équilibre et de forces capables de s'équilibrer, s'est d'abord fixée sur les poids. Quelque mystérieux que soit le principe du poids des corps, le poids est la force qui agit le plus constamment sur nous, avec laquelle nous sommes le plus familiarisés, et dont la mesure est le plus commode. Nous pouvons même artificiellement en diriger l'action à notre gré au moyen d'un système de poulies de renvoi, sur les- quelles s'enroulent les fils ou les cordes oii les poids sont attachés; et grâce à cet artifice, il est toujours permis de concevoir que les forces qui sollicitent un corps ou un système de corps en équilibre, quels qu'en soient la direction et le mode physique d'action, ont été remplacées par des poids équivalents. Lorsque des forces telles que celles que nous venons de considérer ne s'équilibrent pas, et qu'elles impri- ment au corps qu'elles sollicitent un mouvement effectif, elles ne lui impriment pourtant, au bout d'un temps fini, qu'une vitesse finie, d'autant plus petite que le corps en a subi l'action moins longtemps; et 126 LIVRE II. — CHAPITRE I. comme elles n'ont pas cessé d'agir sur le corps d'une manière continue pendant cet intervalle de temps, on en doit conclure que les vitesses qu'elles imprime- raient pendant un temps excessivement petit seraient elles-mêmes excessivement petites (56). 83. — Quand on étudie la manière d'agir des forces et les divers effets mécaniques qu'elles sont capables de produire, on est bien vite amené à envisager la force sous deux aspects différents : tantôt comme une chose qui subsiste et dont on use indéfiniment sans la consommer, comme lorsque l'on emploie des poids à s'équilibrer les uns les autres ; tantôt comme une chose qui se consomme ou se dépense, en raison de l'usage même que l'on en fait, pour produire certains mouvements ou opérer dans les corps certaines trans- formations. En établissant cette distinction, les méca- niciens s'accordent tout à fait avec les jurisconsultes et avec les économistes, quoique les études des uns et des autres aient des objets bien différents. Par exemple, on monte le ressort d'une pendule, et le ressort ainsi monté est capable d'imprimer, en se débandant, le mouvement à la pendule; mais par là sa force se dépense et s'épuise, et quand elle est épui- sée, c'est-à-dire quand le ressort est revenu à sou état primitif, il faut le remonter, si l'on veut que le mou- vement continue. Au contraire, les ressorts d'un meuble de siège peuvent servir indéfiniment à l'usage auquel on les destine, du moins tant que leur struc- ture physique n'est point altérée, comme elle l'est nécessairement à la longue , aussi bien que celle du ressort de pendule, par des causes dont nous n'avons pas en ce moment à nous occuper. DE l'idée de force. 127 La force du ressort qui fait marcher le mouvement d'horlogerie est souvent remplacée par un poids, et le poids, eu descendant d'une hauteur déterminée, remplit exactement le même office que le ressort en se débandant; il faut aussi le remonter après qu'il est arrivé au bas de sa course, comme on remonte le ressort si l'on veut qu'il continue de rendre le même service ; tandis que le poids dont on charge des corps que l'on veut presser peut être abandonné à lui-même et continuer d'agir de la même manière pendant un temps indéfini ou tant qu'il ne subira pas lui-même la lente dégradation due aux agents atmosphériques. Il en faut dire autant d'une presse hydraulique , oii la pression de la colonne liquide agira comme une force inépuisable, tandis que l'eau accumulée dans un ré- servoir d'oii elle s'échappe avec force, eu mettant en jeu une roue hydraulique, n'agit qu'à condition de s'épuiser, et cesse bientôt d'agir si l'on n'a des moyens de renouveler l'approvisionnement du réservoir. Un gaz ou une vapeur comprimés exercent contre les parois de l'enveloppe qui les contient, contre les sou- papes ou les pistons qui s'opposent à leur expansion, une pression dont rien ne limite la durée; mais, si les parois se distendent, si les pistons jouent, le fluide élastique, par son expansion graduelle, dépassera gra- duellement la force qu'il recelait, et qu'on ne peut lui rendre qu'autant qu'on le soumet à une nouvelle compression. 84. — Tout à l'heure nous remarquions que des forces entre lesquelles il y a la plus grande disparité quant aux caractères physiques, peuvent être réputées égales ou équivalentes, en ce sens qu'on peut les rem- 128 LIVRE II. — CHAPITRE I. placer les unes par les autres sans troubler l'équilibre des corps auxquels elles sont appliquées. Or, l'on retrouve une pareille équivalence entre les dépenses de force, malgré la différence de nature des agents physiques. La détente d'un ressort peut être employée à remonter un poids à une certaine hauteur, et le poids en descendant peut servir à bander le ressort. La détente d'une vapeur ou d'un gaz est employée à mettre en jeu une pompe qui remonte à une certaine hauteur un poids d'eau dont la chute pourrait servir à faire marcher une machine destinée à comprimer le gaz ou la vapeur. Il suit de là que la force qui se dépense peut aussi s'accumuler, et pour ainsi dire s'emmagasiner. Car, supposons qu'il s'agisse d'une force dont nous ne puissions pas régler à notre gré la dépense, pour l'employer de la manière et dans le temps qui nous conviennent le mieux : ne pouvons-nous pas, d'après la remarque qui vient d'être faite, la transformer en une autre dont nous réglerons ensuite à loisir la dépense et l'emploi? Ainsi un cours d'eau naturel, qui a ses intermittences et ses crues dont nous ne sommes pas maîtres, la force impulsive du veut dont nous disposons bien moins encore, seront, si cela nous plaît, employés à élever dans un réservoir une masse d'eau dont nous réglerons ensuite la dépense dans la juste mesure de nos besoins et des effets utiles qu'il s'agit de produire. D'après cette remarque capitale, il y a lieu de se faire une théorie des machines, non plus (comme en cinématique) en tant seulement qu'elles servent à transformer les mouvements les uns dans les autres DE l'idée de force. 129 (32), mais en tant qu'elles servent à régler les dé- penses de force et à transformer les unes dans les autres les forces que la Nature met à notre disposi- tion, ce qui est proprement l'objet de la dynamique industrielle. 85. — Rien ne prouve sans doute que les transfor- mations des forces les unes dans les autres puissent avoir lieu sans un déchet ; et même il n'est pas diffi- cile de reconnaître, sans avoir besoin pour cela d'une discussion approfondie, qu'un déchet quelconque est physiquement inévitable. Mais du moins il semble évident qu'il ne saurait résulter de ces transforma- tions aucun accroissement dans la force dépensable, et que l'intervention d'instruments passifs ne pour- rait faire, par exemple, qu'un poids d'un kilogramme, en descendant d'un mètre, servît, soit directement, soit par des opérations intermédiaires et des échanges de force en nombre quelconque, à remonter deux kilogrammes à la même hauteur d'un mètre : lesquels deux kilogrammes pourraient, par la même raison, servir à remonter quatre kilogrammes à la même hauteur d'un mètre, et ainsi indéfiniment. Il y a dans cet accroissement indéfini des puissances actives de la Nature, par le seul emploi d'instruments passifs, quelque chose qui heurte les notions fondamentales de la raison, et que nous repoussons, non seulement comme contraire à l'expérience, mais comme absurde. Nous aurons par la suite à examiner plus à fond ce principe et ses conséquences. 86. — Pour désigner la force qui se consomme par l'usage que l'on en fait, Leibnitz a créé la dénomina- tion de force vive, et par contre il nomme force morte T. I. 9 130 LIVRE II. — nHAPITRE I. celle (|iii peut agir sans produire de mouYement et sans s'épuiser pendant un temps indéfini, comme la pression d'un poids. L'inconvénient de ces dénomi- nations consiste à faire intervenir l'idée des phéno- mènes de la vie (au risque d'embrouiller ce qu'on voudrait éclaircir) dans un ordre- de phénomènes que la vie suppose, mais qui, au rebours, ne suppose point du tout l'existence des êtres vivants, quoique la notion de la force nous ait été d'abord suggérée (81) par le sentiment d'une action vitale qui nous est pro- pre. A la vérité, l'expression de Leibnitz semble d'abord avoir cela de convenable, que le caractère éminent des puissances vitales (auquel nous aurons bien souvent occasion de revenir dans la suite de cet ouvrage), c'est de s'épuiser dès lors qu'elles s'exer- cent : mais, d'un autre côté, les forces que les ani- maux déploient, volontairement ou involontairement, contrastent avec les forces physiques parmi lesquelles nous avions eu soin de prendre plus haut nos exem- ples, précisément en ce qu'elles s'usent et se dépen- sent, alors même qu'elles n'agissent qu'à la manière des forces physiques qui ne comportent ni dépense ni dépérissement. Un poids mis à l'abri des influences atmosphériques, peut servir indéfiniment, sans le moindre déchet, à équilibrer un autre poids ou à comprimer un corps compressible; il en est de même de la force expansive d'une vapeur, d'un gaz ou d'un ressort métalli(|ue : tandis que la force musculaire d'un homme ou d'un animal s'épuise, aussi bien lors- qu'on l'emploie à presser un obstacle, à maintenir une machine en équilibre, ou à porter un fardeau sans bouger de place, que lorsqu'on l'emploie à élever DE l'idée de force. Î3I un poids ou à traîner un fardeau, en cheminant dans le sens suivant lequel la traction s'opère. Dans l'un ou l'autre cas, il faut à l'animal du temps ou du repos pour réparer ses forces épuisées. De nos jours, de savants praticiens, des géomètres ingénieurs qui se piquaient fort d'esprit positif et d'aversion pour toute espèce de métaphysique, ont pourtant repris à leur manière les idées de Leibnitz; et à la dénomination dont ce grand philosophe avait fait choix, en vue surtout des applications à la philo- sophie naturelle, ils en ont substitué une autre qui caractérise mieux le but pratique de leurs recherches et l'esprit de notre siècle. Ils ont appelé, et à leur exemple on appelle aujourd'hui communément quan- tité de travail \ ce qui constitue précisément la quan- tité de force dépensable, selon l'idée qu'on s'en doit faire d'après les explications qui précèdent. On prend pour terme de comparaison ou pour unité de travail l'une de ces dépenses de force qui peuvent se conver- tir les unes dans les autres, et tout naturellement celle dont nous avons l'idée la plus simple, à savoir celle qui a pour résultat d'élever un poids donné à une hauteur donnée, par exemple le poids d'un kilo- gramme à la hauteur d'un mètre; et l'on évalue en pareilles unités le travail d'un ressort métallique qui se débande, d'une vapeur qui se détend, aussi bien que le travail d'un animal employé comme force rao- 1 Rigoureusement parlant, la déflnition de la force vive et celle de la quantité de travail ne sont pas équivalentes : la mesure de la force vive de Leibnitz est le double de la mesure du travail des mécaniciens modernes : mais cela ne change rien au fond des expli- cations. 132 LIVRE II. — CHAPITRE I. trice. Au fond, les inconvénients de ces expressions sont les mêmes que ceux qui viennent d'être signalés h propos de la dénomination de force vive; et ils tien- nent pareillement à ce qu'il y a, dans le jeu des forces animales, dont le mot de travail réveille l'idée, des conditions dont il faut complètement faire abstrac- tion, si l'on veut prévenir toute équivoque et toute obscurité dans l'exposé des principes généraux de la mécanique. Qu'un homme porte un fardeau sans bouger de place, ou en cheminant le long d'une route de niveau : il ne travaillera pas, dans le sens de la définition technique qui vient d'être donnée; tandis qu'il tra- vaillerait si la route devenait montante ou s'il s'atte- lait à un brancard pour traîner le même fardeau le long d'une route de niveau. Car, dans le premier cas le poids aurait été élevé de toute la différence de niveau entre le point de départ et le point d'arrivée; et dans le second cas la traction exercée pour vaincre le frottement de la route et les autres résistances est comparable à celle qui servirait à élever, au moyen d'une poulie de renvoi r, d'une hau- teur précisément égale à la longueur du chemin parcouru le long de la route de niveau, un certain poids P, déterminé convenablement. Cepen- dant, selon l'acception ordinaire des termes, il y a pour cet homme fati- gue et travail (comme il y a, pour celui qui l'emploie, un service rendu) soit qu'il reste en place, soit qu'il chemine; soit que le niveau de la route s'élève ou ne change pas; soit qu'il porte le DE L IDÉE DE FORCE. 133 fardeau sur ses épaules ou qu'il s'attèle au brancard; et même il ne fait usage du }3rancard que pour dimi- nuer sa fatigue et son travail. La définition de nos ingénieurs n'en est pas moins juste, dans le sens d'une mécanique et d'une indus- trie perfectionnées, et d'une bonne organisation du travail mécanique. Un homme se fatigue et travaille assurément, en tenant un poids en équilibre sans bouger de place : mais aussi se gardera-t-on bien, dans une industrie perfectionnée, d'employer et de payer pour cela le travail d'un homme, quand il suf- fit d'accrocher un poids qui ne se fatigue pas, pour obtenir le même service. Si, dans une usine savam- ment installée, on a à transporter fréquemment des fardeaux, des sacs de blé ou de charbon, sur un plan horizontal, on se gardera d'appliquer à un tel service le travail d'un homme : on construira des chariots roulant sur des rails, et l'on s'attachera à diminuer les frottements de telle sorte, que la quantité de force vive ou de travail mécanique, dépensée pour cette partie du service de l'usine, soit réduite à presque rien; tandis que, s'il faut élever les fardeaux vertica- lement, on ne pourra éviter ni réduire la dépense de travail mécanique correspondante à la hauteur d'élé- vation, en vertu de la définition donnée, sans préju- dice de la dépense additionnelle pour surmonter les frottements. 87, — « La force vive, a dit Montgoltier, est ce qui se paie; » et dans une bonne organisation de l'indus- trie on ne doit employer, et par conséquent payer la fatigue ou le travail de l'homme en tant qu'agent mé- canique, qu'autant qu'il y a production de lra^ail 134 LIVRE II. — CHAPITRE I. mécanique, et en raison de la quantité de travail pro- duite, dans le sens de la définition technique. Au sujet de cette définition, il faut encore observer, d'une part que la fonction la plus ordinaire des machines qui ne sont pas de la classe des machines-outils dont on a parlé plus haut (32), est d'élever des fardeaux ou de vaincre des résistances continues du même genre ; d'autre part, que lors même que nous les appliquons à d'autres usages, par exemple à moudre du grain, à scier du bois, à pulvériser du charbon, à brasser des matières pâteuses , ces effets si divers reviennent tou- jours à une consommation de travail mécanique ou de force vive. Et puisque la force vive est une chose qui non seulement se dépense, mais aussi qui se recueille, se conserve, s'emmagasine, se transmet, s'échange, se fractionne, se mesure, il faudrait être bien peu versé dans la science économique et bien peu connaître le besoin que l'homme a de mesures eu toutes choses (13), pour ne pas voir qu'à ce titre seul la force vive devrait devenir l'étalon dynamique, lors même que le service le plus habituel des machines ne serait pas directement mesuré par la force vive. C'est en vertu de propriétés analogues que les métaux précieux ser- vent d'étalons à toutes les valeurs commerciales, sans être à beaucoup près les denrées dont la consomma- tion directe est le plus utile et le plus impérieusement réclamée par nos besoins. Ainsi l'idée de force vive, ramenée à ce qu'elle a d'essentiel, dégagée de toutes les idées ou images ac- cessoires qu'une dénomination impropre pourrait évo- quer, nous donne bien la clef de la mécanique indus- trielle. Doit -elle aussi nous donner la clef de la DE l'idée de force. 135 mécanique philosophique? Déjà l'on pourrait le pres- sentir : car, lorsque l'homme parvient à mettre le meilleur ordre dans les faits qu'il gouverne, dans les sciences qu'il institue pour le besoin des applications qui 1 intéressent, c'est ordinairement parce qu'il a en même temps saisi l'oi-dre et les rapports des choses en elles-mêmes, indépendamment des applications utiles qu'il en peut faire. Nous aurons par la suite plusieurs occasions de mettre cette idée en relief, et de mon- trer la corrélation entre les lois de la Nature et celles de l'industrie humaine, entre les mécanismes naturels et nos instruments artificiels. Mais nous ne sommes pas réduits à cette seule induction. On peut directe- ment établir (et ce sera l'un des objets des chapitres qui vont suivre) l'importance philosophique qui s'at- tache à la notion du travail mécanique ou de la dé- pense de force , en montrant comment les vérités de la science se lient à la faveur de cette notion fonda- mentale. Car, il n'y a pas d'autre preuve de la valeur des idées que leur fécondité même et la régularité du système dont elles donnent la clef (57). 88. — Le temps n'intervient pas dans l'idée que nous avons de la force vive ou du travail , ni par con- séquent dans les définitions que nous en donnons, mais il intervient nécessairement dans l'idée d'une source de force vive ou de travail. L'eau accumulée dans un réservoir à un certain niveau , d'où elle peut tomber à un niveau inférieur quand on veut l'utiliser comme moteur, nous donne l'idée d'un approvision- nement de force disponible; le volume d'un cours d'eau qui coule sans cesse, d'un niveau donné à un niveau inférieur, nous donne l'idée d'une source de 136 LIVRE H. — CHAPITRE 1, travail. On sent la nécessité de comparer la force de ce cours d'eau à celle d'un autre cours d'eau, et l'on dit que la force du cours d'eau est capable d'élever dans l'unité de temps (dans un jour, par exemple) tant de kilogrammes à tant de mètres de hauteur. Voilà une nouvelle acception du mot A& force, d'après laquelle le temps intervient dans la mesure de la force. Un animal de trait est aussi une source de travail que l'on mesurera en tenant compte de la quantité de force vive qu'il peut fournir par jour, d'une manière soutenue, sans que sa santé en souffre, étant nourri et soigné convenablement. Une machine à vapeur est montée pour marcher d'une manière soutenue, avec une certaine alimentation de combustible, de manière à fournir par jour tant d'unités de force vive ou de travail; et quand on parle de la force d'une machine à vapeur comparée à celle d'un cours d'eau ou d'un animal de trait, il s'agit précisément de cette force oii le temps entre comme facteur, c'est-à-dire d'une source de force vive. Comparée à la simple idée de force vive, l'idée, d'une source de force vive ou de travail (ou du moins l'application de cette idée) suppose manifestement une connaissance plus approfondie de l'économie des pliénomènes naturels et des qualités concrètes des agents que la Nature emploie. Elle nous foui'uit le premier et le plus simple exemple de la distinction si importante à faire entre les choses dont l'approvision- nement s'épuise et celles que la Nature reproduit ou régénère, à mesure qu'elles se consomment ou se débitent dans les conditions du monde où nous vivons. REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 137 CHAPITRE II.* DES PRINCIPES DE LA STATIQUE, OU DE LA THÉORIE DE L'ÉQUILIBRE DES FORCES. 89. — Lorsqu'on jette un coup d'œil sur les axiomes et les principes qui servent de fondement à la statique, on remarque de prime-abord ce fait sin- gulier, qu'il y a, au point de vue de la forme mathé- matique, une parfaite identité, une corrélation exacte entre la statique ou la théorie de l'équiHbre des forces, et la cinématique ou la théorie géométrique des mouvements. Ainsi, ces axiomes de statique : « Deux forces égales et directement opposées se font équilibre; — une force peut, sans troubler l'équilibre existant, être transportée du point où elle est actuel- lement appliquée, à un autre point lié invariablement au premier et pris sur la direction de la force; etc. » correspondent à ces axiomes de cinématique : « Deux mouvements égaux et opposés de direction laissent le mobile en repos dans l'espace absolu; — on peut substituer à la vitesse propre du mobile la vitesse à' entraînement qu'il prendrait par suite de sa liaison avec un autre point mobile pris dans la direction du premier mouvement, et qui aurait pour mouvement propre celui qui a été enlevé au premier mobile; etc. » * Le lecteur qui se croirait par trop étranger à toute espèce de considérations géométriques, pourra passer ce chapitre sans qu'il en résulte de lacune trop sensible dans l'enchaînement des idées. 138 LIVRE II. — CHAPITRE II. La même correspondance se soutient lorsque, des axiomes proprement dits, l'on passe aux théorèmes fondamentaux de l'une et de l'autre science : et dès lors il est aisé de comprendre que l'identité des axiomes et des théorèmes fondamentaux doit procu- rer l'identité dans toutes les parties de la construction scientifique. Ainsi, la règle pour la composition des vitesses exprimée au n° 31, est exactement la même que la règle pour la composition des forces en stati- que, si connue sous le nom de règle du parallélo- gramme des forces, 90. — Le cas singulier signalé à propos de la théo- rie géométrique du mouvement (39) , celui où tous les mouvements dont un mobile est animé (mouvements propres ou d'entraînement) se neutralisent ou se compensent les uns les autres, de manière à laisser le mobile en repos dans l'espace absolu, se trouvera donc correspondre exactement au cas où le mobile est sollicité par des forces qui s'équilibrent; et les rela- tions mathématiques entre les vitesses qui se compen- sent seront précisément les mêmes que les relations mathématiques entre les forces qui s'équilibrent. Ainsi, dans l'exemple même du numéro cité, le mo- bile posé sur une sphère dont il partage le mouve- ment de rotation, et qui en même temps est animé d'un mouvement propre par lequel il circule en sens contraire à la surface de la sphère, autour de son axe de rotation, reste en repos dans l'espace absolu, si sa vitesse propre est à la vitesse d'un point fixé sur l'équateur de cette sphère dans un rapport inverse de celui du rayon du petit cercle décrit, au rayon de l'équateur de la sphère. A cette règle de cinématique REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 139 correspond la règle statique de l'équilibre du treuil : règle qui veut que l'équilibre subsiste entre les poids P, Q, suspendus l'un à la grande rotœ du treuil, Tautre à Y arbre ou au cylindre concentrique, et qui tendent à imprimer à la ma- chine des mouvements de rota- tion en sens contraires, si le rap- port du poids P au poids Q est précisément le même que le rapport du rayon du cylindre au rayon de la grande roue. Comme l'idée peut aisément se généraliser et s'étendre au cas où l'on considère un nombre quel- conque de points mobiles, ayant entre eux des liai- sons quelconques, il semble qu'on puisse donner à toute question de statique un énoncé qui la ferait rentrer dans la cinématique, en substituant à la con- sidération des forces qui se font équilibre par le moyen des liaisons établies entre leurs points d'appli- cation, la considération des vitesses propres qui se combinent avec les vitesses d'entraînement que ces mêmes liaisons communiquent, de façon que les points ne subissent aucun déplacement dans l'espace absolu. Depuis que l'on s'occupe de la philosophie des sciences, il n'a jamais manqué d'auteurs disposés à croire que ce serait le moyen d'éviter l'obscurité métaphysique attachée suivant eux à l'idée même de force, et, en bannissant l'idée et le mot, de réduire la statique et même la mécanique tout entière, puis la physi(jue par contre-coup, à la cinématique, en n em- 140 IJVRK 11. — CHAPITRE H. ployant partout que les images claires et les représen- tations palpables de la géométrie. 91. — 11 s'agit ici, nous ne saurions trop le redire, d'un point aussi délicat qu'important, du passage de l'une des catégories fondamentales de nos idées à une autre catégorie pareillement fondamentale. Les argu- ments que l'on fera valoir pour bannir l'idée de force et s'en tenir à celle de mouvement, sont au fond les mêmes que Hume ou d'autres mettront en avant pour bannir l'idée de cause et se contenter de celle d'une succession d'événements. Il faut tâcher de juger, d'après notre exemple mathématique, plus simple dès lors que tout autre (7), comment les catégories fon- damentales s'enchaînent, sans pourtant s'identitier. L'analyse est subtile peut-être, mais elle s'applique à des objets dignes de toute l'attention du philosophe et non à des créations fantastiques. Or, sur l'exemple même que nous avons choisi, ne voit-on pas qu'il n'y a rien d'arbitraire à attribuer le repos absolu du point mobile sur la sphère à la coexistence de deux mouve- ments distincts, qui subsistent bien chacun à part et indépendamment l'un de l'autre, même lorsqu'il arrive accidentellement qu'ils se compensent et lais- sent le mobile à la même place dans l'espace absolu ? La terre tourne et nous circulons à la surface de la terre : ces deux phénomènes ne cesseraient pas de se produire et d'être parfaitement intelligibles l'un et l'autre, même dans le cas très particulier où, grâce à un emploi encore plus énergique de la puissance de la vapeur, nous pourrions faire précisément en vingt- quatre heures le tour de notre cercle de latitude, de l'est cl l'ouest, de manière qu'étant partis à midi, le REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 141 soleil nous parût marquer toujours l'heure de midi. Plus près des pôles que nous ne le sommes, la vitesse actuelle des chemins de fer suffirait pour rendre la chose exécutable : et il n'en serait pas moins très vrai de dire et très facile de concevoir, d'une part que la terre tourne, d'autre part que nous faisons le tour du monde en chemin de fer et en un jour. On est loin d'avoir, dans le cas d'un treuil en équilibre, une idée aussi claire de la coexistence de deux mouvements qui s'annulent et que rien ne rend sensibles, parce qu'en effet il n'y a plus alors de mouvement, mais seulement une tendance au mouvement. Or, l'idée d'une tendance au mouvement n'est ni plus ni moins obscure que l'idée de force : c'est l'idée de force exprimée en d'autres termes; et s'il n'y avait rien dans notre constitution et dans nos rapports avec les objets qui nous entourent, qui fût propre à nous sug- gérer l'idée de force, il n'y aurait rien non plus qui pût nous suggérer l'idée d'une tendance au mouve- ment, là où il n'y a effectivement aucun mouvement qui puisse tomber sous la perception des sens. 92. — Telle est donc la liaison de la cinématique à la statique, que, toutes les fois que l'immobilité d'un ou de plusieurs mobiles dans l'espace absolu résul- tera d'une combinaison de mouvements propres et de mouvements communs ou d'entraînement, ayant cha- cun leur raison d'être, et susceptibles de se manifes- ter comme autant de phénomènes distincts, nous pourrons mettre en regard deux problèmes, l'un de cinématique, l'autre de statique, qui se correspon- dront parfaitement et dont les solutions géométriques ne sauraient différer l'une de l'autre, parce qu'elles 142 LIVRE I[. — CHAPITRE II. se rattachent ;i des principes géométriques parfaite- ment concordants*. Toutefois, les deux problèmes, identiques par la forme de la solution, différeront foncièrement quant aux données, au moins selon notre manière de concevoir les choses : car d'ailleurs, la parfaite ressemblance dans la forme de la solution est une forte présomption que, pour une intelligence constituée de manière h pénétrer plus avant que nous dans le fond et dans la raison des choses, la cinéma- tique et la statique, la notion de mouvement et la notion de force, s'identifieraient. C'est ainsi (pour prendre un exemple moins abstrait) que la théorie physique de la lumière et celle de la chaleur rayon- nante reposent sur des principes dont la forme géo- ^ Ceci explique à la fois le bon accueil et les objections qu'on a faites à l'ingénieuse théorie des couples, sur laquelle Poinsot a fondé ses Eléments de Statique. L'idée d'un couple de forces parallèles, d'égale intensité et dirigées en sens contraires, ne peut certainement passer pour une idée primordiale, au même titre que l'idée de force, et qui en fasse en quelque sorte le pendant. En ce sens il n'est pas vrai de dire que la symétrie de rôle des forces et des couples soit fondée sur la nature des choses; et une construction de la sta- tique qui repose sur cette symétrie est plutôt artiQcielle que natu- relle. Mais, d'un autre côté, la symétrie que la cinématique nous offre entre les mouvements de translation rectiligne et les mouve- ments de rotation, est certainement fondée sur la nature des choses et sur les principes essentiels de la géométrie; en sorte que la solution d'un problème de cinématique atteindra sa perfection, ou, comme on dit, sa plus grande élégance, lorsqu'elle mettra le mieux en relief la symétrie dont il s'agit. Et, puisque le problème corres- pondant de statique (au point de vue mathématique et abstrait) n'en diffère pas, il faut bien que la forme la plus élégante adonner au problème de cinématique soit aussi la forme la plus élégante que l'on puisse donner au problème de statique correspondant, dùt-elle paraître artificielle et détournée au point de vue qui est particulier à la statique. REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 143 métrique est la même, d'où résulte une parfaite iden- tité dans la solution géométrique des problèmes d'optique et des problèmes analogues sur la chaleur rayonnante. iNous n'en sommes pas moins forcés d'ad- mettre que, dans l'état de nos connaissances, les deux théories forment deux branches distinctes de la phy- sique; et en même temps nous sommes très portés à croire que, dans l'état d'une science plus profonde ou plus avancée que la nôtre, les notions de lumière et de chaleur rayonnante s'identifieraient, de manière à rendre les deux théories dont il s'agit, identiques par la nature des matériaux de la construction scientifi- que aussi bien que par la forme de la construction (2) . 93. — La nécessité une fois reconnue de combler ou de franchir l'intervalle qui sépare la cinématique de la statique, la théorie géométrique de la combinai- son des mouvements d'avec la théorie de la combi- naison des forces, il s'agit de savoir au juste quels principes et eu quel nombre doivent être empruntés pour cela, soit au seul raisonnement, soit à l'expé- rience, de manière que la statique ait le caractère de science purement rationnelle comme les mathémati- ques pures, ou celui de science expérimentale comme les diverses parties de la physique. La question est philosophiquement des plus importantes et des plus curieuses : elle est d'autant plus curieuse et impor- tante qu'il s'agit du premier exemple du passage d'un ordre d'idées et de facultés à un autre. Nous ferons à ce sujet les observations suivantes : L'unique principe dont la statique ait besoin pour se fonder sur une base qui lui soit propre, tout en satisfaisant à la condition d'une parfaite identité de 144 LIVRE II. — CHAPITRE H. forme entre les solutions des problèmes de cinéma- tique et celles des problèmes correspondants de la statique, peut se tirer h volonté, ou de la règle de la composition des forces concourantes (principe du parallélogramme des forces) , ou de la règle de la com- position des forces parallèles (principe de l'équilibre du levier ou du treuil). Chacune de ces règles se ramène à l'autre par des raisonnements et des cons- tructions purement géométriques, auxquelles l'esprit de subtilité ne fait point d'objection. Rien de plus facile que de constater par des expé- riences précises la règle de l'équilibre du levier, sur laquelle reposent la construction et l'usage de l'espèce de balance qui porte chez nous le nom de romaine. Aussi ce principe, qui paraît avoir été connu de toute antiquité, a-t-il été choisi par Archimède pour servir fie base à la statique rationnelle, dans les livres qu'il nous a laissés et qui sont les premiers monuments de cette science. Quant au principe du parallélogramme des forces, on en trouve des applications nombreuses, mais confuses et obscurément présentées, dans le livre des Questions mécaniques, attribué à Aristote, quoique d'ailleurs la règle du parallélogramme des vitesses, vérité d'intuition (31), s'y trouve nettement énoncée*, et que l'auteur en ait bien senti la liaison avec la composition et la décomposition des forces. Ce n'est que fort tard, au commencement du dix-septième siècle, que le géomètre hollandais Stevin a entrepris d'en donner une démonstration tirée de l'ordre d'idées àvdcyxïi TÔv twv TrXtupwv (péptoGai Xôyov. (QliUiit. 7nech. cap. II.), REVUE DES PRI>X1PES DE LA STATIQUE. 145 qui est propre à la statique : encore cette démonstra- tion repose-t-elle sur des considérations indirectes et fort détournées. Un siècle plus tard, Varignon en fit la base de sa Nouvelle Mécqaniqiœ, mais toujours en rattachant la composition des forces à la composition des \itesses; et ce n'est que vers le milieu du dix-hui- tième siècle, que Daniel Bernoulli et d'Alembert, pour rendre à la statique son indépendance et en quelque sorte son autonomie, proposèrent des dé- monstrations du genre de celles auxquelles on a encore recours maintenant, lorsqu'on se place au point de vue de ces géomètres, et qu'on ne veut pas avec Vari- gnon regarder la règle de la composition des forces comme une conséquence évidente de la règle pour la composition des vitesses'. 94. — Il y aurait de l'intérêt pour les logiciens dans une analyse exacte des démonstrations ration- nelles qu'on a données, tant du principe du parallé- logrannne des forces que du principe de l'équilibre du levier, et des objections qu'on y a faites. Sans en- trer dans des détails que la nature et le but principal du présent ouvrage ne comportent guère ^ nous obser- verons que la variété même des tours de démonstra- * Voyez l'excellente notice historique mise par Lagrange en tête de la Mécanique analytique; l^" partie, section 1'''*. ^ Pour l'un et pour l'autre principe, la démonstration directe se décompose en deux parties bien distinctes. S'agit-il du parallélo- gramme des forces? La première partie du théorème consiste à établir que la résultante est dirigée suivant la diagonale du paral- lélogramme des composantes; c'est dans cette première partie que se" concentrent les difflcultés de la démonstration, après quoi rien n'est plus aisé que d'en conclure l'intensité de la résultante. S'agit- il du principe du levier? La difficulté consiste au contraire à déter- miner directement l'intensité de la résultante ou la charge du point T. I. 10 1 iO LIVRE II. — CHAPITRE II. tion employés indique assez qu'ils sont trop artificiels et détournés pour que l'esprit s'en contente, quand il s'agit de propositions qui ont cette importance fonda- mentale. La logique peut être satisfaite, si l'artifice des constructions a conduit finalement à un raisonne- ment concluant : mais la raison ne l'est pas, parce (jue la raison \eut que les principes sur lesquels toute une science repose se démontrent simplement ou qu'ils ne se démontrent pas du tout; et l'esprit ne se flatte point d'avoir saisi l'ordre naturel suivant lequel les vérités s'enchaînent, tant qu'une vérité très géné- d'appui, après quoi l'oa montre aisément, comme l'a fait Archi- mède, où doit se trouver le point d'appui pour que l'équilibre ait lieu. Nous retrouvons partout la même analogie, la même symétrie, et (pour employer l'expression reçue maintenant) la même dualité qui tient à l'essence même des rapports entre les deux éléments de la géométrie et de la cinématique, la ligne droite et le cercle, le mouvement de translation rectiligne et le mouvement de rota- tion (34). On peut voir, tout au commencement de la Mécanique analytique, les raisonnements ingénieux, mais très détournés, par lesquels Huygens et Lagrange ont suppléé à ce qu'ils appellent le défaut de la démonstration d'Archimède , en démontrant la première partie du principe du levier, ou le postulat qu'Archimède suppose, à sa- voir que la résultante de deux forces parallèles entre elles est égale à la somme des composantes. Rien de plus aisé que la démons- tration de ce postulat, lorsque, sans l'appuyer précisément sur la règle du parallélogramme des forces, on veut néanmoins faire usage de la notion acquise de la composition et de la décomposition des forces concourantes (voyez les Eléments de Statique de Poinsot, n" 19). Mais l'avantage, et pour ainsi dire le mérite du principe du levier, comme fondement de la théorie de l'équilibre, consiste pré- cisément, selon la remarque de Lagrange, à tout ramener à la con- sidération des poids, et à n'exiger pour la clarté de l'énoncé, ni que les forces soient représentées par des lignes, ni que l'on invoque aucun axiome tiré de la nature du mouvement, ainsi qu'il le faut, si l'on veut établir que deux forces concourantes ont nécessairement une résultante. REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 117 raie n'est établie qu'à la faveur de constructious et d'artitices très particuliers (42) . Ce n'est pas que nous contestions avec quelques géomètres la force logique et probante des tours de démonstration dont il s'agit. Les postulats dont ils im- pliquent la concession se ramènent tous en définitive, d'une part à cet axiome suprême qui ne permet pas à la raison d'admettre un défaut de symétrie dans les résultats quand tout est symétrique dans la disposi- tion des données (68) ; d'autre part au principe de la superposition des équilibres, qui veut que, lorsqu'un système est en équilibre, on puisse, sans troubler l'équilibre, y introduire ou y supprimer des forces qui se font séparément équilibre. Prétend-on que l'expérience seule est capable de nous instruire de cette vérité? On le peut sans doute, puisque ceux qui admettent un axiome comme axiome, renoncent par cela même à le démontrer, et par conséquent à l'im- poser à ceux qui en contestent l'évidence : seule- ment, lorsqu'on exige que l'expérience intervienne pour justifier de pareilles propositions, il est clair que l'on renonce à faire de la statique autre chose qu'une science expérimentale d'un bout à l'autre, puisqu'il n'y a pas dans cette science de conséquence ration- nelle dont on ne puisse aussi justement contester la légitimité, en arguant de lignorance où nous sommes de la nature et du mode d'action des causes physiques qui produisent le mouvement ou l'équilibre. 95. — Sans doute, lorsqu'on passe à l'application, il n'y a pas de proposition de statique qui ne demande à être vérifiée par l'expérience : en ce sens que nous ignorons a priori si telle disposition ne modifiera pas 14S LIVRE II. — CHAPITRE II. les conditions physiques du développement et de l'ac- tion des forces qui sont en jeu, au point de troubler l'équilibn', là on les axiomes de la statique et les théorèmes qui s'en déduisent, more geometrico, assu- reraient ré({uilil)re, sans l'intervention de cette cause perturbatrice. Ainsi, nous concevons bien que des agents physiques (des courants électriques, par exem- ple), pourraient s'influencer l'un l'autre, quoique agissant dans le même sens, de manière que la force statique résultant de leurs actions combinées ne fut plus la somme des forces statiques que ces agents dé- velopperaient isolément, de même que la traction exercée par deux poids réunis est la sonnne des trac- tions que chaque poids exercerait à lui seul. Mais, quand l'expérience nous offrira un fait de ce genre, nous le noterons comme une particularité physique dont il faut chercher l'explication, en la rattachant aux principes et aux règles de la statique rationnelle, bien loin qu'il intirme à nos yeux l'autorité de ces principes et de ces règles. Au surplus, ceux qui contestent les axiomes à la faveur desquels se font en statique les démonstrations du principe du parallélogramme des forces ou du principe du levier, doivent à plus ft>rte raison recon- naîtie (ju'il n'est pas permis, comme quelques-uns l'ont cru, de fonder la statique sur la cinématique el de passer, sans expérience confirmative, d'une règle purement géométrique pour la composition des mou- vements simultanés, à une règle pour la composition des forces dans le cas où il n'y a plus de mouvement du tout. Si ces réflexions satisfont l'esprit du lecteur, il eu REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 149 faudra conclure que la statique, en tant que théorie rationnelle, basée sur le principe du parallélogramme des forces ou sur celui de l'équilibre du levier, est bien une théorie mathématique inattaquable, dans l'ordre d'abstractions où les mathématiques se pla- cent, mais qui offre pourtant cette singularité, que chacun des deux principes fondamentaux, quoique susceptible de démonstration rigoureuse, exige cer- tains artifices de démonstration, incompatibles avec l'idée que la raison se fait d'un principe fondamental: d'où il résulte que quelques esprits préféreraient les employer à titre de postulats, comme Euclide l'a fait en géométrie pour un principe analogue (27), tandis que d'autres seraient plus portés à les admettre à titre de faits d'expérience. Nous allons voir comment un troisième principe, tiré de la notion des dépenses de force, de l'idée de la force vive ou du travail (83 e/ siav.), intervient pour suppléer aux imperfections des deux autres, et pour compléter par là les fondements "de la statique mathé- matique. 96. — On doit d'abord admettre, comme une règle évidente, qu'il faut la même dépense de force, pour élever d'un mètre un poids de deux kilogrammes, ou pour élever de deux mètres un poids d'un kilogramme, l'une et l'autre dépense se résolvant en deux autres, employées chacune à élever d'un mètre un poids d'un kilogramme. La possibilité physique de cette résolu- tion, qui rend la règle évidente, suppose sans doute que le poids et que la dépense de force sont des quan- tités divisibles; que, par exemple, le poids de deux kilogrammes qu'il s'agit d'élever est celui de deux 150 LIVRE 11. — CIIAPITRK II. litres d'eau qu'on peut à volonté élever ensemble ou séparément, dans le même vase ou dans des vases distincts, et que pareillement la dépense de force est fournie par la détente de deux ressorts dont chacun, pris à part , est capable de remonter d'un- mètre un poids d'un kilogramme, et dont les actions s'ajoutent, sans s'influencer, quand on juge à propos de les faire agir simultanément. Maintenant il est clair que la solidification des deux litres d'eau, en changeant les conditions physiques de leur divisibilité, ne change rien à leur poids ni à la dépense de force nécessaire pour les élever à une hauteur donnée; mais si, au lieu des ressorts pris pour exemple , il s'agissait d'une dépense de force animale, qui s'effectue pour ainsi dire tout d'une pièce, et dont les éléments sont plus ou moins solidaires les uns des autres, le principe perdrait de son évidence et cesserait même d'être vrai : car assurément tel homme qui peut, par le déploie- ment de sa force musculaire, à l'aide d'une simple poulie de renvoi ou de toute autre manière , élever ai- sément de cent mètres un poids de dix kilogrammes, n'élèverait pas d'un mètre un poids de mille kilo- grammes. Mais, ce qu'il ne peut faire directement, il le fera indirectement , en élevant par exemple à cent mètres dix kilogrammes d'eau, dont on conçoit que la chute, équivalant comme travail mécanique à mille fois le travail d'un kilogramme descendant d'un mètre, pourra servir à faire remonter d'un mètre un poids de mille kilogrammes d'eau. Moyennant cette restric- tion et cette explication , la règle énoncée a toute l'évidence d'un axiome, et il en résulte que générale- ment les dépenses de forces peuvent se mesurer par REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 151 le produit de deux nombres dont l'un exprime un poids et l'autre la hauteur à laquelle on élèverait le poids, au moyen de la dépense de force qu'il s'agit de mesurer (86). 97. — De cette notion de la mesure des dépenses de force et de l'axiome invoqué au n" 85, on conclut immédiatement le principe de l'équilibre du levier ou du treuil qui nest qu'une forme de levier, mieux appropriée à notre explication. Soient les poids P, Q suspendus à des cordes qui s'enroulent, l'une sur la grande roue du treuil, l'autre sur l'arbre ou le cylindre concentrique dont nous supposerons, pour fixer commodément les idées , le rayon égal à la moitié de celui de la grande roue; nous disons que ces poids doivent se faire équilibre Ù si le poids Q est justement le double du poids P, celui-ci étant, par exemple, d un kilo- gramme et l'autre de deux kilogrammes. Admettons en effet , pour un moment , que l'équilibre n'ait pas lieu, et qu'il faille ajouter au poids P quelque chose comme vingt grammes pour établir l'équilibre. Si donc l'on n'ajoutait que dix grammes au poids P, le poids Q l'emporterait encore, et attendu que le rayon de la grande roue est double du rayon de l'arbre, le poids Q ne pourrait descendre d'un mètre sans faire remonter de deux mètres le poids P, et en sus le poids additionnel; c'est-à-dire que, par l'intervention d'un appareil inerte tel que le treuil, un poids de deux kilogrammes descendant d'un mètre serait capable de remonter plus d'un kilogramme à la hauteur de deux 152 LIVRE II. — CHAPITRE II. mètres, ou plus de deux kilogrammes à la hauteur d'un mètre. En d'autres termes, cet appareil inerte servirait h reproduire plus de force disponible qu'on n'en consomme, ou à augmenter indéfiniment la (fuantité de force disponible. La même absurdité se reproduirait si l'on supposait que l'équilibre du treuil exige qu'on surcharge le poids 0 d'un poids addi- tionnel. Un raisonnement tout à fait semblable conduit au principe de l'équilibre du pian incliné, dont la liaison avec la règle du parallélogramme des forces ressort des plus simples notions de la géométrie. Ainsi se trouvent rattachés à une souche unique les deux principes d'équilibre dont les rôles en statique offrent une symétrie si remarquable , et qui peuvent être pris indifféremment l'un ou l'autre pour fonde- ment de cette science, parce que l'un se déduit de l'autre, mais non sans laisser désirer quelque chose à la raison qui aspire en tout à l'unité, et qui ne se tient pas pour satisfaite tant qu'il faut revenir à une démonstration compliquée pour établir une règle fondamentale. 98. — L'idée première une fois saisie, sur des exemples très simples comme ceux que nous avons choisis, il s'agit de la généraliser et d'en approprier l'énoncé à tous les cas possibles, ce qui est un détail de géométrie, assurément fort important, mais dont nous n'avons pas à nous occuper ici. Il paraît qu'on doit rapporter à Descartes et à Wallis l'honneur d'a- voir cherché les premiers la raison et le principe de l'équilibre des machines, dans l'équivalence qui devrait avoir lieu entre les quantités de force dépensable REVUE DES PRINCIPES DE LA STATIQUE. 153 créées et consommées, si l'on admettait que la machine prît un mouvement, dans un sens ou dans l'autre. Avant Descartes et AVallis, Guido Ubaldi et Galilée avaient en Italie aperçu et signalé le même principe, mais en l'énonçant autrement et en le donnant (sui- vant la remarque de Lagrange) plutôt jiour une pro- priété générale de l'équilibre que pour la vraie cause de l'équilibre \ c'est-à-dire en le présentant plutôt comme un corollaire que comme un principe. Il était réservé à Lagrange lui-même de faire voir comment , le prin- cipe une fois admis, la solution de tous les problèmes d'équilibre, et par suite la solution de tous les pro- blèmes de mécanique s'en déduit à l'aide d'une mé- thode élégante , uniforme, sans qu'il faille recourir à aucune construction nouvelle, à aucun artifice par- ticulier, ainsi que cela doit arriver quand on a été assez heureux pour saisir dans une science le principe suprême et générateur d'oii tout le reste dérive, et qui donne la clef de tous les cas particuliers. 99. — Or, n'est-il pas naturel de regarder comme un principe plutôt que comme un corollaire, et comme la vraie raison de l'équilibre (en corrigeant un seul mot, pour plus de justesse, dans les expressions de Lagrange rapportées ci-dessus) plutôt que comme une propriété générale de l'équilibre, une proposition qui non seulement résume, confirme et complète les divers principes qui ont été successivement employés comme autant de fondements de la statique, mais d'oii décou- lent encore, par une méthode générale et uniforme, les solutions de toutes les questions particulières? L'or- * Mécanique analytique, tome I", pag. 20 et.suiv. de la 2" édition. oi LIVRE H, — CHAPITRE II, ganisation d'une science ne présenterait-elle pas quel- que chose d'étran<^e, si la méthode directe, c'est-à-dire celle qui tirerait immédiatement les conséquences des principes d'où elles émanent, était moins simple, moins élégante, et partant moins parfaite que celle qui prend son point de départ dans un corollaire éloi- gné des premiers principes? Remarquons bien qu'il s'agit ici d'une des questions qui tiennent à la philoso- phie des sciences, et dont le sens philosophique décide, mais pour lesquelles il n'y a pas de démonstrations logiquement rigoureuses, ni de réduction à l'absurde, c'est-à-dire à la contradiction, comme celles que les géomètres affectionnent (66). Mais, d'un autre côté, ce n'est point une vaine dispute de mots, c'est au contraire une question philosophique d'un intérêt réel, que celle de savoir quelle est, de plusieurs notions qui s'enchaî- nent, celle qu'on doit regarder comme l'idée première et génératrice. INous avons tâché de mettre en relief les motifs qui peuvent décider le lecteur pour l'idée qui rend le mieux compte de l'économie de la science et de ses applications. La portée de nos observations sera encore bien mieux comprise quand on verra, dans la suite de ce livre, qu'il s'agit d'un principe qui domine, non seulement la mécanique proprement dite, mais la physique tout entière. DES IDEES DE MATIERE ET DE MASSE. 1 OO CHAPITRE III. DES IDÉES DE MATIÈRE, DE MASSE ET D'INERTIE, 100. — L'expérience la plus familière nous apprend que les objets qui affectent nos sens d'une manière si variée, et auxquels nous donnons le nom de corps quand nous \oulons les désigner par une appellation commune, sont sujets, non seulement à se déplacer, mais encore à changer de dimensions, de figure, d'as- pect et d'état, et même à périr dans leur individualité par la désagrégation et la dispersion de leurs parties. Ce qui persiste après le changement ou la destruction du corps, en restant inaltérable dans la collection des parties, est ce que nous nommons la matière, car, telle est la constitution de notre esprit, que nous sommes naturellement portés à concevoir quelque chose d'absolu et de persistant dans tout ce qui se manifeste à nous par des qualités relatives et variables, et que , naturellement aussi , notre langage s'accom- mode à la forme habituelle et nécessaire de nos con- ceptions. Par analogie ou par extension, le mot de matière a pris d'ailleurs , dans la langue commune et dans le discours philosophique, des acceptions très diverses ; mais nous n'avons à l'envisager ici que dans son acception purement physique. 101. — Cependant il faudrait bien reconnaître que le penchant de notre esprit nous abuse, et que l'idée de matière ne correspond à rien de réel hors de l'es- lofi LIVRK II. — CHAPITRE III. prit qui la conçoit, s'il était prouvé que, dans des circonstances convenables , les corps peuvent être anéantis ou détruits sans qu'il en reste rien. Alors la tâche du physicien serait de définir avec précision les circonstances de cette destruction, et les corps ne cesseraient pas pour cela de nous présenter le spectacle de phénomènes liés et h'ien ordonnés^ phœnot7iena bene ordinata, selon l'expression de Leibnitz. La véracité du rapport des sens n'en serait nullement compro- mise, car ce ne sont point les sens qui nous donnent cette idée d'un suhstratum ou d'un soutien insaisis- sable et indestructible de toutes les apparences et de toutes les qualités destructibles que nos sens saisis- sent V Au contraire, si l'on se contentait d'interpréter grossièrement les rapports des sens, on se figurerait qu'un corps consumé par le feu est totalement anéanti, que la diminution du liquide qui remplit un vase est la marque d'une déperdition de matière; et ainsi pour d'autres cas analogues. Il a fallu qu'une observation minutieuse et méthodiquement dirigée enseignât aux modernes que , dans tous les changements d'état des corps, résultant des actions qu'ils exercent les uns sur les autres, ou de l'influence d'autres agents naturels, s'il en existe, il y a toujours (nonobstant certaines apparences trompeuses) quelque chose de persistant et d'absolument invariable, à savoir le poids; pourvu, bien entendu, que toutes les pesées se fassent à la ' « Si corpora mera essent phœnoraena, non ideo fallerentur sen- sus. Neque enim sensns pronuntiant aliquid de rébus metaphy- sicis. Sensuuin veracitas in eo consistit, ut phsenomena consentiant inier se, neque decipiamur eventibus, si rationes experimentis inœdiflcatas probe sequaraur. » Leibnitz, édit. Dulens, t. II, p. ol9. DES IDÉES DE MATIÈRE ET DE MASSE. 157 même latitude et à la même hauteur au dessus du niveau des mers: autrement, le poids cesse d'être quelque chose d'invariable, ainsi qu'on le dira plus loin. De telle sorte que, si l'on recueille soigneuse- ment tous les produits nouveaux qui ont pu se for- mer, toutes les particules intégrantes du corps qui s'est en apparence évanoui, la balance accusera ce fait capital, que le poids total est resté le même, sans augmentation ni déchet , ou du moins que le poids total n'a subi que des variations irrégulières et si faibles, qu'on doit les imputer aux erreurs insépa- rables de l'expérimentation. Voilà l'expérience fonda- mentale et décisive d'oîi il résulte que l'idée de sub- stance, dans l'application que nous en faisons aux corps que nous pouvons soumettre à nos pesées, n'est pas seulement une abstraction logique , une fiction de notre esprit, et qu'elle a au contraire sa raison et son fondement dans l'essence des corps, quoique nous soyons condamnés à ignorer toujours en quoi cette essence consiste. Or, l'idée de matière n'est pas autre chose que l'idée de substance appliquée aux corps, ou l'idée de cette qiiiddité inconnue qui reste invariable et indestructible, malgré tous les changements de forme, d'agrégation moléculaire, de composition chi- mique et d'organisation. 102. --- Imaginons qu'à l'aide d'un ressort écarté de sa position d'équilibre, on donne une impulsion horizontale à un globule de plomb supporté par un plan horizontal qui détruit Faction de la pesanteur sur ce globule : on lui imprimera ainsi une vitesse constante qui pourra être mesurée. Soudons à ce glo- bule un autre globule parfaitement semblable, puis 158 LIVllE II. CIIAriTRE III. deux, trois, quatre globules, et supposons que l'on «''carte toujours le ressort de la même manière, pour que les conditions de l'action qu'il exerce soient iden- tiques : on trouvera que la vitesse imprimée devient successivement la moitié, le tiers, le quart, le cin- quième de celle que prenait d'abord le globule isolé, la quantité de matière ou la masse h mouvoir étant devenue successivement double, triple, quadruple, quintuple de ce qu'elle était dans l'expérience primi- tive. A la vérité, pour constater exactement ce résultai, il faudrait faire en sorte que le corps, en se mouvanl sur le plan, n'éprouvât aucun frottement appréciable; car le frottement, la résistance de l'air, etc., sont autant de causes perturbatrices qui compliquent et masquent la loi principale qu'il s'agit d'établir ou de vérifier. Mais, en voyant que cette loi si simple se vérifie d'autant mieux qu'on a mis plus de soins à atténuer l'intluence des causes perturbatrices, on ne peut pas douter qu'elle se vérifierait exactement, si l'on parvenait à s'affrancbir tout à fait de cette in- fluence. D'ailleurs il ne s'agit pas maintenant pour nous d'examiner quel est le degré de précision que l'expérience comporte, ni quels sont les procédés pra- tiques d'expérimentation : il est uniquement question de faire concevoir qu'il y a là matière à expérimen- tation , et de fixer le point sur lequel l'expérience ou l'observation peut porter. 103. — L'action exercée par le ressort est du genre de celles qui s'accomplissent dans un temps si court, qu'on a pu les prendre, quoique à tort, pour des actions instantanées. Supposons qu'au lieu de l'im- DES JDÉES DE MATIÈRE ET DE MASSE. 159 pulsion d'im ressort ou emploie l'action d'un aimant pour ébranler un globule de fer dont on observera le mouvement horizontal, en notant l'espace décrit pen- dant un temps extrêmement court (oo), quand le glo- bule et l'aimant sont séparés par un intervalle déter- miné. Soudons au globule de fer un globule de plomb sur lequel l'aimant n'a pas d'action directe, et en tenant l'aimant à la même distance, donnons par des tâtonnements au globule de plomb un volume tel que l'espace décrit soit réduit à moitié; puis ajoutons suc- cessivement au globule de fer deux, trois, quatre glo- bules de plomb parfaitement semblables : nous trou- verons que l'espace décrit devient successivement le tiers, le quart, le cinquième de ce qu'il était quand le globule de fer n'avait point d'appendice à traîner avec lui : ce qui est parfaitement d'accord avec les résultats de l'expérience faite au moyen du ressort, et ce qui nous montre en outre que le globule de fer, dont le volume n'est pas le même que celui du globule de plomb, se comporte comme s'il avait la même masse. On peut d'ailleurs vérifier que la même impulsion communique à l'un et à l'autre globule des vitesses égales, et qu'ils ont précisément le même poids. L'observation la plus vulgaire nous apprend que les particules matérielles dont un corps est formé peuvent être agrégées diversement, de manière à laisser entre elles plus ou moins de vides ou d'intervalles ; nous voyons que le même corps change de volume selon sa température et selon la compression à laquelle on le soumet : en sorte qu'il nous est très facile de conce- voir comment, sous le même volume, peuvent se trou- ver des quantités de matières ou des masses inégales. 160 LIVRE II. — CHAPITRE III. 11 ne suit pas de là nécessairement que la raison de l'inégalité de masse des globules de fer et de plomb, sous le même volume, la même pression et la même température, tienne uniquement à la plus ou moins grande abondance de vides ou d'intervalles. Il suffit que des expériences du genre de celles que nous avons indiquées constatent entre ces corps qui paraissent différer essentiellement , jusque dans leurs dernières particules, une inégalité de masse sous le même vo- lume : inégalité dont les effets mécaniques sont abso- lument les mêmes que ceux qui résultent d'un plus ou moins grand rapprochement des particules , dans les corps dont les particules ont exactement les mêmes propriétés et paraissent être parfaitement similaires. Or, toutes les expériences que nous pourrions faire, non plus seulement sur le plomb et le fer, mais sur tous les corps de la Nature, non plus seulement en employant pour les mouvoir l'action d'un ressort ou celle d'un aimant, mais en mettant en jeu toute autre action mécanique , nous offriraient des résultats par- faitement concordants , nous donneraient pour les masses comparées des divers corps ou particules ma- térielles les mêmes évaluations numériques, et nous montreraient en outre, d'accord en cela avec les expé- riences de pesées (101), que la masse d'un corps est quelque chose d'invariable et d'absolument indestruc- tible. De quelque manière qu'on désagrège les parti- cules d'un corps, si l'on en recueille avec soin toutes les parties dispersées , on pourra s'assurer par des expériences du genre de celles qui viennent d'être indiquées, que la masse totale n'a subi aucune alté- ration . DES IDÉES DE MATIÈRE ET DE MASSE. 161 De là il résulte que la pesanteur agit de la même manière sur toutes les particules d'égales masses, ou que l'énergie avec laquelle la pesanteur tend à mou- voir un corps est précisément en raison de la masse à mouvoir, ou bien enfin que les poids sont toujours proportionnels aux masses, résultat bien important au point de vue de la physique expérimentale. Car, autant les expériences pour la mesure directe des masses par le moyeu de l'observation des vitesses (expériences qu'il fallait indiquer en vue de l'enchaînement logique des explications) rencontrent de difficultés et d'ob- stacles dans la pratique, autant l'opération de la pesée comporte de précision, et par conséquent c'est la seule qui s'effectue réellement. C'est par l'invariabilité des poids xeiatifs ou l'invariabilité du poids absolu làla même latitude et à la même hauteur au dessus du niveau des mers) que l'on constate effectivement le principe le plus capital de la physique, à savoir l'in- destructibilité de la masse; mais il n'en est pas moins indispensable de bien distinguer la notion de la masse de la notion du poids , car la théorie et l'observation nous enseignent que l'intensité de la pesanteur varie, et que par suite les poids de tous les corps varient avec la latitude et la hauteur ; de sorte qu'en ce sens le poids est quelque chose d'accidentel au corps et qui peut changer, diminuer même jusqu'à s'évanouir, tandis que la masse, qui est quelque chose d'inhéren et d'essentiel aux corps, ne change jamais. Ainsi donc, de même que la notion vulgaire que nous avons des corps suppose la notion que le sens intime nous donne de l'effort que nous exerçons pour les mouvoir, ou de la résistance qu'ils opposent à T. 1. Il 102 TJVRE II. (-.HAIMTUR III. nos propres mouvements (81), de même l'idée scien- tilique de matière ou de masse ne peut se définir que par l'idée de poids, c'est-à-dire d'un genre spécial de force, ou plus généralement et plus philosophique- ment, par l'idée d'une cause motrice ou d'une force quelconque. Il est donc bien vrai dédire que ces deux idées de force et de matière, dans toutes les phases de leur évolution, se soutiennent et s'impliquent l'une l'autre. Nous verrons dans toute la suite de nos re- cherches cette dualité se manifester, et il n'y a pas de fait plus capital, ni sur lequel il faille plus spéciale- ment attirer l'attention des lecteurs réfléchis, les seuls assurément qui puissent nous suivre avec patience dans cette minutieuse, mais indispensable analyse. 105. — Dans une foule de circonstances, les corps sont manifestement inertes, c'est-à-dire qu'ils ne se mettent en mouvement que sous l'action d'une force extérieure et apparente; dans d'autres cas il semble que les corps, même privés de tout principe de vie, se déplacent d'eux-mêmes ou sont agités d'un mouve- ment intérieur; et enfin la faculté du mouvement ou de l'arrangement spontané paraît caractériser les corps vivants, quelque obscures que soient en eux les traces de la vie et de l'organisation. Mais tout cela change a\ec les circonstances extérieures et la constitution intime du corps : tandis que ce qui persiste dans les éléments des corps, ou dans ce que nous nommons la matière, c'est V inertie, à savoir la propriété de rester en repos tant qu'une force extérieure et apparente ne vient pas les solliciter, et de se mouvoir dès qu'une telle force les sollicite. Voilà comment, sans rien pré- juger sur l'inertie ou sur l'activité des êtres complexes 1 DES IDÉES DE MATIÈRE ET DE MASSE. ! 63 auxquels nous donnons le nom de corps, on est auto- risé à dire que la matière est inerte; et dès lors il n'y a rien de plus naturel ni de plus conforme à la subor- dination observée entre les phénomènes, que de con- cevoir une force qui, en agissant sur la matière, lui imprime l'activité et le mouvement, même dans les cas oii nous ne sommes plus frappés de l'action d'une force extérieure et apparente. Par exemple, un barreau de fer peut acquérir ou perdre la propriété magnétique en vertu de laquelle il semble s'orienter de lui-même; un œuf acquiert par la fécondation et perd par l'influence d'une trop haute température les qualités vitales en vertu des- quelles le germe se développe et l'embryon s'organise : mais, outre ces qualités spéciales qui peuvent s'ac- quérir et se perdre, le barreau et l'œuf en ont une qui ne se perd pas, et qui leur est commune avec un barreau de plomb ou de zinc, avec un globe d'argile ou de marbre : à savoir celle de se mouvoir par l'in- tervention d'une force extérieure, et seulement en vertu de cette intervention, absolument comme pour- rait le faire tout autre corps de même figure et de même masse. Voilà une propriété essentielle aux corps, ou attachée à ce qu'il y a en eux de fonda- mental et d'indestructible : c'est donc une propriété de la matière. Le principe de l'inertie de la matière ne peut pas avoir en physique un autre sens : il est l'expression pure et simple de ce que l'expérience nous a appris sur la manière dont se subordonnent les uns aux autres les phénomènes que nous présente le monde matériel. Nous allons plus loin, il est vrai, et nous outre-passons les strictes conclusions de l'ex- Kii LlVllK II. — CHAPITRE III. périence, lorsque nous admettons qu'en tout cas l'élé- ment matériel, au lieu de posséder la force en lui- même, en subit l'action, comme si l'élément matériel et la force devaient nécessairement être conçus cha- cun à part et indépendamment l'un de l'autre. Le principe de l'inertie de la matière ainsi entendu n'est plus qu'une hypothèse métaphysique dont le contre- pied consiste à n'admettre que des forces et des mo- nades essentiellement actives, pour l'explication de tous les phénomènes du monde matériel. Mais le mo- ment n'est pas encore venu d'analyser cette partie transcendante de la philosophie naturelle : nous nous bornons ici à exposer les principes incontestables de la mécanique physique. 106. — L'expérience nous enseigne que l'inertie de la matière consiste non seulement à rester dans l'état de repos, quand aucune force ou cause de mouve- ment ne la sollicite, mais à persévérer dans l'état de mouvement et à continuer de se mouvoir, d'un mou- vement rectiligne et uniforme, quand nulle force ou nul obstacle extérieur ne viennent arrêter son mou- vement ou en changer, soit la vitesse, soit la direc- tion. De là cette différence capitale, que nous avons déjà signalée (35), entre la théorie du mouvement, au point de vue géométrique, et la mécanique physique. On dit en conséquence que l'inertie de la matière consiste dans \ indifférence dÀX repos et au mouvement, de sorte que cette qualité des corps que l'on nomme la mobilité, ne doit pas être considérée comme une qualité distincte, mais seulement comme une suite de l'inertie de la matière. DE LA MÉCAMQUE PHYSIQUE. 165 CHAPITRE IV. DU PASSAGE IMMEDUT DE LA THÉORIE GÉOMÉTRIQIE DU .MOUVE.NE.NT A LA THÉORIE PHYSIQUE DU MOUVEMENT DES CORPS. — DU PASSAGE DE LA STA- TIQUE A LA THÉORIE PHYSIQUE DU MOUVEMEJfT. — DE LA VALEUR ET DU RÔLE DES PRLN'CIPES DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE DANS LA PHILOSOPHIE NATURELLE. 107, — Le passage des vérités abstraites de la géo- métrie aux principes fondamentaux de la physique et de la philosophie naturelle peut avoir lieu de deux façons : suivant que l'on se propose de rattacher di- rectement la théorie physique des mouvements des corps à la cinématique, c'est-à-dire à la théorie géo- métrique des mouvements, abstraction faite des forces qui les produisent; ou suivant que l'on se propose au contraire de s'appuyer sur la statique qui a pour objet la composition et r<^quivalence des forces quand aucun mouvement n'a lieu. De là deux systèmes qui ont partagé les géomètres philosophes plutôt que les phy- siciens : car il est tout simple que ceux-ci ne se fas- sent aucun scrupule d'employer concurremment, dans l'explication des phénomènes de la ^^ature, toutes les idées qui semblent familières et naturelles à l'homme; et que ceux-là attachent plus d'impor- tance à réduire autant (jue possible le catalogue des idées premières et indélinissables, le nombre des pos- tulats et des données empiriques (27). 11 faudrait opter * Même observation que pour le chapitre II de ce deuxième livre. 166 LIVRE II. — CHAPITRE iV. entre liiii ou l'autre système si nous avions à écrire un Traité élémentaire et didactique : mais la nature et le but de ce livre nous semblent exiger au con- traire que nous les exposions tous deux séparément, pour que l'on saisisse mieux en quoi ils coïncident et en quoi ils diffèrent; ce qui procurera, à ce que nous croyons, le dénouement le plus simple de toutes les complications qu'amène ordinairement la contro- verse. Premier Système. 108. — Loi (le l'indépendance des moiwements. Cette loi très remarquable, constatée par l'expérience, con- siste en ce que les différents mouvements que pren- drait un même corps soumis à des actions diverses, subsistent à la fois, sans se gêner ni s'altérer mutuel- lement, lorsque le corps subit à la fois toutes les actions dont on avait pu observer les effets isolés. Ainsi, un corps tombe verticalement en vertu de la pesanteur, d'un mouvement uniformément accéléré; le même corps soustrait à l'action de la pesanteur, ou supporté par un plan horizontal dont la résistance en détruit les effets, se meut d'un mouvement uniforme et rectiligne lorsqu'on lui donne une impulsion et qu'ensuite on l'abandonne h lui-même, en ayant grand soin d'éviter tous les obstacles qui pourraient détruire ou ralentir sou mouvement : mais, si le corps qui a reçu l'impulsion reste soumis à l'action de la pesanteur, les deux mouvements, l'un uniforme, l'autre uniformément accéléré, subsisteront ensemble sans se gêner ni s'altérer l'un l'autre, et se compose- ront, d'après les règles de la cinématique, de manière DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 167 que le mobile décrira clans l'espace la courbe connue sous le nom de parabole. Au moyeu de cette observa- tion généralisée, la notion de la combinaison ou de la composition de plusieurs mouvements indépen- dants, qui n'était en cinématique qu'une conception abstraite, devient un principe de la physique, appli- cable aux phénomènes oii diverses causes de mouve- ment, qui ont chacune leurs lois propres, et qui pour- raient agir chacune à part, entrent simultanément en action. Ce principe comprend comme cas particulier, quoi- que très important, celui où les divers mouvements sont dirigés suivant la même ligne droite, comme si le corps soumis à l'action de la pesanteur avait reçu en outre une impulsion, de haut en bas ou de bas en haut : alors les vitesses et les espaces décrits doivent s'ajouter ou se retrancher, selon que les vitesses com- posantes sont de même sens ou de sens contraires. i09. — Sous l'influence d'une même cause physi- que, comme le choc d'un ressort, l'action d'un aimant sur un globule de fer soudé à des globules de plomb, la vitesse imprimée au système matériel est en raison inverse de sa masse (102 et 103) : nous ne pouvons donc pas apprécier, par la vitesse seule, le degré d'intensité ou d'énergie de l'action qui met le système en mouvement ; mais le produit de la masse par la vitesse, ou ce que l'on nomme la quantité de mouoement , est une grandeur qui ne change pas, ((uelle que soit la masse ébranlée, quand rien n'est changé dans l'énergie et dans le mode d'action de la cause qui produit le mouvement. Par conséquent cette grandeur pourrait nous servir à fixer et à graduer 168 LIVRE H. — CHAPITRE IV. l'intensité de l'action motrice, sans que nous eussions besoin d'examiner si l'action physique qui détermine le mouvement est en elle-même une grandeur mesu- rable : de même que la dilatation d'un fluide tel que l'air, le mercure ou l'alcool, nous sert à fixer et à graduer les températures, sans que nous ayons besoin de rechercher si les accroissements de tempéi'ature sont en eux-mêmes des grandeurs mesurables, ni, en cas d'affirmative, s'ils sont proportionnels aux dilata- tions de l'alcool, ou à celles du mercure, ou à celles de l'air. Observons maintenant qu'il y a une manière de comparer directement entre elles les intensités des actions motrices, et de les rapporter à une commune mesure, en se passant de l'observation et de la me- sure, soit des quantités de mouvement, soit de leurs accroissements élémentaires. Ainsi, l'on peut mesurer l'action de l'aimant sur un morceau de fer avec lequel il est en contact, en le tenant verticalement, et en suspendant au morceau de fer un grain de plomb, puis deux, puis trois, etc., jusqu'à ce qu'il se détache. Le poids du morceau de fer et des grains de plomb, qui fait équilibre à l'action magnétique, est une gran- deur mesurable tout à fait propre à en déterminer l'intensité. Cette mesure s'accorde-t-elle avec celle des quantités de mouvement? voilà ce que l'expé- rience doit nous apprendre : mais déjà cette expé- rience se trouve explicitement ou virtuellement com- prise parmi celles sur lesquelles se fonde le principe énoncé en premier lieu et que nous avons nommé la loi de l'indépendance des mouvements. En effet, si l'action magnétique et la |)esanteur, ou deux autres DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 169 actions physiques quelconques, sont séparément capa- bles d'imprimer à une même particule matérielle des vitesses égales, il doit arriver, lorsqu'elles opèrent en sens contraires, que les deux mouvements se détrui- sent l'un l'autre et que la particule ne se déplace pas. Et comme la réciproque est pareillement évidente, il s'ensuit que l'on peut indifféremment arriver, par l'une et par l'autre méthode, à la même détermina- tion numérique de l'intensité des actions motrices. L'observation de l'état d'équilibre comporte pour l'or- dinaire une plus grande précision : cependant on mesure, par l'observation des mouvements pendu- laires, les variations d'intensité de la pesanteur, qu'il serait difficile de mesurer avec la même précision, si l'on songeait à équilibrer le poids d'un corps en em- ployant l'action d'un ressort ou celle d'un aimant, ou toute autre action capable de contrebalancer celle de la pesanteur. 110. — Principe de l'égalité de l'action et de la réaction. Si l'on considère le système matériel formé de deux globules de fer et de plomb liés invaria])le- ment l'un à l'autre, la quantité de mouvement que l'action magnétique communiquerait au globule de fer s'il était seul, se répartit entre les deux globules en raison de leur masse : ce que le fer perd à cause de sa liaison avec le plomb qu'il est forcé d'entraîner avec lui, étant précisément ce que gagne la masse de plomb. Dans cette communication des mouvements, on peut dire que le fer et le plomb, quoique inertes lun et l'autre, exercent, par le fait seul de leur liai- son, une action l'un sur l'autre tout à fait comparable (quant à ses effets du moins) \\ celle que l'influence 170 LIVRE 11. CHAPITRE IV. magnétique exerce sur le fer, et à celle que la pesan- teur exerce faut sur le fer que sur le plomb. Or, c<^s deux actions contraires qui correspondent à la quan- tité de mouvement perdue par l'un des globules et gagnée par l'autre, ont nécessairement la même me- sure numérique, conformément au principe célèbre de \(>fjaUté de l'action et de la réaction. Ce n'est pour- tant pas un principe distinct, mais une conséquence évidente et nécessaire des lois déjà énoncées, tant qu'on se borne à considérer le cas où des corps, inertes par eux-mêmes, se communiquent (en vertu des liens matériels qui les unissent) une partie de la quantité de mouvement qui provient des actions exer- cées directement sur quelques-uns d'entre eux. Mais le même principe est souvent pris dans un autre sens qui va au delà des strictes conséquences que l'on est autoi'isé à tirer des lois qui président à la communication des mouvements; en sorte que le principe ainsi entendu devient un principe indépen- dant, ou même (autant que quelques inductions peu- vent nous le faire philosophicjuement présumer) un principe plus haut placé et plus caché. Par exemple, si l'aimant attire le fer et si la masse de fer, quand elle est libre, \a à la rencontre de la masse aimantée, le fer de son côté attire l'aimant et la masse aimantée se déplace aussi, quand elle est libre, pour marcher à la rencontre de la masse de fer; de plus, les quan- tités de mouvement, de signes ou de sens contraires, que prennent les deux masses remuées par cette action mutuelle, sont numériquement égales. Voilà bien une application du principe de l'égalité entre l'action et la réaction : cependant, telle est notre ignorance sur la DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 171 nature de la cause qui produit les mouvements obser- vés, que nous ne concevons pas comment l'égalité qu'on remarque serait une conséquence nécessaire des lois qui règlent la communication du mouvement entre des masses inertes, unies par des liens maté- riels et apparents; et que nous ne voyons pas pour- quoi il serait absurde, a priori, de supposer que l'ai- mant a la propriété de mettre le fer en mouvement, sans qu'il en résulte nécessairement pour le fer la propriété de remuer ou de tendre à remuer la masse aimantée. Si deux particules pondérables s'attirent mutuellement suivant la loi ne^vtonienne, si deux boules chargées d'électricité de même nom se repous- sent mutuellement, il y a là une symétrie de causes et d'effets qui suffit pour rendre compte de la récipro- cité d'action : mais, lorsque l'aimant attire le fer, lorsqu'une boule chargée d'électricité positive attire une boule chargée d'électricité négative, lorsqu'un courant voltaïque agit sur une aiguille aimantée, la raison de symétrie, qui peut-être existe encore, ne nous apparaît pas, ou du moins, dans l'état de nos connaissances, ne se montre pas avec une clarté, suf- fisante. En tout cas, cette raison de symétrie serait tout autre chose que le raisonnement qui suffit pour expliquer si simplement ce qu'on doit entendre par l'égalité entre l'action et la réaction lorsqu'il s'agit de la communication du mouvement entre des corps inertes, par suite des liens matériels qui les unissent. Toutes les fois que le principe de l'égalité entre l'ac- tion et la réaction n'est pas un simple corollaire des lois de la communication du mouvement, ou la suite d'une symétrie évidente, ce ne peut être pour nous 172 LIVRE II. — CHAPITRE IV. qu'un principe d'induction fondé sur une observa- tion constante, et dont la raison profonde, qui tient à l'essence même des choses, nous échappe absolu- ment. 111. — Résolution des problèmes de la mécanique physique. Principe de d'Alembert. Considérons un nombre quelconque' de particules matérielles, dont chacune est sous l'influence d'une action motrice, déterminée quant à son intensité et à sa direction, de sorte que l'on serait en état d'assigner le mouvement que chaque particule devrait prendre, si elle était isolée ou sans liaison avec les autres : par suite des liaisons qui existent entre toutes ces particules, l'action que chacune d'elles subit a, pour ainsi dire, son retentissement dans tout le système, tellement que, pour déterminer le mouvement que prendra effective- ment chaque particule, il faut tenir compte à la fois, et de l'action à laquelle elle est directement soumise et de l'influence indirecte qu'exercent sur elle, eu vertu des liens du système, les actions subies par toutes les autres particules. Pour chaque molécule en particulier, ou peut considérer le mouvement imprimé par l'action à laquelle elle est directement soumise, comme composé (d'après les règles que la cinématique enseigne pour la composition des mouvements ; : r du mouvement effectif i[v\Q la molécule doit pren- dre; T et d'un autre mouvement qui est perdu ou détruit par l'effet des liaisons qui assujettissent les diverses particules du système matériel. Dès lors il faudra que toutes les quantités de mouvement per- dues se détruisent effectivement les unes les autres en vei'tu des liaisons subsistant entre les diverses parti- DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 173 cules du système. Si donc l'on parvient à déterminer d'après cette condition, tant en grandeur qu'en direc- tion, les mouvements perdus par chaque particule, comme les iwovweiweni's, imprimés parles actions exté- rieures sont censés connus en direction aussi bien qu'en grandeur, on pourra assigner, tant en grandeur qu'eu direction, les mouvements effectifs, et le pro- blème de mécanique sera ramené à dépendre d'un problème de cinématique. L'idée de ce rapproche- ment est due à d'Alembert, et c'est dans des termes parfaitement équivalents qu'il a énoncé le principe célèbre qui porte son nom. D'autres auteurs en ont modifié l'expression, pour l'approprier à leur système qui était de fonder la théorie physique du mouvement sur la statique : mais il convenait de restituer l'énoncé primitif. 112. — Nous terminerons ici ce que nous avions à dire sur le passage immédiat de la cinématique à la théorie physique du mouvement des corps. Nous avons tâché d'indiquer comment ce passage peut s'ac- complir, sans qu'il soit besoin de faire intervenir la notion de la mesure des forces : car d'ailleurs, bien que nous ayons affecté (à l'exemple des auteurs qui sont partisans de ce système), d'éviter l'emploi du mot même de force, il est bien clair que, quand nous avons été obligé de parler de Yaction de l'aimant sur le fer, de Yaction du ressort qui se débande, de Yac- tion de la pesanteur, etc., ce mot d'action était parfai- tement synonyme de celui de force. Mais, lorsque nous entreprenons de donner une forme mathématique à l'explication des phénomènes que nous présen- tent les corps en mouvement, la définition mathéma- 174 LIV1U-: n. — cfiaimtrk iv. liqiie, c'est-à-dire la mesure, peut porter, soit sur la force même, que l'esprit seul conçoit, ou dont l'idée est du genre de celles qu'on appelle métaphysiques, soit sur les \ilesses ou sur les quantités de mouve- ment, qui sont des choses tombant sous nos sens. De là deux systèmes dans la philosophie de la mécani- que, ou deux méthodes différentes d'exposition, dont l'une vient d'être présentée dans ce qu'elle a d'essen- tiel : nous devons maintenant passer à l'autre, en abrégeant encore plus les détails auxquels on peut suppléer par ce qui a été dit précédemment. Second Système. 113. — Principe de la proportionnalité des vitesses aux forces. Du principe de l'indifférence de la ma- tière au repos et au mouvement, il semble très natu- rellement résulter (et de fait il est établi par l'expé- rience) que l'action d'une force sur une particule matérielle aura absolument le même effet, soit que l'élément matériel se trouve en repos ou en mouve- ment à l'instant où la force agit sur lui. Donc, si la même force agit ou si plusieurs forces agissent succes- sivement dans la même direction sur une même parti- cule matérielle, les effets de ces actions successives s'ajouteront purement et simplement, et la vitesse acquise en fin de compte par la particule matérielle sera la somme des vitesses qu'elle aurait acquise à chaque fois par chaque action isolée , émanant de la même force ou de plusieurs forces distinctes. On peut concevoir que les intervalles de temps qui séparent les instants où chaque force commence d'a- gir, décroissent indéfiniment, et le principe que l'on DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. I 7o \ieiit d'énoncer, lequel ne dépend point de la gran- deur de ces intervalles, subsistera toujours. Donc il subsistera encore à la limite, et lorsque toutes les forces commenceront d'agir au même instant phy- sique. Considérons notamment le cas oii toutes les forces seraient égales, en ce sens qu'elles imprimeraient toutes à la particule matérielle des vitesses égales, par leur action isolée; il faudra conclure de ce qui pré- cède que la vitesse prise par la particule matérielle est proportionnelle au nombre des forces concou- rantes, ou proportionnelle à la grandeur de la force, si l'on entend par force double, triple, quadruple, etc. , celle qui résulte de la réunion de deux, trois, quatre forces, dont chacune, en agissant séparément, impri- merait à la particule matérielle la vitesse prise pour unité. Tel est le sens du principe fameux de la pro- portionnalité des vitesses aux forces, que l'on regarde avec raison comme l'un des fondements de la méca- nique physique, et que l'on peut aussi regarder comme une suite du principe de l'inertie de la matière. 114. — Nous avons supposé que les forces qui agis- sent successivement ou simultanément suivant la même ligne droite, sur la même particule matérielle, agissent toutes dans le même sens; mais elles pour- raient aussi agir, les unes dans un sens, les autres dans le sens directement contraire ; et alors la vitesse acquise en fin de compte par l'élément matériel , au lieu d'être la somme des vitesses que chaque force imprimerait en agissant seule, serait la différence de deux sommes, l'une comprenant les vitesses dirigées dans un sens, l'autre comprenant les vitesses dirigées en sens contraire. L'une et l'autre conséquence tien- 170 LIVRE II. — CHAPITRE IV. lient de la même manière au principe que la matière est indifférente au mouvement comme au repos. Sup- posons qu'il n'y ait que deux forces agissant en sens contraires, et que ces forces soient égales, en ce sens qu'elles imprimeraient (en agissant seules) des vitesses égales à la particule matérielle : il arrivera que les deux mouvements opposés se détruiront, ou que les deux forces s'équilibreront mutuellement. Il suit de là que la mesure des forces par les vitesses qu'elles impriment à la même particule matérielle doit cadrer avec la mesure statique des forces. Cet accord entre les deux manières de mesurer les forces, l'une directe qui consiste à opposer une force à une autre , l'autre indirecte qui consiste à comparer les vitesses par elles imprimées à un même corps, est un fait capital en mécanique. Il faut que l'expérience le constate, ou bien il faut que le raisonnement le conclue du prin- cipe de l'inertie de la matière, regardé à son tour, soit comme un fait d'expérience, soit comme un axiome de la raison. On peut bien, il est vrai, dans le système que nous avons exposé en premier lieu, se dispenser d'énoncer le principe de la proportionnalité des vitesses aux forces; mais alors on est tenu de mettre à la place un principe parfaitement équivalent, celui que nous avons nommé le principe de l'indépen- dance des mouvements. C'est donc une grave erreur philosophique que celle où tombe d'Alembert lorsqu'il regarde le principe de la proportionnalité des forces aux vitesses « comme appuyé sur cet unique axiome, vague et obscur, que l'effet est proportionnel à sa cause, » en ajoutant que ce principe «vrai ou douteux, clair ou obscur, est DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 177 inutile à la mécanique , et que par conséquent il doit en être banni ^ » ; car on ne saurait l'en bannir qu'eu l'y réintroduisant sous une forme équivalente. Une idée diamétralement opposée à celle de d'Alembert, mais que les géomètres n'ont pas plus acceptée, est celle de Poisson, qui a cru que le principe en question peut se démontrer comme un théorème de géométrie intinitésimale, par la seule vertu du calcul ^ jlo. — Principe de la réciprocité des vitesses aux masses. Quantités de mouvement. Force d'inertie. Principe de l'égalité de l'action et de la réaction. De même que les vitesses imprimées à une même masse par des forces inégales, agissant de la même manière et pendant le même temps, sont en raison directe des forces, ainsi les vitesses imprimées à des masses iné- gales par la même force, agissant de la même manière et pendant le même temps, sont en raison inverse des masses. Pour montrer que la proposition n'implique- rait aucune tautologie, même quand nous n'aurions pas le secours de la mesure des masses au moyen des poids, supposons qu'il ait été constaté que des parti- cules matérielles ont des masses égales (attendu que, si on les soumet isolément à l'action d'une même force, elles prennent toutes dans les mêmes circon- stances la même vitesse, soit celle de douze mètres par seconde) : il faudra, en vertu du principe, que la même force , ou toute autre force égale , imprime dans les mêmes circonstances au système formé de ' Discours préliminaii-e du Traitéde Dynamique, page xii de l'édi- tion de 1758. * Traité de Mécanique, 2^ édition, t. I, page 213. T. I. 12 i78 LIVRE II. — CHAPITRE IV. r agglomération de deux de ces molécules la vitesse de six mètres par seconde, au système formé de l'agglo- mération de trois molécules, la vitesse de quatre mètres par seconde , et ainsi de suite. Nous sous-entendons d'ailleurs la condition que l'on puisse considérer les particules, et même les agglomérations qu'on en forme, comme autant de corpuscules de dimensions si petites, que leur configuration n'a pas d'influence sensible sur la nature du mouvement que les forces leur impriment : puisque ce n'est qu'après avoir étudié les lois de l'action des forces sur des éléments aiasi définis, que l'on peut tenir compte des particularités qui dépendent de la configuration et du mode de dis- tribution de la masse des corps sur lesquels les forces agissent. Or, l'expérience est d'accord avec les résultats énoncés ci-dessus, et par conséquent avec le principe de la réciprocité des \itesses aux masses. D'ailleurs cette règle paraît être une suite nécessaire des prin- cipes précédents et de la notion de l'inertie de la ma- tière, d'oii ces principes émanent tous. Car il est per- mis de regarder la force qui agit sur le groupe de deux molécules comme la somme de deux forces égales entre elles, dont chacune agissant isolément serait, en vertu de la proportionnalité des vitesses aux forces, capable d'imprimer à chacune des particules la vitesse de six mètres par seconde. Pour qu'il en fût autre- ment lorsque les deux molécules sont liées entre elles, et que les deux forces agissent simultanément, il fau- drait, ou que les actions des deux forces s'influen- çassent mutuellement, ce qui va contre le principe de la proportionnalité des vitesses aux forces, ou que DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 179 l'agglomération des particules eût une influence in- compatiljle avec la notion que nous nous faisons de l'inertie essentielle à la matière ou au substratiim in- destructible des corps, puisque (par hypothèse) cette influence ne serait pas du genre de celles qui dépen- dent de la configuration géométrique d'un système de molécules passives, et qui changent quand la struc- ture du système vient à changer, 116. — On est conduit ainsi à prendre le produit de la masse par la vitesse , ou la quantité de mouve- ment (109) pour la mesure de l'intensité de la force. Nous n'avons rien à ajouter à ce qui a été dit dans le numéro suivant (110) sur le principe de l'égalité de l'action à la réaction , si ce n'est à propos de cette expression force d'inertie, employée si fréquemment au propre et au figuré, et dont il est bien essentiel de fixer le sens propre de manière à lever toute équi- voque. Lorsque l'on suppose, comme dans le numéro cité , qu'un barreau aimanté met en mouvement une masse de fer, à laquelle est soudée une masse de plomb, il est clair que l'on peut considérer la masse de plomb comme tenant lieu, par son inertie, d'une force qui agirait sur la masse de fer pour ralentir le mouvement que la force magnétique lui imprime. C'est en ce sens, mais en ce sens seulement, que l'on peut comparer l'inertie à une force et associer deux termes qui semblent éveiller chacun des idées contra- dictoires. 117. — Revenons maintenant aux considérations générales du n" 1 1 1 , et supposons un nombre quel- conque de particules matérielles, ayant entre elles des liaisons quelconques, et soumises individuellement à 180 LIVRE II. — CHAPITRE IV. des forces (P), dont on donne la direction et l'inten- sité. Par suite des liaisons qu'elles ont entre elles, les particules matérielles prennent en général d'autres mouvements que ceux que leur imprimeraient les forces qui les sollicitent , si ces particules étaient libres. Admettons que l'on connaisse les mouvements qu'elles prennent effectivement, et par suite les forces iQ) qu'il faudrait appliquer aux mêmes particules supposées libres pour leur imprimer le même mouve- ment. Concevons que, tout en maintenant l'action des forces (P), on applique aux particules matérielles, non pas précisément les forces (Q), mais des forces égales et précisément opposées de direction : il est clair que celles-ci détruiront l'effet des forces (P), ou que l'un des groupes de forces fera équilibre à l'autre, par suite des liaisons qui subsistent entre les particules maté- rielles. C'est une manière d'accommoder au système d'exposition (jui nous occupe en ce moment l'expres- sion du principe de cl' Alembert . En réalité les forces (Q) ne sont pas connues; mais les conditions de l'équilibre les déterminent implicitement, et par suite déter- minent les mouvements que les particules doivent prendre. Ainsi se trouve ramené à dépendre d'un problème de statique (comme dans le premier système à un problème de cinématique) tout problème ayant pour objet le mouvement d'un système de corps ou de particules matérielles dont on connaît la constitu- tion ou les liaisons. 118. — De la preuve métaphysique, ou a priori, des principes de la mécanique physique. De la valeur et du rôle de ces principes dans lu philosophie naturelle. Lorsqu'il s'agit de principes tels que ceux que nous DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 181 venons de passer en re\ue, principes si fondamen- taux, si généraux, qui sont comme les conditions né- cessaires de toutes les explications que nous entrepre- nons de donner des phénomènes physiques, et qui ont leurs racines dans les idées les plus naturelles à l'esprit humain, il faut bien que nous nous trouvions placés sur une sorte de terrain mixte qui est du ressort de la métaphysique ou de la philosophie générale au- tant que du ressort de la physique proprement dite. Aussi peut-on remarquer que le principe d'inertie de la matière, celui de la proportionnalité des vitesses aux forces, et d'autres du même genre, bien qu'ils puissent figurer et qu'ordinairement ils figurent dans les traités modernes de physique , à titre de données de rexpérience, ne se prêtent réellement pas à des ex- périences, dans le sens que les physiciens modernes attachent à cette expression , c'est-à-dire à des expé- riences et à des mesures exactes, obtenues à l'aide d'appareils délicats et d'instruments de précision; et qu'en un mot l'on ne constate pas ces principes comme on constate la loi de Mariottesur les fluides élastiques, la loi de Descartes ou de Snellius sur la réfraction de la lumière, les lois de Coulomb sur le frottement ou sur la distribution de l'électricité, et généralement toutes les lois de la physique. Cette remarque en provoque une autre. Personne ne s'est jamais avisé de contester la nécessité de faire des expériences précises pour s'assurer de l'existence des lois de Mariotte, de Snellius ou de Coulomb; et il n'est arrivé non plus à personne de considérer ces principes comme des définitions arbitraires, ou comme des formules vides que l'on pourrait mettre de côté 182 LIVHE II. CHAPITRK IV. sans appauvrir le trésor de nos connaissances scienti- fiques : tandis que , parmi les physiciens et les géo- mètres, même les plus renommés, il s'en est trouvé qui ont considéré les principes de l'inertie de la ma- tière, de la proportionnalité des vitesses aux forces, etc., les uns comme des vérités nécessaires, et pour lesquelles par conséquent le recours à l'expérience est superflu, les autres comme des définitions arbitraires au sujet desquelles il n'y a pas lieu de disputer, à moins que l'on ne veuille disputer sur les mots '. Nous ne prétendons pas que ces physiciens et ces géomètres aient eu raison de penser ainsi ; nous avons, au con- traire, tâché de donner les explications les plus pro- pres à résoudre les paralogismes oii, selon nous, ils sont tombés ; mais enfin une telle divergence d'opinions sur des questions de cet ordre nous avertit assez qu'elles participent à tous les caractères de la spécu- lation philosophique; qu'elles portent sur la critique des idées autant que sur l'analyse des faits, et qu'ainsi * Voyez ce que nous avons dit au n" H4 de l'opinion de Poisson et de celle de d'Alembert sur le principe de la proportionnalité des vitesses aux forces. Le même d'Alembert est pourtant d'avis que les autres principes généraux de la mécanique peuvent être établis par le seul raisonnement, comme autant de conséquences logiques de la seule notion de l'existence de la matière et du mouvement. Voici ses termes : « Il est de la dernière évidence qu'en se bornant à supposer l'existence de la matière et du mouvement, il doit néces- sairement résulter de cette double existence certains effets ; que, des différents effets possibles, il en est un qui dans chaque cds doit infailliblement avoir lieu en conséquence de l'existence seule de la matière, et abstraction faite de tout principe différent qui pourrait modiQer cet effet ou l'altérer. Voici donc la route qu'un philosophe doit suivre pour résoudre la question dont il s'agit {celle de savoir si les lois de la statique et celles de la mécanique sont de vérité néces- saire ou contingente). 11 doit tâcher d'abord de découvrir par le rai- DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 183 elles appartiennent à la philosophie des sciences plu- tôt qu'à la science proprement dite ou à la science positive. Les prolégomènes de la physique, où de pareilles questions s'agitent, composent ce que Kant a appelé la partie pure àe la physique, et ce philosophe a, sinon très nettement expliqué, du moins bien aperçu les caractères par lesquels cette physique supérieure se rapproche de la spéculation mathématique et se distingue de la physique proprement dite ^ H 9. — Elle a d'ailleurs la plus étroite affinité avec ce que l'on est convenu d'appeler la métaphysique, et notamment avec la théorie métaphysique du temps et de l'espace, qui est le fondement de la philosophie leibnitzienne. Concevons un système qui embrasse dans son extension indéfinie tous les corps dont le Monde physique se compose; et, si la matière n'est pas indifférente au mouvement comme au repos, il y aura une différence essentielle et observable entre l'état du système , lorsque les corps sont absolument sonnement quelles seraient les lois de la statique et de la méca- nique dans la matière abandonnée à elle-même; il doit examiner ensuite par l'expérience quelles sont ces lois dans l'univers ; si les unes et les autres sont différentes, il en conclura que les lois de la statique et de la mécanique, telles que l'expérience les donne, sont de vérité contingente, puisqu'elles seront la suite d'une volonté particulière et expresse de l'Être suprême; si au contraire les lois données par l'expérience s'accordent avec celles que le raisonne- ment seul a fait trouver, il en conclura que les lois observées sont de vérité nécessaire, non pas en ce sens que le Créateur n'eût pu établir des lois toutes différentes, mais en ce sens qu'il n'a pas jugé à propos d'en établir d'autres que celles qui résultent de l'existence même de la matière. » Discours préliminaire du Traité de Dyna- mique, édit. de 1758, p. xxv et suiv. * Voyez notamment l'introduction à la Critique de la Raison imre, § V. 18i LIVRE 11. CHAl'lTHK IV. fixes, et l'état du même système, lorsque les particules (jui le composent sont animées d'un mouvement com- iinin de translation, en vertu duquel elles décrivent avec la même vitesse des droites parallèles , sans que rien soit changé dans leurs positions relatives, et par conséquent dans les actions qu'elles exercent les unes sur les autres. L'expérience (celle surtout qui résulte de l'observation des phénomènes astronomi- ques), prouve le contraire; mais c'est aussi ce qu'on peut nier avant toute expérience, dès qu'on admet avec Leibnitz que l'idée de l'espace n'est qu'une idée de relation, et que la raison ne peut concevoir que des mouvements et des repos relatifs ^ Les mêmes considérations s'appliquent au principe de la proportionnalité des vitesses aux forces. Imagi- nons, pour plus de simplicité, que les particules ma- * Remarquons la différence capitale qui existe à cet égard entre les mouvements de translation rectiligne et les mouvements de rotation. Tout en concevant le Monde comme illimité ou indéfini, nous pouvons nous Ggurer que les corps, en nombre inflni, dont le Monde se compose, participent tous à un mouvement commun de translation rectiligne, tandis que Tidée d'un mouvement commun de rotation va directement contre cette grande pensée que « le centre du Monde est partout et sa circonférence nulle part. » Elle implique que le Monde a un centre placé en un point déterminé de l'espace, et qu'il est compris dans une sphère d'un rayon uni, puisqu'il répugne d'admettre une vitesse absolue qui croisse au- delà de toute limite avec la distance du mobile au centre de rota- tion, ou qui soit infini à une distance infinie de l'axe (23). Aussi n'en est-il pas du mouvement commun de rotation comme du mou- vement commun de translation, et le premier peut nous être mani- festé par des phénomènes observables, même lorsque nos observa- tions ne s'étendent pas au delà du système des corps qui participent au mouvement commun. C'est ainsi que l'observation (devenue si célèbre dans ces derniers temps) de la déviation progressive du plan d'oscillation d'un pendule, fournirait un indice du mouvement DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 185 térielles m', m" , m" , etc., supposées d'égale masse, soient soumises à l'action de forces égales F, qui leur font décrire avec des vitesses égales des droites paral- lèles; et qu'en outre une force F' agisse dans la même direction sur la seule particule m : il faudra que l'effet de cette force F' soit d'imprimer à ;??' une vitesse relative, tout à fait indépendante du mouvement commun du système, produit par l'action des forces F sur toutes les particules m, m", m"', etc., dont il se compose. Donc, si l'on considère isolément la parti- cule tn', soumise aux forces F, F', il faudra que les effets de ces deux forces s'ajoutent purement et sim- plement, chaque force produisant son effet comme si l'autre n'existait pas, et la vitesse totale étant la somme des vitesses que chaque force aurait impri- mées à la particule m', en agissant seule. En consé- de rotation de la terre, lors même que l'observation du mouvement diurne des astres ne nous suggérerait pas la pensée d'expliquer ces apparences par l'hypothèse d'un mouvement de rotation commun au globe terrestre et aux corps, pendulaires ou autres, placés à sa surface et qui font partie du même système. C'est encore ainsi qu'à la rigueur nous pourrions, quoique tous les astres nous fussent voilés, découvrir l'ellipticité de la terre, ainsi que les variations d'intensité de la pesanteur suivant les ellipses méridiennes, de manière à avoir lïdée de la force centrifuge qui rend raison de ces phénomènes, et du mouvement de rotation qui produit la force centrifuge; tandis que, dans les mêmes circonstances, rien ne nous avertirait du mouvement de translation dont notre système terrestre pourrait être animé. Ainsi, à côté des analogies géométriques entre le mouvement rectiligne et le mouvement circulaire, sur lesquelles nous avons insisté, et qui relient entre elles les théories de ciné- matique et de statique, une géométrie supérieure nous fait saisir un contraste propre à rendre philosophiquement compte de la dif- férence essentielle que l'on doit mettre entre le mouvement recti- ligne et le mouvement circulaire, au point de vue de la mécanique physique (3o, 92 eM06). 186 LIVUE II. — CHAPITRE IV. quence une force double, c'est-à-dire la réunion de deux forces capables d'imprimer séparément des vi- tesses égales, imprimera un vitesse double; une force triple imprimera une vitesse triple ; en un mot les vitesses croîtront proportionnellement aux forces qui les produisent. Si donc on admet, avec Leibnitz, qu'il n'y a rien d'absolu dans les idées d'espace et de mou- vement, le principe de la proportionnalité des vitesses aux forces ne requiert point l'intervention de l'expé- rience, pas plus que le principe d'inertie avec lequel, en réalité, il ne fait qu'un. Ce n'est pas non plus un théorème mathématique ou une définition purement logique : c'est un axiome philosophique. 120. — Si l'on tient (comme de bons esprits y tiennent) à affranchir autant que possible le système de nos connaissances scientifiques de toute considéra- tion métaphysique du genre de celles qui viennent d'être indiquées, il faudra certainement regarder le principe d'inertie, celui de la proportionnalité des vitesses aux forces, etc., comme des données de l'ob- servation; mais en quel sens? Citons d'abord les pa- roles de Laplace, c'est-à-dire du chef de l'École où l'on est le plus en garde contre les illusions de la mé- taphysique et le plus enclin à s'appuyer sur l'expé- rience. « La loi d'inertie est au moins la plus natu- « relie et la plus simple que l'on puisse imaginer; « elle est d'ailleurs confirmée par l'expérience : en « effet, nous observons sur la terre que les mouve- " ments se perpétuent plus longtemps, à mesure que « les obstacles qui s'y opposent viennent à diminuer; « ce qui nous porte à croire que sans ces obstacles ils " dureraient toujours. Mais l'inertie de la matière est DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 187 (( principalement remarquable dans les mouvements (( célestes qui, depuis un grand nombre de siècles, (. n'ont point éprouvé d'altération sensible. Ainsi (( nous regarderons l'inertie comme une loi de la (( Nature, et lorsque nous observerons de l'altération <( dans le mouvement d'un corps, nous supposerons « qu'elle est due à l'action d'une cause étrangère*. '> Faut-il conclure de ce passage que, dans le cas oti les perfectionnements des tables et des observations au- raient signalé à Laplace des traces d'altération sen- sible dans les mouvements des corps célestes, sa foi dans le principe de l'inertie de la matière en aurait été ébranlée? iXon certainement, et si l'on est encore aujourd'hui à la recherche dépareilles traces, ce n'est nullement pour soumettre la loi d'inertie à une épreuve décisive, c'est plutôt pour tâcher d'en conclure l'existence d'un milieu éthéré qui offre aux mouve- ments des astres une résistance appréciable. On trou- verait même des altérations du genre de celles que la résistance d'un milieu n'expliquerait pas, qu'on les rapporterait à quelque cause inconnue, plutôt que d'abandonner un principe ou une idée que l'on regarde comme le fondement de la philosophie naturelle. De même, si l'on trouvait que deux aimants placés côte à côte, impriment à une particule de fer une vitesse plus grande ou plus petite que la somme des vitesses imprimées par chacun des aimants quand ils agissent seuls, on ne regarderait pas cette expérience comme une infirmatiou du principe de la proportionnalité des vitesses aux forces : on aimerait mieux en cou- * Mécanique céleste, 1™ partie, livre 1, chap. 2. 188 LIVRE II. — CHAPITRE IV. dure que les forces magnétiques influent l'une sur l'autre, par une raison inconnue, de manière à avoir une énergie plus grande ou plus petite que celle qu'elles possédaient dans l'état d'isolement (95). 121. — L'expérience nue n'établit qu'un fait qui, par l'expérience même, se trouve mis hors de toute contestation : mais presque toujours l'énoncé d'un principe ou d'une loi physique exprime à la fois un fait et une idée, ou une manière de concevoir la rai- son du fait. Par exemple, on soumet un gaz à diverses pressions, et l'on observe que le volume de la masse gazeuse est ou n'est pas en raison inverse des pres- sions qu'elle supporte : voilà un fait pur et simple, qui peut s'établir avec précision, et auquel il faudra bien que toutes nos idées et toutes nos théories se plient; de tels faits, constatés par l'expérience, com- posent la partie positive des sciences physiques. Sup- posons que le fait consiste en ce que les volumes sont sensiblement en raison inverse des pressions, pour les pressions auxquelles les gaz sont habituellement sou- mis, tandis qu'il y a des écarts sensibles de cette règle lorsque les pressions dépassent certaines limites : la simplicité de la règle observée d'abord et la petitesse des écarts observés ensuite pourront nous suggérer l'idée de les rapporter à diverses causes qui se subor- donnent les unes aux autres ; les unes donnant lieu à la relation qui s'exprime en termes si simples; les autres intervenant comme des causes accessoires et perturbatrices. Nous distinguerons ainsi ou nous pourrons distinguer par la pensée deux éléments que l'observation n'isole pas; et, suivant que nous ferons ou que nous ne ferons pas cette distinction, le même DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. 189 fait sera conçu de deux manières différentes. Les mo- tifs qui nous porteraient à préférer l'une de ces con- ceptions à l'autre, sont de même nature, sinon de même poids que ceux qui nous portent à admettre l'existence d'une force inconnue qui altère le mouve- ment des corps (quand l'observation nous apprend que ce mouvement s'altère et que la cause n'en est pas apparente) plutôt que de supposer (jue la matière est, selon les circonstances, inerte ou non inerte (105). Dans un cas comme dans l'autre, l'esprit se décide d'après une vue de l'ensemble des phénomènes, et conformément à la loi suprême de la raison, qui aspire à mettre partout, autant qu'il dépend d'elle, l'ordre, l'unité, la simplicité. C'est ainsi que, dans le système de nos connaissances, à côté du fait sensible sur lequel l'expérience a prise et qu'elle décide irrévocablement, à côté de la vérité mathématique qui comporte une démonstration formelle et rigoureuse, vient se placer une idée ou une conception philosophique que la rai- son préfère, sur laquelle dans certains cas les bons esprits peuvent tomber d'accord, mais qui n'admet, ni la preuve expérimentale, ni la démonstration ma- thématique (57 et suiv.). En un mot, le fait dont l'expérience témoigne a besoin d'être interprété par une idée; et l'idée adoptée pour l'interprétation du fait général ou dominant intlue nécessairement sur l'interprétation de toutes les expériences relatives à des faits secondaires ou subordonnés. D'oii il suit que, plus une loi physique aura de généralité, moins elle sera propre à être directement et péremptoirement établie par l'expérience, à cause de la multitude de circonstances accessoires qui en compliquent l'effet et 190 LIVRE II. — CHAPITRE IV. dont l'influence ne peut être appréciée que par des théories qui présupposent le principe même que l'on voudrait constater empiriquement : mais aussi, plus les inductions philosophiques en faveur de cette loi deviendront convaincantes, à cause de l'infinie multi- tude des faits qu'elle relie, et des vastes développe- ments du système où elle met l'ordre ou dont elle donne la clef. Tel est le cas des principes qui nous occupent en ce moment. 122. — Ces principes sont donc fondés sur l'expé- rience, en ce sens qu'il faudrait bien les abandonner, si l'expérience constatait des faits qu'on ne pourrait interpréter à la faveur de ces principes que d'une ma- nière forcée, avec des irrégularités et des complica- tions que la raison repousserait : mais cependant la preuve qu'ils comportent est plutôt rationnelle que sensible; elle ne résulte et ne peut résulter (en dehors des arguments a priori dont il a été question plus haut) que de l'approbation donnée par la raison à l'ordre et à la régularité que ces principes introdui- sent dans nos théories pour l'explication et l'interpré- tation des faits observables. Et de tout cela nous de- vons conclure que la discussion de ces principes est une œuvre de critique philosophique, que l'on ne peut aborder sans quitter le terrain de la science pro- prement dite, de la science positive, et qui appartient essentiellement à ce que quelques-uns appellent la métaphysique, à ce que l'on doit appeler la philoso- phie des sciences. DES APPLICATIONS DE LA MECANIQUE. CHAPITRE V. DE LA DOUBLE NATL'RE DES APPUCATIONS DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE. — RÉSUMÉ SYNOPTIQUE. 123. — Nous avons insisté longuement sur le pas- sage de la géométrie ou de la théorie géométrique du mouvement à la mécanique physique : il faut mainte- nant voir comment se fait le passage de la mécanique physique à la physique proprement dite. Mais d'abord il convient d'avoir une juste idée des relations de la mécanique avec les autres sciences physiques : et, à ce propos, comme à propos des choses d'ailleurs fort dissemblables, on est bien vite frappé d'un contraste singulier entre le fait d'un part, et d'autre part le droit ou la prétention. En effet, d'après les concep- tions théoriques généralement admises depuis la réno- vation des sciences, la mécanique a la prétention, peut-être le droit de se subordonner la physique tout entière. Il ne faudrait regarder, dans les sciences physiques, aucune explication comme rationnelle, complète et définitive, qu'autant qu'elle dériverait mathématiquement des principes de la mécanique; les hypothèses, les théories dont la mécanique ne donnerait pas encore la clef, ne figureraient dans les sciences qui ont les phénomènes matériels pour objet, qu'à titre d'échaffaudage empirique et provi- soire, dont ces sciences se débarrasseront, à mesure qu'en se perfectionnant elles donneront plus de prise 192 LIVRE II, CHAPITRE V. à l'instrument mathématique, et que cet instrument lui-même se perfectionnera. Ni la chimie, ni l'opti- que, ni aucune autre hranche des sciences physiques n'ont de pai'eilles prétentions à la suprématie ou à l'universalité. D'un autre côté, en fait, et si l'on s'en tient à ce qu'il y a de positif dans le système de nos connaissances scientifiques, le mécanicien a son do- maine comme le chimiste ou le physicien proprement dit ont le leur; la chimie, la physique accomplissent leurs progrès, subissent leurs réyolutions, sans qu'il y ait de progrès ni de révolutions correspondantes en géométrie et en mécanique. Le droit et le fait méri- tent donc bien d'être philosophiquement discutés. 124. — Le mécanicien, comme le physicien ou le chimiste, serait souvent à bout de ressources, s'il n'appelait à son aide l'expérience proprement dite, celle qui porte sur des phénomènes spéciaux et qui emploie les appareils de précision (118) : mais il faut soigneusement distinguer les emprunts à l'expérience physique, qui sont nécessités par l'imperfection actuelle de l'instrument matiiématique, d'avec ceux dont la nécessité tient au fond des choses ou aux conditions essentielles de la connaissance humaine. Ainsi, le problème des perturbations planétaires, déjà si épi- neux, deviendrait tout à fait rebelle h notre analyse actuelle, sans les particularités très singulières que présente la constitution du système solaire. Il faudrait bien alors déterminer empiriquement (comme les anciens le faisaient) les lois des mouvements plané- taires, qui pourtant se trouveraient virtuellement comprises dans les données mathématiques du pro- blème, mais que les ressources imparfaites de notre DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE. 193 analyse ne nous permettraient pas d'en dégager par les seules forces du calcul. Redescendons des cieux sur la terre, et considérons les mouvements d'une masse liquide, en nous permettant d'abord de faire abstraction de la viscosité, du frottement des molé- cules liquides entre elles et contre les parois des canaux ou des vases qui les renferment, en un mot de tout ce qui ne se trouve pas dans la définition ma- thématique de la liquidité parfaite. Le problème de \ hydraulique sera par là fort simplifié : et pourtant il faudra encore recourir à l'expérience pour établir la plupart des lois de l'écoulement des liquides, mais seulement à cause de l'état imparfait de l'instrument mathématique; car, en soi, le problème ainsi posé comporte une solution purement mathématique, aussi bien que le problème des perturbations planétaires. Au contraire, admettons qu'on veuille tenir compte (comme en effet la pratique l'exige) des circonstances physiques ci-dessus rappelées : il en résultera une nécessité intrinsèque de recourir à l'expérience phy- sique pour déterminer les effets de la viscosité, du frottement, etc. La plupart des physiciens modernes accordent, il est vrai, que ces effets s'expliqueraient mécaniquement et pourraient être virtuellement com- pris dans une formule mathématique, si la constitu- tion moléculaire des corps nous était connue : ils l'accordent, dis-je, mais ce n'est là qu'une hypothèse philosophique dont il faudra plus loin chercher l'ori- gine, discuter la valeur. Si l'on tient avec raison à bien distinguer dans les sciences la partie positive de la partie hypothétique ou conjecturale, il faut recon- naître que le mécanicien a besoin, pour tout ce qui T. 1. 13 194 LIVRE II. — CHAPITRE V. touche à la structure interne et moléculaire des corps, de sortir de son domaine propre et de recourir à la physique proprement dite : sauf à des esprits plus aventureux à résoudre du mieux qu'ils pourront, et à la faveur d'hypothèses plus ou moins plausibles, tous les problèmes de physique dans des problèmes de mé- canique. Il en sera de même, tant que les conditions essentielles de la connaissance humaine ne seront pas changées; tant que les dernières molécules des corps et les forces qui les sollicitent échapperont à la con- statation directe, comme certainement elles y échap- peront toujours. 125. — D'ailleurs, dans la mécanique des corps célestes, il s'agit de corps isolés les uns des autres, qui ne se rencontrent, ni ne se choquent, ni ne se pressent : de sorte que nous n'avons nul besoin de nous préoccuper, en ce qui les concerne, des condi- tions de structure moléculaire d'oii dépendent les phénomènes de la pression, de la tension ou du choc. Nous n'acquérons l'idée de la pression qu'en obser- vant que les corps se déforment tant soit peu, aux environs des points oii des forces extéi'ieures y sont appliquées, et que de cette déformation, toujours très petite quand il s'agit de corps sensiblement rigides ou des liquides que l'on nomme (quoique improprement) incompressibles, naissent des réactions moléculaires intérieures, à la faveur desquelles les forces extérieures s'équilibrent ou se neutralisent partiellement. Si des corps viennent à se rencontrer, de manière à donner lieu au phénomène de la percussion ou du choc, les déformations aux environs des points de rencontre se prononceront davantage, la structure DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE. 195 moléculaire, les pressions ou les tensioiis intérieures pourront changer considérablement dans un temps très court : ce qui n'empêche pas nos physiciens d'ad- mettre, avec toute raison (34), qu'il n'y a de change- ment brusque qu'en apparence et pour une observa- tion superficielle. La plupart des philosophes du dix-septième siècle, qui voulaient Dans ce temps où Rohaut séchait poui* concevoii' Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir, ramener l'explication de tous les phénomènes corpo- rels à des chocs entre des particules parfaitement solides ou rigides, avaient pris à tâche de fonder sur des raisonnements a 'priori une théorie mathématique de la percussion ou du choc. On discutait encore ces raisonnements dans le cours du siècle suivant : tout cela est réputé aujourd'hui n'avoir aucune valeur scientifique, attendu qu'il est au moins fort douteux que les particules ou atomes doués d'une rigidité absolue soient autre chose qu'une conception de l'esprit; et qu'on a de bonnes raisons d'admettre que ces atomes, s'ils existent, ne peuvent se toucher, ni par conséquent se choquer, dans le sens que les Car- tésiens et les Gassendistes attachaient à ce mot. 126. — La considération des pressions ou tensions intérieures, la nécessité de tenir compte des liens physiques au moyen desquels les corps se tirent, se pressent, agissent les uns sur les autres, voilà ce qui fait la différence essentielle entre la mécanique des géomètres, spécialement applicable aux mouvements des corps célestes, et la mécanique des mécaniciens, des ingénieurs qui ont surtout en vue l'usage des ma- 196 LIVRE II. — CHAPITRE V. chines et le parti utile qu'on peut tirer des moteurs naturels. Depuis deux siècles, ces' deux sciences qui portent le même nom, sont en contraste, et jusqu'à un certain point en conflit; et le contraste, sinon le conflit, tient au fond des choses. Dans la mécanique qui s'applique aux mouvements des corps célestes, l'on conçoit que les corps agissent à distance les uns sur les autres, d'une action permanente qui ne s'épuise ou ne se dépense point par l'exercice (83), et qui suh- sisterait lors même que le corps dont l'action met d'autres corps en mouvement serait fixé et rendu in- capahle de prendre lui-même aucun mouvement. Au contraire, dans la mécanique des machines, il n'y a pas à proprement parler d'action à distance; car ce n'est pas la pesanteur ou la force attractive du globe terrestre que l'on y envisage comme force motrice, ce sont les poids que l'on y considère directement comme moteurs; et tous les moteurs naturels, poids, vent, cours d'eau, ressorts, gaz ou vapeurs qui se déten- dent, animaux de trait, etc., ne peuvent agir sur nos appareils mécaniques qu'au moyen de liens matériels, en cheminant dans le sens suivant lequel ils sollici- tent les corps qu'ils mettent en mouvement, et en consommant ainsi', par leur chute, par leur détente, ou de toute autre manière équivalente, la quantité de force vive ou de travail (86) que la Nature ou l'art avaient pour ainsi dire amassée en eux, et que la science du mécanicien recueille et utilise. 127. — Il ne faut pas confondre les idées de trac- tion et à' attraction; elles restent bien distinctes, quoi- que l'une ait suggéré l'autre. La difficulté d'admettre l'idée newtonienne d'attraction ne tenait pas seule- DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE. 197 meut, ainsi qu'on l'a supposé, à la difficulté de con- cevoir qu'un corps pût agir sur un autre sans un in- termédiaire matériel; elle tenait tout autant à la diffi- culté de concevoir qu'un corps pût agir comme moteur sans se déplacer lui-même dans le sens de l'action exercée. Les merveilleux succès des géomètres dans l'explication des phénomènes astronomiques et des phénomènes terrestres qui relèvent de la même loi, comme ceux de l'aplatissement de la terre et des marées, ont bien forcé d'admettre l'idée d'attraction à titre de principe ou de donnée fondamentale; et dès lors, dans l'édifice théorique construit sur cette hase, l'idée de la force vive ou du travail, comme on l'ap- pelle maintenant, n'est plus qu'une idée dérivée, ou plutôt le signe ahréviatif d'une combinaison d'idées. La définition de la force vive et du travail n'est plus que ce que les logiciens appellent une définition de mots. 128. — Au contraire, l'idée de traction diffère de celle d'attraction , en ce qu'elle implique à la fois un effort et un déplacement dans le sens de l'effort; la traction n'est plus autre chose que l'élément de la force vive ou du travail, ou, si l'on veut, la dépense de force vive ou de travail n'est pas autre chose qu'une somme de tractions qui se succèdent sans disconti- nuité pendant un temps donné. Si l'idée de traction est le point de départ, la notion primitive, les méca- niciens et les ingénieurs ont raison de fonder sur la considération directe de la force vive ou du travail, de cette force qui s'emmagasine, se distribue, se con- somme, s'utilise à l'aide des machines (87), la théorie scientifique dont ils ont à faire usage. Non seulement 198 LIVRE II. — CHAPITRE V. le choix de cette idée, comme idée première, est pour l'esprit humain chose plus naturelle, mais le choix de toute autre, dans la matière dont il s'agit, serait pure- ment hypothétique. Car, ce n'est que par une pure hypothèse dont l'examen fera l'objet d'un autre cha- pitre, que, dans nos théories modernes, nous admet- tons que tout phénomène de traction se résout (d'une manière Jusqu'à présent inexplicable ou très impar- faitement expliquée), dans des phénomènes d'attrac- tions à distances, plus ou moins analogues à ceux qui s'expliquent par l'attraction newtonienne , soit qu'ils se passent dans les cieux ou sur la terre. Celui donc qui veut fonder la mécanique des machines sur la notion de force ou d'action à distance, telle qu'elle prévaut h bon droit, à titre d'idée fondamentale, dans la mécanique céleste, se voit obligé, dans la construc- tion d'une science éminemment positive , de traverser toute une série d'hypothèses qui n'ont rien de positif, rien de mathématiquement démontré , rien de physi- quement observable, pour arriver par voie de déduc- tion et de combinaison k l'idée de force vive et de travail, et rentrer par là dans le domaine de la science positive. 11 est non seulement bien plus naturel, mais bien plus logique d'attaquer d'emblée la question, telle que l'esprit humain la conçoit d'abord, et de se débarrasser d'un attirail de prémisses ou arbitraires ou superflues. 129. — Toutes ces considérations nous expliquent pourquoi, depuis iNewton et Leibnitz, deux écoles de géomètres conçoivent de deux manières différentes l'ordonnance de la science de la mécanique , en vue des applications physiques qu'on en doit faire. DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE, 199 Elles nous donnent la clef et la solution toute con- ciliante de cette fameuse dispute de la mesure des forces, tant agitée aux deux derniers siècles et ravivée de nos jours à propos de méthodes d'enseignement et de direction à donner aux études de la Jeunesse. Les deux systèmes doivent être et seront toujours en pré- sence, ils se complètent l'un l'autre et répondent, dans leur association, à une double exigence de la logique et de la philosophie naturelle. D'autre part nous voyons que tout n'était pas faux dans cette opinion des anciens, que les lois auxquelles obéissent les mouvements célestes doivent différer par quelque point essentiel de celles qui régissent les phé- nomènes du "monde sublunaire (77). L'école carté- sienne prenait le contre-pied de cette opinion , quand elle tentait d'expliquer, par son mécanisme de pres- sions et de chocs corpusculaires, tous les phénomènes célestes : et l'on tombe d'une autre manière dans la même affirmation outrée, lorsqu'on accorde une foi absolue aux hypothèses d'après lesquelles tous les phénomènes de la physique corpusculaire s'explique- raient par des actions à distance, imaginées sur le modèle de l'attraction newtonienne, 130. — Nous avons tâché, dans ce qui précède, d'expliquer la filiation de toutes les idées fondamen- tales de la mécanique, et l'idée que d'après cela l'on doit se faire de la construction logique de cette science capitale ; mais, pour l'ordinaire, une généalogie gagne en clarté à être accompagnée d'un arbre généalo- gique (20) ; en conséquence nous inscrirons ici le ta- bleau suivant : 200 LIVRE II. CHAPITRE V. r.ÉO^IÉTRIE PURE. Idée de mouvement, iso- lée de l'idée de force. CINÉMATIQUE ou TUÉORIE DE LA TRANS- FORMATION ET DE LA COMPOSITION DES MOU- VEMENTS Rectilignes ou de transla- tion. Circulaires ou de rotation Idée d'effort permanent,! sans mouvement (force morte). | Idée de force disponible et épuisable (force vive, travail). STATIQUE OU THÉORIE DE L'ÉQUIVALENCE ET DE LA COMPOSI TION DES FORCES DANS l'ÉTAT D'ÉQUILIDRE, tirée De la considération des forces mortes, et Des principes du parallé logramme des forces. Des principes de l'équili- bre du treuil ou du le- De la considération des forces vives, et Du principe de la con- version de la force vive ou du travail. IDÉES DE MATIÈRE, DE MASSE, D'INERTIE. Passage de la cinémati- que à la mécanique physique, par la me- sure des quantités de mouvement. Principe de l'indépen- dance des mouvements. Passage de la statique à la mécanique physique, par la mesure des forces. Principe de la proportionnalité des forces aux vi- tesses. MÉCANIQUE PHYSIQUE. APPLICATION DES PRINCIPES DE LA MÉCANIQUE PHYSIQUE, FONDÉES sur la notion de force immanente, d'attraction ou d'action à distance. Mécanique céleste, Ba- listique, etc. Explication hypothétique des pressions et des autres phénomènes de la physique corpuscu- laire. Sur la notion de force vive, de traction ou de travail exercé par l'in- termédiaire de liens physiques, avec dépla- cemeot des moteurs. Théorie des moteurs. Dy- namique des machines. Mécanique des ingé- nieurs. Nous n'entreprendroiis pas de justifier dans tous leurs détails les dispositions de ce tableau, puisque ce serait recommencer la discussion dont nous avons voulu donner ainsi le résumé synoptique : nous re- DES APPLICATIONS DE LA MÉCANIQUE. 201 marquerons seulement que nous avons employé un double filet pour désigner celle de nos divisions anti- thétiques qui se soutient, en vertu du même principe, à l'étage inférieur du tableau comme à l'étage supé- rieur, et qui, en raison de cette persistance même, nous paraît devoir être réputée plus essentielle ou plus profonde. 131. — Et pourtant ce n'est pas à dire qu'il y ait, pour les deux autres colonnes de gauche , défaut de toute correspondance entre les étages supérieur et inférieur du tableau. Au contraire, on peut remar- quer que la notion de forces mortes ou inépuisables est en rapport manifeste avec la détermination des pressions ou tensions intérieures, puisque nous n'au- rions pas l'idée d'effort, ou qu'au moins nous n'au- rions aucune raison de rapporter cette idée à quelque chose d'existant réellement hors de nous, si l'état de tension des molécules des corps sollicités par des forces permanentes ne nous offrait la réalisation exté- rieure de cette idée. D'un autre côté, les mouvements dont on s'occupe dans la mécanique céleste et dans la balistique, sont précisément ceux dont on pourrait à la rigueur assigner les lois, exposer la théorie, en ne se fondant que sur des notions de cinématique, et en affectant d'écarter toute idée de force et de mesures de force. D'après toutes ces considérations, le précédent ta- bleau pourrait être ramené à un schème plus simple encore, ainsi qu'il suit : 202 LIVRE II. — CHAPITRE V. GEOMETRIE PURE. CINÉMATIQUE. STATIQUE. DYNAMIQUE. Passage de chacune des branches de la mécanique géométrique à la méca- nique physique. MÉCANIQUE PHYSIQUE. APPLICATIONS RESSORTISSANT SPÉCIALEMENT des principes de la cinématique. des principes de la statique. des principes de la dynamique. Pour la symétrie de l'expression, nous donnons ici au mot de dynamique une autre acception que celle qui a prévalu de nos jours dans la langue de l'ensei- gnement, laquelle à son tour n'est pas celle qu'y atta- chaient avec raison des auteurs plus anciens. Puisque le mot AOva^iç signifie force ou puissance, n'est-ce pas contredire de front l'étymologie que d'opposer (comme on le fait aujourd'hui dans les livres didactiques) la dynamique, en tant que théorie du mouvement, à la statique, en tant que théorie de l'équilibre? Comme si la statique n'était pas fondée sur l'idée de force, et uniquement sur l'idée de force? Au contraire la dyna- mique, telle que nous l'entendons, repose essentielle- ment sur l'idée de force disponible, c'est-à-dire sur l'idée de puissance. Nous pensons que la réforme faite par Ampère, quand il a créé son mot de cinématique (33), devrait être complétée par celle que nous propo- sons ici. Mais, s'il nous appartient comme à tout le monde d'exposer nos idées, il ne nous appartient pas, comme à Ampère, d'opérer des réformes dans le lan- gage. DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 203 CHAPITRE Vi. PE LA SUBORDINATION DES CARACTÈRES ET DE LA CLASSIFICATION DES THÉORIES PHYSICO-CHDUQITES. 132. — Dans le cadre de la philosophie scolastique, telle qu'on l'enseignait encore chez nous avant la ré- volution qui a changé le système d'enseignement comme tout le reste, la physique se divisait en deux parties : physica gênerai is , physica specialis, et cette division se rattachait à une distinction longtemps fa- meuse entre les qualités premières des corps et leurs qualités secondes. Par qualités premières les philoso- phes scolastiques et les métaphysiciens des temps plus modernes entendaient l'étendue, l'impénétrahilité, la mobilité, l'inertie, c'est-à-dire toutes les notions fon- damentales de la mécanique, et par qualités secondes toutes celles qui produisent sur nous les impressions de saveurs, d'odeurs, de couleurs, de chaud, de froid, etc. L'énumération des qualités premières ou prétendues telles impliquait donc l'idée que la méca- nique comprend tout ce qu'il y a de général ou de fondamental dans l'explication des phénomènes phy- siques, idée qui a été déjà examinée (123), sur laquelle nous devons revenir plus loin, et que nous ne nous proposons pas de discuter ici. D'un autre côté, comme nous croyons l'avoir clairement établi ailleurs ', rien ' Essai , chap. VIT e^ VIII. 204 LIVRE 11. — CHAPITRE VI, n'est moins connu, ni moins susceptible d'être connu, que la liaison entre les diverses qualités inhérentes aux corps et la propriété qu'ils ont d'exciter en nous des sensations d'une nature déterminée, couleurs, saveurs, odeurs, etc.; tandis que nous nous rendons parfaitement compte de la liaison qui existe entre la propriété qu'ont tous les corps qui tombent sous nos sens, d'être étendus, et l'idée que nous nous faisons de l'étendue. 133. — Bien avant que la division à l'usage des philosophes de l'antiquité et des docteurs du moyen- âge eût cessé d'être enseignée dans les écoles, elle avait disparu de la science, sans qu'on eût trouvé à la place une division propre à mettre dans le système des sciences physiques l'ordre, la classification, la méthode qui certainement y font défaut aujourd'hui. Des corps de science comme la chimie, la cristallographie, l'op- tique, tout en conservant des rapports nécessaires avec les autres branches de la physique, ont tendu à pren- dre une constitution propre, indépendante, et in- trinsèquement de plus en plus régulière , sans que l'ensemble de ces membres détachés offrît de la régula- rité : ce qui est resté pour composer la physique pro- prement dite (selon l'expression courante) n'a plus été qu'une sorte de rubrique incertœ sedis, moins une science qu'une collection de fragments scientifiques, fort peu cohérents. Voyez notamment combien laisse à désirer la notion que l'on se fait, dans la science actuelle, des caractères p/ti/sir/ues des corps, par oppo- sition à leurs caractères chimiques. D'une part on comprend dans les caractères physiques ce qu'il y a certainement de plus essentiel dans les corps et ce qui DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 205 prime par là, même les caractères chimiques, à savoir les propriétés mécaniques, la mobilité, l'inertie, la masse, la gravitation; d'autre part ou y comprend aussi les caractères qui tiennent aux circonstances les plus accessoires de la structure ou du mode de grou- pement des parties, caractères qui sont loin d'être réputés intimes, essentiels ou fondamentaux au même degré que les caractères chimiques. Donc la gradation et la subordination rationnelle sont blessées par l'em- ploi d'un tel langage. La définition de la catégorie des caractères physiques est purement négative ; cette catégorie ne semble établie que pour recueillir confu- sément celles des qualités des corps que l'on n'a pas de motifs de ranger parmi les caractères chimiques. 134. — La remarque, que le livre de la science est pour le moins un registre en parties doubles, s'ap- plique surtout au système des sciences physiques et explique des doubles emplois qui déjà mettent obstacle à une régulière coordination de toutes les parties du système. Par exemple, la réaction chimique du soufre et du carbone doit essentiellement figurer, aussi bien dans l'histoire du soufre que dans celle du carbone, tandis qu'on peut fort bien s'arranger pour que l'his- toire d'une espèce vivante ne tienne que peu ou point à l'histoire de la plupart des autres espèces. Ceci n'est qu'un détail, et la même remarque s'applique beau- coup plus en grand, surtout à propos des parties de la physique qui ont pour objet ces agents mystérieux que nous nommons des fluides impondérables. La con- naissance telle quelle que nous avons de ces agents, de la lumière par exemple, est certainement subor- donnée à la connaissance que nous avons des corps 206 LIVRE II. — CHAPITRE VI. pondérables, en même temps que la plupart des affec- tions des corps pondérables ne nous sont manifestées que par le moyen des impressions que la lumière produit sur nous. L'étude que nous faisons des modi- fications que la lumière éprouve en atteignant ou en pénétrant les milieux pondérables, a souvent pour but et pour résultat de nous instruire de la struc- ture de ces milieux, et plus souvent encore pour but et pour résultat l'analyse de la lumière elle-même , la manifestation de sa constitution propre et de ses caractères essentiels. Aussi l'optique est-elle consti- tuée depuis longtemps comme une science propre, comme un corps de doctrine spéciale, autonome, mal- gré ses connexions avec d'autres branches de la phy- sique, les unes fondées sur l'analogie, sur l'affinité de nature, et les autres (ce que nous considérons parti- culièrement en ce moment-ci ) tenant nécessairement à ce que tout rapport implique deux termes. Au con- traire, quand on ignorait les propriétés de la chaleur rayonnante, si parfaitement analogues à celles de la lu- mière (92), quand on ne connaissait de la chaleur que la propriété qu'elle a de dilater les corps, de les fondre et de les vaporiser, de se propager par le contact d'une molécule h l'autre, il n'y avait vraiment pas lieu de concevoir une théorie de la chaleur, comme corps spécial de doctrine, puisque, de tous ces faits rappro- chés, il ne pouvait résulter aucune notion positive sur la constitution propre de la chaleur et sur les lois qui la gouvernent, abstraction faite des changements apparents qu'elle opère dans les corps pondérables. Ainsi, d'une part l'intimité et la réciprocité des rapports entre les diverses parties des sciences phy- DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 207 siques, beaucoup plus grandes que pour tout autre groupe de sciences, comme la suite le montrera encore mieux, mettent plus d'obstacles à une coordination didactique qui représente exactement, sans doubles emplois, la coordination réelle des phénomènes et de leurs lois ; d'autre part le grand et fondamental con- traste entre les propriétés des corps pondérables et celles des agents impondérables introduit dans le corps de la doctrine une perpétuelle antithèse, d'une espèce particulière : le progrès des théories tendant à dégager par la pensée et à isoler dans l'exposition ce que les faits observables unissent d'une manière indissoluble. 135. — Admettons toutefois comme division pri- mordiale, à un point de vue théorique et didactique, la distinction entre la physique des corps pondérables et celle des agents impondérables, sauf à tenir compte, comme on doit le faire, de leurs perpétuelles et néces- saires connexions : y a-t-il, soit pour l'un, soit pour l'autre embranchement, soit pour tous deux à la fois, un autre principe de distinction et de classification? Voici celui qu'après de longues réflexions nous pro- posons avec confiance. Toutes les explications que nous donnons ou tâ- chons de donner des phénomènes physiques, soit par des figures, soit par des mouvements, soit par des forces, c'est-à-dire au moyen de la pure géométrie, de la cinématique ou de la dynamique , supposent des longueurs, des distances, des vitesses, des sphères d'action que nous pouvons observer, mesurer par voie directe ou indirecte, ou du moins apprécier : ou bien au contraire ces longueurs, ces distances, ces vitesses, ces sphères d'action sont réputées d'un tel ordre de 208 LIVRE II. — CHAPITRE VI. petitesse qu'elles échappent absolument à tous nos moyens d'observation et de mesure; que nous n'avons ni ne pouvons avoir aucune notion de leur grandeur absolue, et qu'à dire vrai, elles n'ont pour nous qu'une existence hypothétique et conjecturale. S'il en est ainsi , il y a donc lieu d'admettre dans les sciences physiques deux clefs, deux rubriques ou deux catégo- ries dominantes : il y aura une physique des corps sensibles et une physique infinitésimale, corpusculaire ou moléculaire. Que cette qualification de sensibles n'introduise point d'équivoques. On est parvenu, à l'aide de procédés fort indirects, et aussi très ingénieux, à mesurer la longueur excessivement petite des ondes lumineuses ; à savoir par exemple que la longueur d'onde, pour le rayon violet extrême, est égale à un 2500' de milli- mètre, ou plus exactement à 406 millionièmes de mil- limètre : voilà assurément une grandeur qu'il nous est bien permis de qualifier d'insensible, mais elle se- rait beaucoup plus petite encore qu'elle n'appartien- drait pas à l'ordre des grandeurs infinitésimales dont nous voulons parler, du moment qu'on pourrait la mesurer par des expériences indirectes , ou seulement en constater expérimentalement l'existence. Un grain de musc émet pendant des années des particules odo- rantes sans perdre sensiblement de son poids, et par conséquent la petitesse des particules qui viennent à chaque instant se déposer sur la membrane olfactive pour y déterminer la sensation d'odeur, surpasse tout ce que l'imagination peut se représenter : cependant elle n'est pas de sa nature indéterminable. Il est per- mis de se figurer des pesées si délicates, que l'on en DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 209 conclurait le poids des particules émises pendant un temps très-long; par suite, au moyen du calcul, le poids des particules arrivées à la membrane olfactive pendant un temps très-court, et finalement le volume qu'occuperait la réunion de ces particules à l'état con- cret. Au contraire, il n'y a pas de physicien, de chi- miste, qui ne regarde les dimensions, les distances des dernières molécules ou des atomes sur lesquels il raisonne, comme étant de leur nature, et non pas seulement à cause de l'imperfection de nos sens, abso- lument indéterminables. Comment pourrait-il en être autrement, puisque nos sens eux-mêmes et tous les appareils que nous construisons poui* leur venir en aide, supposent dans leur construction les corps déjà constitués, ce que les scolastiques auraient appelé le phénomène de la corporéitêl De sorte qu'il est dans l'essence des choses, et en quelque sorte mathémati- quement nécessaire, qu'ils ne puissent avoir prise que sur d'autres corps constitués, et non sur les éléments infinitésimaux des corps, tels que nous les concevons pour le besoin de nos spéculations rationnelles. Si cet argument ne paraissait pas décisif, au moins faudrait- il reconnaître que, dans l'état actuel des sciences phy- siques, ce que nous regardons comme indéterminable de sa nature l'est de fait et par rapport à nous; or, c'est déjà une tâche suffisante que de s'occuper de la classification des connaissances acquises, en remet- tant à nos successeurs le soin de classer celles qu'ils acquerront. 136. — Suivant que l'on se propose de pénétrer plus ou moins dans l'économie des phénomènes et dans l'explication de leurs causes, telle classe de phé- T. I. 14 210 LIVRE II. CHAPITRE VI. nomènes peut ressortir ou lie pas ressortir de la phy- sique moléculaire. Nous avons déjà remarqué (78) que la cristallographie peut être présentée de manière à ne relever que de l'idée fondamentale de la forme, et à n'exiij^er que l'application des principes de la géomé- trie; mais, dès qu'on voudra y faire intervenir l'idée de force, il ne pourra être question que de forces moléculaires, au sens indiqué, et nous entrerons en plein dans le champ de la physique moléculaire. Si nous étudions les conditions de l'équilibre d'un liquide dans un système de vases communiquants, en partant de l'idée que le liquide est un corps pesant dont le volume reste invariable, tandis que la forme cède à la moindre pression, à moins que celle-ci ne soit dé- truite par une pression contraire, nous ferons une application des principes de mécanique rappelés ci- dessus, tous susceptibles d'une confirmation expéri- mentale , et nous ne sortirons pas du domaine de la physique sensible; mais, aussitôt qu'il s'agira de tenir compte des particularités de viscosité, de frottement, de capillarité, et que nous voudrons en donner une explication dynamique, ou les relier par une théorie quelconque, nous aborderons inévitablement les ar- canes de la physique moléculaire (124). 137. — Quand on prend les mots dans leur accep- tion la plus large, la chimie n'est qu'une partie de la physique moléculaire, mais partie tellement impor- tante , eu égard à la perfection de l'enchaînement théorique, à la nature des applications, que l'on éprouve aussi le besoin de désigner par une expression com- plexe , par la dénomination de sciences physico-chi- miques, le groupe de sciences oii la chimie joue un si DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 2îl grand rôle. La conception des phénomènes chimiques se rattache primitivement à la notion de l'hétérogé- néité des corps qui s'offrent à nous dans la Nature, hétérogénéité qui porterait, non plus sur des parti- cules sensibles, comme pour ces mélanges ou amal- games grossiers, dans lesquels nous opérons par des moyens mécaniques la séparation des matières amal- gamées ou mélangées, mais sur les éléments infinité- simaux des corps, dans la sphère des actions molé- culaires oii ne pénètrent pas nos observations faites à l'aide des sens. De là l'idée d'une analyse et d'une synthèse dont l'une a pour objet de décomposer les corps dans leurs éléments homogènes, et l'autre de recomposer les corps en opérant directement, quand la chose est possible, la combinaison des élé- ments. On a pu longtemps supposer avec les anciens alchimistes, avec le gros des chimistes jusques vers le milieu du dernier siècle, que les éléments ou matières homogènes, fournis par l'analyse des corps composés, et dont la séparation est le terme ordinaire de l'ana- lyse chimique, n'en restent pas moins convertibles les uns dans les autres, par quelque procédé naturel ou artificiel dont la recherche était bien faite pour exci- ter à la fois la curiosité et la cupidité. Immédiatement après les grandes découvertes de la chimie moderne, on voyait les théories s'enchaîner et s'exprimer avec une régularité tellement systématique, dans l'hypo- thèse de la simplicité absolue et partant de l'irréduc- tibilité essentielle des radicaux chimiques, qu'il était difficile que les chimistes n'y crussent pas au fond du cœur, quoiqu'ils ne manquassent jamais, par un mé- nagement obligé pour la philosophie baconienne ou 212 LIVRE II. — CHAPITRE VI. condillacienne alors régnante, de déclarer qu'ils n'a- vaient point à cet égard de parti pris, et qu'ils n'en- tendaient par radicaux ou éléments indécomposables, que des substances qu'on n'avait encore pu décom- poser. Plus tard, quand on a constaté que des corps composés et décomposables jouent, dans des combi- naisons ultérieures, un rôle parfaitement analogue à celui des radicaux chimiques, actuellement indécom- posables, on a dû, non plus par scrupule ou par con- venance philosophique, mais par une réserve vraiment scientifique, s'abstenir de rien préjuger sur l'irréduc- tibilité des radicaux chimiques. Enfin, depuis que la théorie des rapports simples entre les poids atomiques ou les équivalents des radicaux chimiques tend à pré- valoir, on est inévitablement amené (pour peu que l'on ait de penchant à dépasser par l'induction philo- sophique les strictes limites de l'expérience actuelle) à regarder l'hétérogénéité des radicaux chimiques comme un fait dérivé, compatible avec l'homogénéité primitive et essentielle des éléments de la matière pondérable. 138. — Dès lors la définition du domaine de la chimie et l'idée qu'on doit se faire des caractères chi- miques dans l'état actuel de la philosophie naturelle, se trouvent notablement modifiées. Le propre de la chimie n'est plus de faire et de défaire des associa- tions ou des combinaisons entre des éléments hétéro- gènes absolument irréductibles ou non convertibles les uns dans les autres, mais bien d'étudier tous les phénomènes qui, dans la chaîne des principes et des conséquences, se rattachent directement au principe qui a créé l'hétérogénéité des radicaux chimiques. DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 213 qui a constitué l'atome, la molécule ou Yunité chimi- que (9), par la conception de laquelle nous expli- quons l'enchaînement systématique des phénomènes qui sont du ressort de la chimie. L'analyse et la syn- thèse, la décomposition et la recomposition ne sont plus alors pour le chimiste théoricien un hut, mais un moyen d'explorer cet ordre de phénomènes. En ce sens, le physicien qui étudie, à l'aide des propriétés de la lumière, la structure atomique d'un cristal ou d'un gaz, fait réellement de la chimie : tandis que le chimiste qui clarifie un sirop ou rectifie une liqueur mêlée à de l'eau en proportion non définie, ne fait point de la chimie, dans ce sens philosophique et élevé. Les plus belles découvertes de la physique mo- derne sont sans contredit celles qui relient par des formules tirées de la constitution chimique ou ato- mique des corps, des faits ou des nombres aupara- vant isolés, et qui delà sorte étendent déplus eu plus le domaine de la chimie, au sens qui vient d'être expliqué. 139. — Dans l'état actuel de la chimie, tout s'ex- plique par des unités, des nombres, des groupes, des combinaisons; tout relève de l'arithmétique et de la syntactique pure; aucune explication qui ait jusqu'à présent pris place dans la science , ne résulte de rela- tions ou de configurations géométriques, n'est donnée par une intuition ou une construction géométrique : au rebours de la mécanique physique où tout est subordonné à la géométrie, où les nombres n'inter- viennent qu'artificiellement (13), comme le moyen que la constitution de notre entendement nous sug- gère, pour exprimer et comparer des grandeurs natu- 214 LIVRE II. — CHAPITRE VI. Tellement continues. L'idée d'une force moléculaire ou atomistique, spécialement affectée à la production des phénomènes chimiques, et que l'on nomme affi- nité, manque de ce ([ui entre essentiellement dans la détermination des forces mécaniques, à savoir l'orien- tation et la mesure. Au fond elle n'intervient que comme une image dont la poésie du langage s'accom- mode; elle ne remplit de fait aucun rôle dans la construction de la science. Lorsque quelques chi- mistes en ont voulu faire une application plus précise, au point de vue statique ou dynamique, on n'a pas tardé à reconnaître qu'ils en avaient fait une applica- tion fausse; et chacun confesse aujourd'hui que le mot d'affinité, au lieu d'être une explication, voile des phénomènes plus complexes oij les agents impondé- rables interviennent, d'une manière qui nous est en- core cachée. Plus la chimie a fait de progrès, mieux s'est mani- festé le caractère essentiel des phénomènes chimiques et des lois qui les régissent, caractère consistant en ce que tout y est précis, défini, avec variation brusque et tranchée d'un état à l'autre, par opposition à la loi de continuité qui régit les transformations qu'on observe dans tant d'autres phénomènes, et notam- ment dans les phénomènes mécaniques. Tandis que les forces mécaniques, opérant à distances finies, engendrent des effets qui varient avec les distances selon la loi de continuité, les actions chimiques ne donnent lieu qu'à des associations ou à des dissocia- tions brusques, et à des combinaisons à proportions définies. De là le motif de considérer l'ordre des phé- nomènes chimiques, avec toutes ses appartenances. DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 215 comme inexplicable par les seules notions de la mé- canique. Pareillement, si les atomes chimiques ne différaient les uns des autres que par les dimensions et par les figures, ou si (en les supposant déjà consti- tuées par le groupement d'autres atomes) les molécules chimiques ne différaient que par le nombre et par la configuration des atomes élémentaires, maintenus à cUstance dans Fintérieur de chaque groupe, on ne voit pas comment il serait possible d'expliquer la distinc- tion tranchée des radicaux et des composés chimiques, et la loi des proportions définies. La difTérence des masses ne peut pas plus que la différence des confi- gurations et des distances rendre raison de tous ces phénomènes, puisque la masse est sujette aussi dans ses variations à la loi de continuité, et qu'au surplus la théorie des équivalents chimiques établit un con- traste des plus remarquables entre la masse que l'on considère en mécanique, laquelle se mesure par le poids ou par l'inertie, toujours proportionnelle au poids (10 i), et ce que Ton pourrait nommer la masse chimique, laquelle est mesurée par la capacité de saturation. 140. — Cependant, à mesure que les combinaisons chimiques se compliquent, elles offrent moins de per- manence et de stabilité, et manifestent par là une moindre énergie dans les causes qui produisent les combinaisons, un moindre contraste entre les élé- ments qui s'unissent en neutralisant ou en saturant, comme on dit, leurs propriétés contraires. Non-seule- ment les molécules chimiques entre lesquelles l'union s'opère sont d'une constitution plus complexe, mais elles se groupent en plus grands nombres pour con- 216 LIVRE II. — CHAPITRE VI. stituer la molécule surcomposée; et les proportions, au lieu d'être exprimées par des nombres très-sim- ples, comme 1 et 2, 2 et 3, 3 et 5, etc., le sont par des nombres de l'ordre des dizaines ou des centaines. Les molécules chimiques ne se groupent plus par unités, mais par escouades; leur individualité tend déjà à s'effacer. Que l'on fasse un pas de plus, et elles se grouperont par bataillons; l'individualité des mo- lécules constituantes ne se fera plus sentir; la loi des proportions définies, théoriquement maintenue, ne pourra plus être positivement constatée : car, la diffé- rence d'une unité tombera dans les limites de l'er- reur que l'analyse comporte; le caractère de disconti- nuité imprimé aux phénomèmes chimiques, et qui n'est que la manifestation du type de l'individualité, aura disparu avec tout ce qui en dépend; soit qu'ef- fectivement il ne subsiste plus, soit qu'il ne puisse plus être rendu sensible par nos expériences. 141. — La série des caractères chimiques semble donc s'interposer entre deux autres séries de carac- tères que l'on a jusqu'à présent réunis sous la rubri- que commune de caractères physiques : les uns que l'on pourrait nommer hyper-chimiques, en ce sens qu'ils paraissent plus généraux, plus fondamentaux, plus essentiels encore que les caractères chimiques, et que partant ils les dominent; les autres qu'il fau- drait, dans ce système de nomenclature, qualifier àlii/po-chimiqiies , qui n'ont ni la persistance, ni la forme tranchée des caractères chimiques, et qui sem- blent l'effet relativement débile d'énergies molécu- laires qui se sont en plus grande partie épuisées dans la construction même de la molécule chimique. DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. -217 Les propriétés essentielles de la matière qui corres- pondent aux principes généraux de la mécanique, aux lois de la gravitation universelle; qui, selon notre ma- nière de les concevoir, peuvent et doivent subsister dans les derniers éléments des corps, avant même la formation des corps, avant la constitution de l'atome ou de la molécule chimique, avant la manifestation d'aucune réaction chimique, voilà les caractères qu'il convient de qualifier d'hyper-chimiques. L'adhésion, la viscosité, la capillarité, la texture, la dureté, l'opa- cité, voilà des caractères du genre de ceux que nous proposons de nommer hypo-chimiques, parce qu'ils ne prennent naissance qu'après que la molécule chi- mique s'est constituée, par un surcroît de complica- tion et de travail de construction moléculaire, dans lequel s'effacent les distinctions tranchées au moyeu desquelles nous reconnaissons sans hésitation les pro- duits du travail chimique. 142. — Certains caractères hypo-chimiques peu- vent tenir de plus près que d'autres aux caractères chimiques. Par exemple, le carbone qui s'offre à nous sous deux états si différents, à l'état de diamant et à l'état de charbon produit par la combustion des ma- tières organiques, jouit sous ces deux états d'une grande fixité, c'est-à-dire qu'il est, sinon absolument infusi- ble et non volatil, du moins très-difficile à volatiliser et à fondre sous l'action de la chaleur la plus intense : voilà une qualité plus persistante et que dès lors on réputera plus étroitement liée à la constitution chi- mique du carbone que la diaphauéité ou la dureté du diamant, avec lesquelles contrastent d'une façon si étrange l'opacité et la friabilité du charbon. 218. LIVRE II. CHAPITRE VI. Les caractères cristallographiques notamment ont un degré de précision, de fixité, qui doit les faire pla- cer sur la ligne des caractères chimiques. Ce que l'on a appelé Y isoniorphlstne n'est que la manifestation de l'identité de formule chimique ou de l'analogie de constitution (sinon de composition) chimique, par l'identité ou l'analogie des formes cristallines. Les cas de diniorplmnte (qui ne sont d'ailleurs que des cas exceptionnels), tout en prouvant que la composition chimique est quelque chose de plus essentiel encore que la forme cristalline, n'en laissent pas moins sub- sister la liaison immédiate et étroite entre le type chi- mique et le type cristallin : de telle sorte qu'à un même type chimique ne puisse correspondre qu'un nombre très-limité de types cristallins parfaitement distincts, n'admettant aucune transition de l'un à l'autre, ce qui est l'attribut essentiel de tous les carac- tères chimiques. 143. — Il est curieux que les propriétés des corps, les plus spéciales, les plus particulières en apparence, soient justement celles qui nous ont donné les notions les plus générales, les plus essentielles sur la manière d'être et le mode d'action des agents impondérables. La singulière propriété du spath d'Islande, de dou- bler les images des corps que l'on regarde à travers ce cristal transparent, est devenue la base de la théo- rie de la lumière. Parmi tous les minerais de fer gisant dans l'écorce terrestre, une espèce se rencontre qui jouit de la propriété singulière, qu'un morceau de ce minerai, taillé en barreau, attire la limaille de fer, principalement vers ses deux bouts. L'un des bouts se dirige de lui-même vers l'un des pôles du monde, et DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 219 l'autre vers l'autre pôle, d'où le nom de pôle donné aussi, par une analogie bien naturelle, à chacune des extrémités du barreau. Les deux pôles qui prennent des directions contraires ont aussi d'autres propriétés contraires : l'un attire ce que l'autre repousse. L'éner- gie attractive ou répulsive, concentrée surtout dans le voisinage des pôles, subsiste encore, mais en s'affai- blissant progressivement, à mesure que l'on s'éloigne des extrémités du barreau pour se rapprocher de la ligne médiane où elle est nulle, ce qui nous donne l'idée d'un état neutre, servant d'intermédiaire et de passage d'un état à l'état contraire. Voilà des faits bien particuliers, bien spéciaux, au point de vue de l'étude des propriétés des corps et de l'histoire des minéraux : cependant ils deviendront le germe des théories les plus générales. Les phénomènes que pré- sentent les corps électrisés s'expliquent par la sépara- tion de deux principes répandus partout, placés dans un antagonisme perpétuel, dont l'un attire ce que l'autre repousse, qui tendent sans cesse à s'unir, en raison même du contraste de leurs propriétés, et à se masquer ou à se neutraliser mutuellement par le fait de leur union. La pile électrique de Volta manifeste des pôles, comme le barreau aimanté; et bientôt l'on sera conduit à ne voir dans le barreau aimanté dont les propriétés singulières ont si exclusivement attiré l'attention des premiers curieux, qu'un mode parti- culier de la polarité électrique dont les éléments se retrouvent partout, dont l'influence se range parmi les causes physiques les plus générales. La pile de Volta devient l'agent le plus universel, le plus puis- sant des décompositions chimiques; les deux éléments 220 LIVRK 11. — CHAPITRE VI. pondérables dissociés sont entraînés, l'un vers un pôle de la pile, l'autre vers l'autre pôle, et dès lors on touche du doigt la liaison intime entre le principe de l'affinité chimiciue et le principe de polarité ou de dualité antagoniste; on devine pourquoi il arrive que les éléments chimiques qui tendent avec le plus d'énergie à s'unir, soient ceux dont les propriétés offrent le plus d'antagonisme, et que le résultat de l'union soit de neutraliser dans le corps composé les qualités contrastantes des corps composants. On sent bien qu'un principe dont les applications sont si vastes, dont la simplicité est si séduisante, ne saurait se confondre avec une donnée empirique vulgaire, et qu'il doit tenir de très-près, comme la loi de la gravi- tation universelle, comme le principe de la conserva- tion des masses, à la raison suprême des phénomènes que nous offre le monde physique. Toute explication qu'on en voudrait donner serait suspecte, par cela seul qu'elle serait compliquée. 14i. — On retrouve, dans la physique des impon- dérables, le contraste qui nous a tant occupés, entre les explications cinématiques et les explications dyna- miques. Depuis que la théorie des ondulations éthé- rées a définitivement prévalu pour l'explication des phénomènes que nous offrent la lumière et la chaleur rayonnante, cette théorie a été diversement appliquée, par ceux qui étaient, comme Fresnel, encore plus physiciens que géomètres, et par ceux qui étaient, comme Cauchy, beaucoup plus fiéomètres que physi- ciens. Si l'on examine attentivement en quoi leurs méthodes diffèrent, on verra que les uns considèrent directement les mouvements ondulatoires et les résul- DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 221 tats de la superposition de tels mou\ements, sans se préoccuper de rattacher la génération de ces mouve- ments à des forces hypothétiques qui agiraient d'atome à atome : tandis que les autres épuisent les ressources du calcul à tirer de l'hypothèse des forces atomisti- ques les données fondamentales de la constitution et de la propagation de l'onde éthérée. Les uns font de la cinématique pure (car, à la rigueur, on pourrait suivre toutes les constructions, toutes les explications qu'ils donnent, sans avoir l'idée de force), et jusqu'à présent cette cinématique paraît suffire à tous les be- soins de la science positive : les autres font de la dynamique hypothétique. Donc, en élaguant l'hypo- thèse, pour ne retenir que ce qu'il y a d'essentiel dans la construction scientifique, on peut dire que cette partie si vaste de la physique des impondérables ne repose encore que sur l'idée de mouvement et sur la théorie géométrique des mouvements. Au contraire, lorsqu'il est question d'appliquer, comme Poisson l'a fait, les lois de Coulomb sur les attractions et les répulsions électriques, au mode de distribution de l'électricité à la surface des corps con- ducteurs, il ne s'agit plus de mouvements qui se superposent; il s'agit bien évidemment de forces qui se composent et s'équilibrent. Otez la notion de force, et le phénomène n'est plus intelligible, la théorie n'a plus aucun sens. Maintenant, il en est des explications dynamiques qui concernent la physique des impondérables, comme de celles qui concernent la physique des corps pon- dérables. Les unes portent sur des phénomènes dont 1 échelle est sensible, les autres sur des phénomènes 999 LIVRE II. — CHAPITRE VI. qui se passent ou qui sont censés se passer dans une sphère infinitésimale oii les sens de l'homme ne peu- vent avoir aucun accès (135). Nous voyons deux corps électrisés s'attirer ou se repousser à des distances sen- sihles, des aimants, des fils conducteurs traversés par un courant voltaïque s'infiuencer l'un l'autre : mais, pour nous rendre compte de toutes les particularités que nous offrent la constitution des aimants et celle des courants voltaïques, il faut imaginer des forces, des énergies, des affections qui se concentrent dans cette sphère infinitésimale dont la conception nous a déjà été suggérée par le hesoiu d'expliquer une foule de particularités de la constitution des corps pondé- rables. 145. — Nous avons expliqué (124) comment, dans un certain sens (sens hypothétique, il est vrai), toutes les sciences physiques seraient autant de dépendances de la mécanique, tandis que dans un autre sens, accommodé à ce que les faits ont de positif et d'ob- servable, la mécanique n'est plus qu'une branche de la physique. Mais en même temps on reconnaît à la mécanique des caractères si particuliers, que souvent l'on oppose la mécanique à la physique : comme lors- que l'on distingue les effets mécaniques des variations de température, tels que la rupture d'une chaudière et la projection des débris, d'avec les effets qualifiés de physiques, tels que la fusion d'un corps solide ou la vaporisation d'une masse liquide. Nous avons pa- reillement expliqué en quel sens on oppose la physi- que à la chimie, et les effets physiques des variations de température, tels que la fusion et la vaporisation, aux effets chimiques qui consistent dans la formation DES CLASSIFICATIONS PHYSICO-CHIMIQUES. 223 OU la résolution de certaines combinaisons entre les éléments chimiques des corps. On distingue de même, parmi les effets de la pile de Yolta, des effets méca- niques, tels que les mouvements produits par les actions attractives ou répulsives des tils conducteurs du courant, puis des effets physiques, tels que l'élé- vation de température du fil conducteur, et enfin des effets chimiques, tels que le dégagement d'oxygène et la réduction des métaux alcalins aux deux extrémi- tés du fil. Dans l'étude des organes et des fonctions d'un ani- mal, on distingue très-bien ce qui se rapporte à la production d'effets mécaniques, ce qui est construit sur les types des machines et des engins mécaniques, leviers, poulies, cordes, tuyaux, soupapes, etc., d'avec ce qui se rapporte à la production d'effets physiques et surtout chimiques, et ce qui est construit sur les types d'appareils physiques et chimiques, tubes capil- laires, lentilles réfringentes et leurs accessoires, cor- nets acoustiques, foyers de chaleur, cornues et réci- pients. Il faut tenir le plus grand compte de toutes ces indications que la Nature elle-même nous donne, et qui sont comme la pierre de touche et la contre- épreuve de nos systèmes scientifiques. Ce n'est point parce que l'esprit humain est fait d'une certaine façon, que géomètres et ingénieurs ont imaginé une science à laquelle on donne le nom de mécanique, et où figurent à titre d'organes élémentaires, des leviers, des poulies, des cordes, des soupapes : car, il serait étrange que dans cette hypothèse la Nature se fût assujettie aux mêmes types, lorsqu'elle a dessiné le plan des êtres vivants, objets de ses soins particuliers; 224 LIVRE II. — CHAPITRE VI. et d'un autre côté, l'homme n'a pas attendu d'être au courant de l'anatomie pour former ses engins méca- niques sur les modèles que l'organisation des animaux lui présente. L'homme s'est rencontré avec la Na- ture, parce que cette rencontre tient au fond même et à la raison des choses. Même remarque pour la physique : car, ce n'est pas en général par suite des progrès dans l'anatomie de l'œil que nos instruments d'optique ont été conçus et perfectionnés, et l'on n'a reconnu que plus tard, dans les détails, l'analogie du plan organique avec celui de nos instruments. Donc les fondamentales divisions ou distinctions de notre encyclopédie physique, et jusqu'au choix des princi- paux appareils que notre industrie a créés, sont justi- fiés par la Nature elle-même, et ne peuvent point être réputés arhitraires, ou seulement relatifs à la consti- tution de l'esprit humain et au point de vue où l'homme est placé. DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 225 CHAPITRE VII. DE LA C0>r\-£RS10N DES EFFET? MÉCANIQUES, PHYSIQUES, CHIMIQUES, LES UNS DANS LES AUTRES. — GÉNÉRALISATION DE L'JDÉE DE FORCES DISPONIRLES, ET DU PRINCIPE DE LA CONSERVATION DES FORCES DANS LES CONVERSIONS CIRCULAIRES. 146. — Du moment que l'on a été amené à distinguer des phénomènes et des effets mécaniques, physiques, chimiques, etc., il est tout simple que l'on soit tenté d'examiner plus à fond quelle est au juste l'influence que ces phénomènes, rapportés à des catégories di- verses, exercent les uns sur les autres, et s'il n'est pas possible de concevoir que ces effets distincts soient aptes à se convertir les uns dans les autres. On ne fait pourtant guère que de commencer à entrer dans cet ordre de recherches qui doivent conduire un jour aux résultats les plus intéressants, et pour la philoso- phie des sciences et pour les applications que récla- ment les progrès toujours croissants de l'industrie. Qui ne sait qu'aujourd'hui le principal usage des ma- tières combustibles n'est plus de procurer directement la chaleur dont l'homme a besoin pour se défendre de l'inclémence des saisons ou pour les préparations des arts, mais bien de fournir indirectement la force mécanique qui lui est devenue indispensable pour ses usines et pour la circulation des voyageurs et des marchandises, sur toute la surface du globe? Eu cela encore l'industrie de l'homme n'a fait qu'i- miter la Nature. Car, quel autre agent que la chaleur r. /. 15 226 LIVRE II. — CHAPITRE VII. régénère sans cesse la force vive que sans cesse la Nature dépense en grand à la surface de notre pla- nète, au sein des mers et de l'atmosphère? Les cou- clies d'air et d'eau dilatées par un accroissement de température s'élèvent, puis se refroidissent et retom- bent; d'où la production des vents et des courants marins. La couche d'eau en contact avec l'atmosphère, continuelleineut sollicitée à se réduire en vapeur par l'action de la chaleur, va se condenser dans les hautes régions de l'air et former les nuages qui, retombant en pluie ou en flocons glacés, alimentent les cours d'eau dont la chute avait jusqu'à présent fourni à l'homme la provision de travail mécanique la plus abondante ou la plus facile à recueillir et à employer. La ressemblance ne se borne pas là. Cette chaleur qui, dans l'atelier de la Nature, a engendré sur une grande échelle le travail mécanique des vents et des cours d'eau, se dissipe par le rayonnement dans les espaces célestes, et elle est, quant à l'effet utile, per- due sans retour, aussi bien que la chaleur qui sort des foyers de nos machines à vapeur. La seule diffé- rence (et elle est capitale) consiste en ce que le com- bustible de nos foyers s'épuise, comme s'est épuisé dans des temps plus anciens l'excès de chaleur cen- trale qui imprimait aux phénomènes météorologiques un surcroît d'activité : tandis que la chaleur venue du soleil et dont le mode de génération est encore pour nous si mystérieux, semble incapable de s'épui- ser, et de fait n'a pas éprouvé, depuis les temps aux- quels nos observations s'appliquent, de diminution appréciable. Ces considérations méritent d'attirer l'attention de DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 227 tous les esprits : car. combien de fois n'a-t-on pas entendu dire qu'il n'y a point de limites aux décou- vertes de la science, et qu'on trouvera le moyen de remplacer, comme source de travail mécanique, la \apeur et la chaleur, quand nous n'aurons plus de charbon? La vapeur d'eau sans doute, car toute autre substance gazeuse peut également servir d'intermé- diaire, peut-être plus avantageux, pour la conversion de la chaleur en force vive; mais la chaleur, c'est autre chose. On ne peut avec aucune vraisemblance, conclure du fait d'une invention, qui n'était, à la bien prendre, qu'une copie des procédés de la Nature, à la possibilité d'une invention dont elle ne nous offre au- cun modèle. Il est au contraire très-vraisemblable, très-conforme aux analogies naturelles, qu'on ne se passera jamais de chaleur pour engendrer la force vive sur une grande échelle. Ce qu'il n'est pas dérai- sonnable de chercher, c'est le moyen de produire de la chaleur et par suite du travail mécanique, autre- ment que par le procédé de la combustion ordinaire, puisque la >'ature nous offre le plus magnifique exemple d'un foyer qui n'a pas besoin pour s'alimen- ter, du combustible que nous dévorons dans les nôtres. 147. — L'état gazéiforme des milieux pondérables est celui qui se prête d'une manière plus commode à la génération de la force vive par une dépense de cha- leur, comme aussi à un dégagement de chaleur par une consommation de force vive, et par conséquent à la conversion réciproque de ces deux puissances na- turelles. Que l'on vienne à chauffer le gaz contenu dans un corps de pompe, la force élastique du gaz augmentera, le piston pesant sera soulevé jusqu'à ce 228 LIVRE II. — CHAPITRE VII. que le gaz eu se dilatant ait repris son élasticité ini- tiale. Cependant un travail mécanique aura été pro- duit : travail qu'on pourra recueillir et utiliser à l'aide d'appareils convenables. Inversement, si l'on com- prime le gaz, en consommant pour cela de la force mécanique, on dégagera de la chaleur. De même que dans la transmission et la transformation de la force vive par les organes mécaniques, les frottements, les résistances, les trépidations du sol et de toutes les parties des appareils occasionnent un déchet de la force vive recueillie (déchet inévitable, mais qu'on atténue. de plus en plus en perfectionnant les méca- nismes), de même, dans la conversion de ces deux puissances ou valeurs, chaleur et force vive, par l'in- termédiaire des milieux gazeux, il y a un déchet tenant à l'absorption d'une certaine quantité de cha- leur par les enveloppes dont la température s'élève, ainsi qu'au rayonnement extérieur : déchet qu'il s'agit d'atténuer de plus en plus par les perfectionnements successivement apportés à la construction des appa- reils et à la manière de les faire fonctionner. Quel que soit l'état moléculaire des corps, ils offrent quelque chose d'analogue à ce phénomène de la conversion de la chaleur en force vive et de la force vive en chaleur, dont le type le plus net, celui qui se prête le mieux aux expériences de mesure, nous est fourni par les corps à l'état gazeux. Les frottements, les chocs des corps durs absorbent de la force vive et en même temps dégagent de la chaleur. Ces corps absorbent de la chaleur en se dilatant, et leur dilata- tion équivaut à la production d'un travail mécanique. Jusque dans les phénomènes de la vie animale, on DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 229 observe que la capacité de travail mécanique dont les animaux sont doués, se trouve en rapport avec une condition essentielle de la vie animale, l'entretien permanent d'un foyer de combustion et de chaleur : tellement que la bête de trait est aussi à sa manière une sorte de machine à vapeur, pour laquelle on peut mettre en regard le travail mécanique qu'elle produit et le combustible qu'elle dépense. Un lien qu'on en- trevoit, mais qu'on ne voit pas encore avec toute la netteté désirable, unit certainement tous ces phéno- mènes; et c'est en s'attachant à le saisir que l'on pourra pénétrer davantage dans la connaissance de la nature intime des corps, ainsi que des forces que nous rapportons à des agents impondérables, lesquelles toutes, par certains côtés, semblent capables de se convertir les unes dans les autres*. 148. — Ainsi, outre la propriété de produire de la chaleur, le frottement a celle de produire de l'élec- tricité quand les corps frottés sont hétérogènes. Réci- proquement, l'électricité met les corps en mouve- ment, et n'a même été originairement remarquée que comme une force mécanique ou une cause de mouve- ment. Aujourd'hui, nous savons que les courants électro-magnétiques sont capables, comme la dépense de chaleur, d'engendrer du travail mécanique : de 1 Voyez le livre intitulé : Corrélation des forces physiques, par W. R. Grove, traduit de l'anglais, et accompagné de notes par M. Seguin aîné, Paris, 1856; et un autre ouvrage non moins remar- quable, qui a pour titre : Recherches sur l'équivalent mécanique de la chaleur, par G. A. Hir.n, Colmar et Paris, 1858. — Nous trouve- rions dans ces deux livres bien des idées à louer et aussi bien des idées à combattre, si la nature du nôtre nous permettait d'entrer dans de semblables développements. 230 LIVRE II. — CHAPITRE VII. sorte que la découverte qui nous a valu le télégraphe électrique, cet étrange moyen d'agiter une sonnette et de faire marcher des aiguilles indicatrices à des distances énormes, avec la promptitude de l'éclair, nous vaudrait aussi un nouveau moteur industriel, si les piles voltaï<{ues qui mettent en jeu les courants, et qui ne travaillent pas sans consommer des produits, pouvaient fonctionner dans des conditions économi- ques convenables. D'ailleurs la chaleur engendre des courants élec- triques quand on chauffe à leurs points de soudure des barreaux métalliques hétérogènes, et réciproque- ment le courant électrique qui traverse avec une in- tensité suffisante un fil d'une finesse convenable, le porte à l'incandescence. La chaleur engendre donc directement de l'électricité , et l'électricité de la cha- leur; de sorte que l'on peut, indirectement ou de se- conde main, convertir la force mécanique en électri- cité et celle-ci en force mécanique, par l'intermédiaire de la chaleur. De même pour la conversion de la force mécanique en chaleur et de celle-ci en force méca- nique, par l'intermédiaire de l'électricité. Personne n'ignore que l'électricité, la chaleur, la lumière même déterminent des combinaisons ou des dissociations chimiques, et qu'inversement les forces chimiques n'entrent pas en jeu sans provoquer des dégagements ou des absorptions de chaleur, des cou- rants d'électricité. Ces actions chimiques, même lors- qu'elles s'opèrent dans une sphère inaccessible à nos sens, et lorsqu'elles n'ont pour symptôme aucun effet mécanique observable, peuvent donc par l'intermé-- diaire de la chaleur ou de l'électricité, produire de la DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 231 force mécanique ou résulter d'un déploiement origi- naire de force mécanique. Mais de plus l'action mé- canique détermine immédiatement certaines associa- tions chimiques ou en rompt d'autres, les moins stables il est vrai ; et quant aux effets mécaniques, souvent redoutables, immédiatement produits par le jeu des actions chimiques, ils sont assez connus pour qu'on n'ait pas besoin de les signaler. 149. — Voilà des faits qui peuvent et qui doivent ouvrir, comme on l'a déjà dit, soit à la philosophie naturelle, soit à la théorie des applications indus- trielles de la science, des horizons nouveaux : et déjà n'ont pas manqué de se produire , à côté de généra- lisations sûres, quoique hardies, des inductions témé- raires ou mal fondées. Ainsi l'on s'est prévalu de ces considérations nouvelles, pour reprendre une idée plusieurs fois mise en avant et repoussée, celle de l'indestructibilité de la force ou du mouvement : en- trons à ce sujet dans quelques explications. La matière ou la masse des corps doit être réputée indestructible et invariable : on a rappelé et expliqué ailleurs ce grand axiome de la physique (101 etsuiv.). De plus, nos théories chimiques actuelles ve^o^eni^uv l'idée que les éléments chimiques sont distingués par certains caractères pareillement indestructibles, et qu'ainsi du fer est toujours du fer, de l'argent toujours de l'argent (137). Cependant une barre de fer, une cuiller d'argent s'usent par le frottement, de manière qu'il nous sera, à nous et à nos successeurs, à tout jamais impossible de recueillir et d'utiliser les par- celles imperceptibles de métal que l'usage même de l'instrument dont nous nous servons, a disséminées 232 LIVRE II. — CHAPITRE VII. de côté et d'autre. La matière la plus stable se con- somme donc sans retour et périt pour nous, quant à son effet utile, quoique, théoriquement, elle doive être réputée indestructible. En est-il de même pour la force mécanique? De tout temps il s'est trouvé des philosophes disposés à le croire, nonobstant des apparences contraires. Un corps dur vient dans son mouvement frapper contre un obstacle, et, à ce qu'il semble, la force mécanique qui résidait dans ce corps en mouvement s'épuise par le choc. Cependant nous observons pendant quelques instants encore, des trépidations très-marquées dans le corps choquant, dans l'obstacle contre lequel il s'est heurté et dans tout le sol environnant. Pourquoi ne pas admettre que ces trépidations se propagent in- définiment en s'affaiblissant par cette communica- tion même au point de nous devenir imperceptibles, et qu'elles persistent indéfiniment entre les dernières molécules des corps dont les mouvements se dérobent absolument à nos sens? Voilà ce que Ton disait, et maintenant l'on ajoute que la puissance détruite en tant que force mécanique doit reparaître sous une autre forme ; que par exemple la collision du choc a développé de la chaleur qui pourrait à son tour se convertir en force mécanique et qui représente vir- tuellement une certaine quantité de force mécanique; que les choses doivent certainement s'arranger de ma- nière que l'on ait, sous une forme ou sous une autre, précisément l'équivalent vii'tuel de la force méca- nique qui semblait perdue; et qu'il en faut dire autant de tous les déchets qu'éprouvent en apparence les puis- sances naturelles, de quelque espèce qu'elles soient. DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 233 150. — Par la même raison il faudrait dire que les doses de force ou de puissance active dans la Nature ne peuvent jamais être augmentées : et pourtant ni cette proposition ni l'autre ne résistent à une analyse attentive. Une gargousse de poudre a été déposée dans une entaille de rocher; on tire une étincelle d'un caillou avec un briquet d'acier, et cette étincelle, c'est-à-dire une parcelle d'acier portée à l'incandes- cence par la chaleur que le choc de l'acier contre le caillou a développée, enflamme la gargousse et déve- loppe par des actions chimiques une force mécanique énorme : quelle équivalence peut-on supposer entre la force mécanique qui a produit l'étincelle, entre la chaleur qui résidait dans l'étincelle, ou même entre la force mécanique dépensée dans la préparation de la poudre, et la force mécanique produite en fin de compte? Il faut donc qu'une nouvelle dose de force mécanique ait été ajoutée à la dose préexistante ; et si le cours du phénomène peut accuser une augmenta- tion dans cette dose, il peut y amener une diminu- tion. Dira-l-on que quand le charbon, le soufre, le salpêtre ont été préparés par la Nature ou par l'art sous la forme qu'ils doivent avoir pour que le fabri- cant de poudre les emploie , il y a eu des dépenses d'actions chimiques qui représentent la force méca- nique que l'inflammation de la poudre développera plus tard? Cette supposition, dans 1 état delà science, serait assurément fort arbitraire; mais d'ailleurs on répliquera qu'il aurait suffi de quelques gouttes de pluie pour gâter la poudre et rendre impossible la ré- apparition de la force qu'elle contenait, si l'on veut, h l'état latent, par suite d'un dépôt antérieur. Or, 234 LIVRE 11. — CHAPITRE VII. qu'est-ce que l'action mécanique, physique ou chi- mique exercée par ces gouttes d'eau sur la poudre, pour qu'on puisse y voir l'équivalent de la force mé- canique que l'explosion développerait? Donc il faut bien reconnaître qu'il dépend d'un concours d'acci- dents fortuits qu'une force mécanique se développe ou ne se développe pas, sans que rien compense le défaut de développement. 151. — D'un autre côté, la raison ne peut se re- fuser à admettre que rien n'est produit de rien, ex nihilo nihil; que la force mécanique, pas plus qu'autre chose, ne peut être, comme on dit, produite de toutes pièces et sans qu'il y ait consommation de quelques- unes des forces disponibles, mécaniques ou autres, que la Nature tenait en réserve. Quand on aura con- sommé tout le charbon, tout le soufre, tout le nitrate de potasse que nous pouvons recueillir, il faudra re- noncer à faire éclater des quartiers de roche au moyen de la poudre. Quand on aura brûlé toute la houille, il faudra renoncer à faire marcher des trains à l'aide de la chaleur que ce combustible procure. Le char- bon, la houille, le soufre se trouveront convertis en gaz carbonique et sulfureux, et sous cette forme ne seront plus par eux-mêmes des sources de chaleur ou de travail mécanique. Si quelque jour la Nature trouve le moyen de régénérer avec ces substances ga- zeuzes, du soufre concret, du charbon, de la houille, elle le fera avec d'autres forces dont elle dispose, et ce travail ultérieur ne dépendra point du déploiement passager de force mécanique , que notre industrie a opéré avec les mômes substances. 11 dépend de notre industrie de consommer ou de DE LA CONVERSIO>' DES EFFETS PHYSIQUES. 235 ne pas consommer ce que la Nature tient en réserve, d'en faire une consommation productive, soit de force mécanique, soit d une autre force équivalente, ou au contraire d'en faire une consommation improductive de force, sous une forme quelconque. Ce qui excède certainement notre pouvoir et celui de tout agent na- turel, à qui n'est pas accordé le pouvoir surnaturel de la création , c'est de créer une force de toutes pièces, sans rien consommer ni dépenser : puisqu'a- lors on pourrait créer de la force indéfiniment; la Nature mettrait à la disposition d'un agent quelconque une force infinie , ce que nous ne pouvons pas plus comprendre qu'une vitesse infinie (23 et 119, note). 152. — De là ce principe que nous proposerions d'appeler le prùwipe des conversions circulaires, et qui consiste en ce que, lorsque le travail de la Nature, dirigé ou non par le travail de l'homme, a accompli le cercle des transformations , de manière à revenir au point de départ, il est impossible que la quantité initiale de force vive, de chaleur, ou de l'une quel- conque des forces naturelles disponibles et convertibles les unes dans les autres, se trouve augmentée : les transformations postérieures ayant détruit ou absorbé tout ce que les transformations antérieures avaient créé ou développé, en vertu de la maxime ex nihilo nihil, et de manière à rendre impossible toute forma- tion de toutes pièces, toute production indéfinie d'une force naturelle quelconque, au moyen de corps, d'ap- pareils , de milieux inertes par eux-mêmes , et qui n'interviendraient que comme de simples organes de transmission et de conversion. Nous avons indiqué ailleurs (85, 96 et suie.) comment ce principe, appliqué 236 LIVRE II. — CHAPITRE VII. • aux organes purement mécaniques de la transmission et de la transformation de la force vive ou du travail, fournit une base rationnelle à la science de l'équilibre et du mouvement : on entrevoit ici comment le même* principe, étendu et généralisé de manière à s'appli- quer aux transformations incessantes des phénomènes moléculaires et chimiques, à tous les échanges entre les effets produits par les diverses puissances natu- relles, peut donner à certaines parties des sciences physiques un fondement rationnel , en les rattachant immédiatement à la mécanique, et par la mécanique à la géométrie. Des axiomes ou des postulats de ce genre ont l'inconvénient de ne pas saisir directement les causes efficientes qui opèrent dans chaque ordre de phénomènes, mais aussi l'avantage d'être dégagés de toutes les hypothèses auxquelles nous sommes forcés d'avoir recours pour nous représenter ce qui échap- pera toujours à nos observations. Nous atteignons par là \q pourquoi des choses, plutôt que le comment. Un exemple ne sera pas inutile pour mieux fixer les idées. L'on sait qu'un kilogramme d'eau exige pour se vaporiser une certaine quantité de chaleur qu'il restitue en repassant à l'état liquide; de même pour un kilogramme d'alcool : seulement la quantité de chaleur prise et restituée est différente. Elle sera encore différente pour un kilogramme d'eau et d'al- cool mélangés en proportions égales. Supposons que cette troisième quantité soit une moyenne arithmé- tique entre les deux premières, et suivons les consé- quences de l'hypothèse. On sait que le mélange de 500 grammes d'eau et de 500 grammes d'alcool donne lieu à un dégagement de chaleur : concevons que DE L.\ CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 237 l'on ait recueilli et mis à part la chaleur dégagée. Abandonné à lui-même après ce dégagement, le mé- lange se vaporisera en empruntant pour cela de la thaleur, qu'il devra (par hypothèse) restituer intégra- lement lorsque l'on condensera les vapeurs produites, ce qu'on pourra faire de manière à rectifier l'alcool impur, ou à recueillir dans des récipients distincts, l'alcool et l'eau. Mais alors on pourrait, après la rec- titication, recommencer l'opération du mélange de manière à produire par ce mélange même une nou- velle quantité de chaleur, et par une répétition indé- finie de la même suite circulaire d'opérations, créer de la chaleur de toutes pièces en quantité indéfinie. Donc, en vertu de l'axiome invoqué, il faudra que les mille grammes mélangés exigent pour se convertir en vapeurs, en sus de la quantité de chaleur qu'ils exi- geraient s'il n'y avait pas de mélange , et qu'ils resti- tuent quand la condensation dissocie l'eau et l'alcool, précisément la quantité de chaleur que l'opération du mélange a dégagée. Je ne crois pas que l'expérience ait jamais été faite, ni même qu'on ait songé à la faire : mais il ne s'agit ici que du sens et de la portée du principe. L'ouvrage de M. Grove, cité au n° 147, suggérerait une foule de conséquences du même genre, à tirer du principe des conversions circulaires. 153. — Dans la dynamique supérieure dont les principes nous occupent en ce moment, aussi bien que dans la dynamique ordinaire, la consommation de force vive ou de force disponible peut, selon les cas, être ou n'être pas accompagnée d'une destruction de force morte. Une horloge de clocher est mue par un poids, et quand le poids est arrivé au bas de sa course, 238 livrp: ii. — chapitre vu. sur l'aire de la cage ({ui contient l'horloge, le mou- vement s'arrête; la force vive dont on disposait est épuisée; il faut remonter l'horloge. Cependant le poids au has de sa course est un corps qui ne cesse pas d'être sollicité par la pesanteur; il peut continuer d'agir indéliniment par sa pression, et comme force morte, sur le plancher de la cage. Que l'on ouvre une trappe, et le poids pouvant descendre plus bas remet- tra l'horloge en mouvement. Au contraire, le ressort débandé, et qui a épuisé sa force vive, n'agira plus, même comme force morte. Pareille remarque est applicable à la puissance mé- canique de la chaleur et le serait à toutes les puis- sances physiques que nous considérons maintenant. Dans les machines à vapeur construites pour agir à pression constante, ou sans détente de la vapeur pro- duite, toute la chaleur venue du foyer, et qui a été employée à vaporiser une certaine quantité d'eau, à soulever le piston à une hauteur déterminée, à pro- duire ainsi une quantité déterminée de travail méca- nique, se retrouve ensuite dans le mélange de l'eau froide du condenseur et de la vapeur condensée. En ce sens, il est bien vrai de dire que le travail méca- nique de la chaleur résulte, non d'une consommation de chaleur, mais du flux de chaleur d'un milieu dans un autre. Opendant, la chaleur produite par la com- bustion de la houille a été vraiment dépensée comme la houille elle-même , en ce sens qu'on chercherait vainement à se passer d'une nouvelle consommation de houille et à produire, avec la chaleur transportée dans le condenseur, la vaporisation d'une nouvelle quantité d'eau, d'oii résulterait un second coup de DE LA CONVERSIO^' DES EFFETS PHYSIQUES. 239 pistou et la production d'une nouvelle quantité de travail mécanique, égale à la quantité produite en premier lieu. Il faudrait, pour qu'une telle prolonga- tion de travail pût avoir lieu, employer maintenant, au lieu d'eau, un liquide amené à une très basse tem- pérature et capable d'émettre des vapeurs douées d'une force élastique suffisante, même à cette basse tempé- rature, si basse que, par comparaison, la masse d'eau du condenseur agirait sur ce liquide comme un vrai foyer de chaleur, par l'intensité de son rayonnement calorifique. Alors continuerait le travail mécanique produit par le flux de chaleur ou par sa tendance à l'écoulement, du milieu dont la température est plus élevée à celui dont la température est plus basse, comme continue le travail mécanique produit par l'ac- tion permanente de la gravité, quand on soustrait l'obstacle qui arrêtait le poids au bas de sa course , et qu'on lui permet de passer, de la région ])asse oii il était parvenu, à une région plus basse encore. Au con- traire, de même qu'il ne suffît pas de déplacer un obstacle, et qu'il faut absolument une dépense de force vive pour remonter le ressort débandé et recommencer le travail de la détente, de même, après que la sou- daine explosion des gaz dégagés par l'inflammation de la poudre a produit son effet mécanique , l'on ne pourrait avec les mêmes masses gazeuses reproduire un effort semblable, qu'à condition de les comprimer et de dépenser ainsi autant de travail mécanique qu'en produirait la détente ultérieure. 154. — Telles sont, suivant nous, les considéra- tions à l'aide desquelles on devra comparer et conci- lier les théories, de date encore bien récente, qui déjà 240 LIVRE II. — CHAPITRE VII. préoccupeut beaucoup les physiciens de notre épo- que, et qui ont pour objet la conversion des forces physiques les unes dans les autres. Dans le second des deux ouvrages cités en note au n" 147, M. Hirn s'est particulièrement occupé de comparer entre elles, à divers points de vue scientifiques et philosophiques, les deux théories qui lui ont paru offrir les contrastes les plus tranchés, celle de Carnot' et celle d'un pliy- sicien allemand, le D' Meyer. Suivant Carnot, la pro- duction de travail mécanique ou de force vive tient essentiellement, non à une consommation de chaleur, mais au flux de la chaleur, d'un milieu dont la tem- pérature est plus élevée à un milieu dont la tempé- rature est plus basse : dans la théorie du D' Meyer, il ne peut y avoir production de force vive sans consom- mation de chaleur; et réciproquement, à une consom- mation de force vive correspond une production réelle de chaleur. Si nous confrontions ces deux théories dans leur application détaillée à l'interprétation des divers phé- nomènes mécaniques et physiques, nous ferions un livre de pliysique et non plus un livre de philoso- phie; nous arriverions probablement à conclure, avec M. Hirn, qu'il y a des faits, les plus importants au point de vue de l'application, dont l'idée de Carnot rend compte d'une manière plus simple, et d'autres 1 II ne s'agit pas du général républicain, plus connu encore par les actes de sa vie politique que par ses études spéculatives en géo- métrie et en mécanique, mais de l'un des ûJs de cet homme célè- bre, mort jeune, après avoir fait paraître en 1824 un opuscule in- titulé : Reflexions sur la puissance motrice du feu, qui a été le point de départ des rechercUes dont il est question dans ce chapitre. DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 241 pour l'explication desquels on ne peut guère se passer de l'idée du D' Meyer : seulement je crois qu'en sui- vant les physiciens dans de tels détails, non-seulement nous nous écarterions de notre but, mais encore nous irions contre la \raie pensée de Garnot. En effet, Carnot s'était placé, bien moins au point de vue du physicien qu'au point de vue de l'écono- miste et de l'ingénieur; et il convient de maintenir la question sur ce terrain, qui semble être celui d'une pratique plus étroite, et qui est en réalité celui d'une théorie plus large et plus élevée. Qu'importe à l'économiste, à l'ingénieur, que la chaleur de A ait été transportée en B, ou qu'il y ait eu destruction de chaleur en A, et ensuite produc- tion de chaleur en B? Ce qui lui importe, c'est qu'il y a eu, pour la production d'un certain effet mécani- que, consommation de combustible, dépense d'une force, d'une puissance, mise par la Nature à la dis- position de l'homme. Ce fait, et d'autres du même genre, viennent à l'appui de l'idée que Leibnitz avait eue, d'une dynamique supérieure, dont les lois do- minent celles de la mécanique proprement dite ; et en s 'élevant à ce point de vue, la raison saisit en effet la généralité du principe, que nous ne pouvons rien faire avec rien, ni rien produire sans consommer quelque chose. Elle saisit en même temps l'idée que la Nature nous a donné virtuellement ou en équivalent tout ce que nous pouvons produire en consommant les choses mises immédiatement par elle à notre dis- position. Telle est la pensée fondamentale du mémoire de Carnot, dans- ce qu'il a de philosophique. Puis, redescendant aux applications usuelles et r. y. 16 242 LIVRE II. — CHAPITRE VII. pratiques, et s'occiipaiit surtout du jeu de la machine à vapeur, il remarque que la consommation de char- bon, la dépense de force naturelle à laquelle corres- pond dans ce cas une production de force vive, sem- ble n'avoir pour conséquence physique que de faire passer dans l'eau du condenseur la chaleur dévelop- pée au foyer de la combustion. Mais ce n'est là qu'une remar({ue accessoire et particulière, qui peut être moditiée ou reih-essée, sans qu'on touche à ce qu'il y a d'essentiel dans la théorie. Oue le cas spé- cialement considéré par Carnot ne soit qu'un exem- ple, auquel on peut opposer des exemples contraires, c'est ce qu'on aurait été fondé à affirmer d'avance en considérant que le flux de chaleur ou la chute de température a la plus grande analogie avec la chute d'un poids; et que cependant, à côté de la consom- mation de force vive, produite par la chute d'un poids, qui peut tomber plus bas encore par le seul écartement d'un obstacle, il y a la consommation de force vive, produite par la détente d'un ressort, que l'on ne peut mettre en état de fonctionner de nou- veau, sans consommer pour cela toute la force vive qu'il restituera dans une seconde détente. 155. — Les mêmes remarques trouvent leur appli- cation en ce qui concerne la détermination numéri- que de ce que l'on a appelé Y (équivalent mécanique de la chaleur. On peut opérer de bien des manières dif- férentes la conversion de la chaleur en force vive et de la force vive en chaleur; et tant qu'on ne possé- dera pas des notions précises sur la nature du prin- cipe de la chaleur, il n'y aura nulle invraisemblance à admettre que les chiffres d'équivalence diffèrent, DE LA CONVERSION DES EFFETS PHYSIQUES. 243 selon le mode de conversion employé. La seule res- triction théorique à l'indépendance de ces chiffres, c'est qu'on n'aille pas contre le principe des conver- sions circulaires, ou contre l'axiome ex nihilo nihil. On dépense mille kilogrammes de charbon pour pro- duire, à l'aide d'une machine à vapeur, une certaine quantité de travail mécanique qui est employée à faire frotter deux corps l'un contre l'autre, sans les déformer ni les user, et à produire ainsi une certaine quantité de chaleur : il ne se peut que cette quantité de chaleur produite par le frottement surpasse celle qui s'est dégagée dans la combustion des mille kilo- grammes de charbon, dès qu'il n'intervient pas (comme dans le cas de l'explosion de la poudre) d'autres con- sommations de matières ou de forces. Mais elle peut être notablement moindre, lors même qu'on a écarté avec le plus grand soin toutes les influences perturba- trices, toutes les causes accessoires de déchet. Pour déterminer a priori le rapport de l'une à l'autre, il faudrait avoir sur la constitution moléculaire des corps, sur la nature des causes qui déterminent le phénomène de la vaporisation des liquides, et celui du frottement des corps solides, des notions théoriques que nous sommes bien loin de posséder. Et ce que nous disons au sujet de la comparaison, de l'équivalence entre la force vive et la chaleur, devra se dire à propos de la comparaison, de l'équivalence entre la force vive et l'électricité, entre l'électricité et la chaleur, et ainsi de suite. 244 LIVRE II. — CHAPITRE VIII. CHAPITRE VIII DE LA VALEUR DES HYPOTHÈSES EN USAGE DANS LA PHYSIQUE CORPUSCU- LAIRE ET DANS LA PHYSIQUE DES IMPONDÉRABLES. 156. — Nous avons eu déjà maintes occasions de faire allusion aux hypothèses par lesquelles nous tâchons de nous rendre compte des phénomènes de la physique corpusculaire et des réactions chimiques, de tous ces phénomènes qui s'accomplissent dans la sphère infinitésimale où nos sens ne peuvent péné- trer (135) : le moment est venu d'entrer un peu dans l'examen de ces hypothèses et d'en apprécier philoso- phiquement le sens et la valeur. Démocrite, et après lui Épicure, ont été dans l'an- tiquité grecque les fondateurs de la philosophie ato- mistique. Démocrite, dit-on, était savant; il ne s'oc- cupait pas seulement de physique générale et de cosmogonie à la manière des philosophes ioniens; il se livrait encore à des travaux de dissection : mais l'ignorance d'Épicure et de ses disciples était devenue proverbiale dans le monde des philosophes. Ceux des autres écoles n'avaient pas assez de sarcasmes pour les grossières erreurs où Épicure était tombé en astronomie, faute des premières notions de mathéma- tiques. Il n'est donc pas étonnant que la physique de Lucrèce nous paraisse aujourd'hui détestable en bien des points. Cependant, l'idée fondamentale dans la doctrine de Démocrite, d'Épicure et de Lucrèce, celle DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 245 qui consiste à tout expliquer dans les phénomènes du monde matériel, par des combinaisons passagères d'atomes indestructibles et inaltérables, est encore l'idée qui règne dans la physique moderne et sous l'empire de laquelle la science va en s'organisant et se développant. Aucune des idées que l'antiquité nous a transmises n'a eu une plus grande, ni même une pareille fortune. Il faut que les inventeurs de la doc- trine atomistique soient tombés de prime-abord, ou sur la clef même des phénomènes naturels, ou sur une conception que la constitution de l'esprit humain lui suggère inévitablement, dans les efforts qu'il fait pour saisir la clef des phénomènes naturels. 157. — D'abord, des expériences ou des observa- tions que l'on trouve rappelées dans tous les traités de physique, nous démontrent que les particules de la matière pondérable peuvent être amenées à un état de division et de ténuité qui confond l'imagination presque autant que l'énormité des distances astrono- miques (135). A plus forte raison peut-on attribuer aux atomes, si atomes il y a, tel degré de petitesse que le besoin de la cause semble requérir. Voilà déjà une commodité bien grande pour la construction des systèmes atomistiques. L'observation et l'expérience établissent encore que les corps qui nous présentent au plus haut degré l'ap- parence d'une masse solide et continue, sont en réa- hté criblés de pores ou d'interstices qui livrent dans certains cas passage à d'autres matières pondéra- bles, et sans lesquels nous ne pourrions concevoir la propagation des phénomènes de lumière, de chaleur, d'électricité, à l'intérieur de ces corps (103). Lors 246 LIVRE II. — CHAPITRE VIII. donc que la philosophie newtonienne a fait définiti- vement prévaloir l'idée de l'action à distance, pour l'explication des plus grands phénomènes du monde physique (127), les esprits se sont trouvés tout prépa- rés à concevoir les corps qui tombent sous nos sens comme formés par des systèmes de particules ou d'atomes, maintenus à distances les uns des autres par l'équilibre qui s'établit entre des forces de sens contraires, attractives et répulsives, et oscillant au- tour de leur position d'équilibre, quand l'équilibre vient à être dérangé. Les atomes crochus d'Épicure, la matière cannelée de Descartes, toutes ces fictions accommodées à l'hypothèse du contact et de l'engrè- nement des atomes, ont disparu de la physique mo- derne : mais la conception fondamentale de l'ato- misme n'en est pas moins demeurée, tant elle se lie naturellement à toutes les habitudes de notre esprit ! 158. — La construction même du mot à' atome indique que les anciens atomistes considéraient l'atome comme un corps en miniature qui ne peut d'aucune manière être coupé ou entamé, et qui offre le type de la parfaite rigidité. Mais, le corpuscule restera égale- ment indivisible et insécable, soit que le couteau, en contact avec le corpuscule, n'ait pas de prise sur lui à cause de sa rigidité absolue, comme les anciens le croyaient; soit que le couteau ne puisse arriver au contact du corpuscule, comme les modernes l'admet- tent. Ainsi, dans l'hypothèse à laquelle les physiciens modernes sont conduits, celle d'atomes maintenus à distances les uns des autres, et même à des distances qui (bien qu'inappréciables par aucune expérience), sont pourtant très-grandes par comparaison avec les DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 247 dimensions des atomes ou des corpuscules élémen- taires, rien n'oblige à concevoir ces atomes comme de petits corps durs ou solides, plutôt que comme de petites masses molles, flexibles ou liquides. La préfé- rence que nous donnons à la dureté sur la mollesse, le penchant que nous a\ons à imaginer l'atome ou la molécule primordiale comme une miniature de corps solide, plutôt que comme une masse fluide du même ordre de petitesse, ne sont donc que des préjugés d'éducation qui tiennent à nos habitudes et aux con- ditions de notre vie animale. En conséquence, rien de moins fondé que la vieille créance, si enracinée chez les anciens scolastiques , et perpétuée jusque dans l'enseignement moderne, qui fait de Y impénétra- bilité, ajoutée à Y étendue, le caractère essentiel, la pro- priété fondamentale de la matière et des corps. Il est trop clair que des atomes qui ne pourraient jamais arri- ver au contact, pourraient encore moins se pénétrer : de sorte que la prétendue qualité fondamentale serait au contraire une qualité inutile, oiseuse, qui ne pour- rait jamais entrer en action, qui n'interviendrait dans l'explication d'aucun phénomène, et que nous affir- merions gratuitement. Il en faut dire autant de l'éten- due, en tant qu'attribut ou quaUté des atomes, puis- qu'en dernière analyse, et dans l'état présent des sciences, toutes les explications qu'on a pu donner des phénomènes physico-chimiques restent parfaite- ment indépendantes des hypothèses qu'on pourrait faire sur les figures et les dimensions des atomes ou des molécules élémentaires. Quant aux corps de di- mensions finies, qui tombent sous nos sens, tous sont certainement pénétrables; et la continuité des formes 248 LIVRE II. — CHAPITRE VIII. de l'étendue, en ce qui les concerne, n'est qu'une illusion '. 159. — Dans les corps qui tombent sous nos sens, la solidité et la rigidité, comme la tlexibilité, la mol- lesse ou la fluidité , sont autant de phénomènes très- complexes , que nous tâchons d'expliquer de notre mieux à l'aide d'hypothèses sur la loi des forces qui maintiennent les molécules élémentaires à distances, et sur l'étendue de leur sphère d'activité, comparée au nombre de molécules comprises dans cette sphère et aux distances qui les séparent. Or, tandis que la notion familière des corps à l'état solide est ce qui nous a suggéré la conception du corpuscule rigide ou de l'atome élémentaire, comme principe d'explica- tion philosophique et scientifique, ce qu'il y a de plus difficile à expliquer d'une manière satisfaisante , au moyen de la conception des atomes, c'est précisément la constitution des corps à l'état solide. Comment concilier avec la loi de continuité qui doit, selon nos idées, régir les actions à distances entre les atomes, tant attractives que répulsives, la brusque terminai- son des corps solides? 11 semble qu'à la surface des corps solides, comme à celle des liquides, devrait se trouver une couche formant une sorte d'atmosphère, où l'état moléculaire présenterait une constitution in- termédiaire dont les phénomènes sensibles ne nous donnent aucune idée nette; et nulle expérience n'in- dique la présence d'une pareille couche, au moins pour les solides. En général, les essais nombreux des géomètres pour expliquer par les lois mathématiques 1 Essai , chap. VIII, n"' i\'6 et i\6. DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 249 de Téquilibre entre des molécules à distances, les di- vers états des corps, tels qu'on les observe, n'ofFrent point les caractères d'une explication arrêtée et vrai- ment scientifique, déduite de principes simples, ser- vant non-seulement à représenter les faits connus, en vue desquels l'hypothèse a été construite, mais conduisant en outre à des conséquences nouvelles que lobservation ou l'expérience viennent ensuite confir- mer (65), en un mot réunissant les caractères d'une explication telle que celle que Newton a donnée des phénomènes astronomiques. Tant qu'un calcul ne fait que rendre ce que l'on a tiré de l'observation pour l'introduire dans les éléments du calcul, à vrai dire il n'ajoute rien aux données de l'observation. On n'est pas sûr d'avoir calculé la véritable orbite d'une comète tant que l'orbite calculée ne sert à relier que les posi- tions mêmes oii la comète a été observée, et d'oii l'on est parti pour calculer l'orbite : la confirmation vient de ce que l'orbite calculée sert encore à relier des po- sitions qui ne sont observées que plus tard, et après que l'orbite avait été calculée conformément aux po- sitions antérieurement observées. 160. — Lorsque les géomètres expUquent à leur manière la constitution physique des corps, ils font d ordinaire abstraction de la constitution chimique; ils supposent dans une sphère infinitésimale des mil- liards de molécules, afin de compenser dans les moyennes, par l'énormité des nombres, toutes les ir- régularités de distribution , et de pouvoir substituer, sans erreur sensible, une continuité idéale à la dis- continuité réelle. Mais, dans l'ordre des phénomènes chimiques, cette continuité idéale n'est pas admis- 250 LIVRE II. — THAPITRE VIII. sible, et les groupements s'opèrent par des nombres très petits, avec une fixité rigoureuse (139). La même explication mathématique ne peut donc pas servir à la fois pour les phénomènes chimiques, et pour les phénomènes physiques ou hypo-chimiques , comme nous avons proposé de les appeler. D'autre part ce- pendant, les phénomènes d'isomorphisme, de dimor- phisme, et d'autres encore, nous montrent que les conditions de l'état solide, dans les corps cristallisés, tiennent de près à la constitution chimique : ce qui rend encore plus suspectes des explications oii l'on prétendrait rendre compte des particularités de struc- ture physique, sans embrasser dans l'explication les caractères chimiques qui les déterminent (142). 161 . — D'ailleurs il est évident que, si l'on peut à la rigueur se passer d'une théorie spéciale des agents impondérables, dans l'explication de certains phéno- mènes de physique moléculaire (des phénomènes de capillarité, par exemple), il est impossible de séparer, dans nos tentatives d'explication, la théorie de la con- stitution chimique des corps et la théorie des impon- dérables. Or, en ce qui concerne les impondérables, cette matière subtile dont les philosophes ont eu de tout temps une notion si confuse, l'imperfection de nos connaissances actuelles est bien plus sensible encore, qu'en ce qui a trait à la constitution des corps pondérables. Les hypothèses mécaniques mises en œuvre par les géomètres ne fournissent au sujet des impondérables que des explications partielles, frag- mentaires, accommodées (ce qui est déjà beaucoup) à un ordre déterminé de phénomènes , et laissant de côté d'autres séries de phénomènes qui pourtant, per- DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 251 sonne n'en doute, doivent tenir aux autres par un principe commun. Admettons que Cauchy ait donné sur la constitution mécanique de l'éther une hypo- thèse d'où l'on puisse tirer, par ses savants calculs, tout ce que l'observation a fait et fera découvrir sur les propriétés des ondes lumineuses, et rapprochons de ce beau travail celui de Poisson sur la distribution de l'électricité à la surface des corps conducteurs, ceux de Fourier sur la propagation de la chaleur dans les corps solides : il restera à montrer quels liens peuvent rattacher entre elles des théories qui jusqu'à présent semblent si indépendantes les unes des autres, et fondées sur des principes si disparates. D'une part, en effet, il répugne à la raison d'admettre que la Na- ture ait multiplié les agents impondérables, impal- pables, incoercibles (c'est-à-dire, après tout, les agents mystérieux) autant que nous le souhaiterions pour la commodité de nos explications partielles et fragmen- taires; d'autre part, ainsi qu'on l'a vu dans le cha- pitre précédent, les progrès des sciences expéri- mentales nous prouvent qu'effectivement ces agents s'influencent sans cesse, s'engendrent les uns les autres ou se transforment les uns dans les autres : de sorte que nous ne pouvons regarder que comme un échaffaudage provisoire et empirique tout ce qui ne nous met pas sur la voie du principe des générations et des transformations observées. 1 62. — Plus l'on creuse les explications, plus l'ima- gination s'y perd, sans que l'abstiaite raison y trouve mieux son compte. Après que l'on a comme épuisé l'intinie petitesse pour constituer les atomes de la ma- tière pondérable, il faut les baigner dans des fluides 252 LIVRE II. — CHAPITRE VIII. impondérables, et constituer ceux-ci avec des atomes en comparaison desquels ceux de la matière pondé- rable devraient passer pour gigantesques. Et comme la matière impondérable (si c'est une matière) n'offre rien qui rappelle le phénomène de la solidité et de la détermination des formes; comme elle ne constitue ou ne paraît constituer que des milieux et non des corps, il s'ensuit que rien ne peut suggérer l'idée d'attribuer une forme quelconque aux atomes impon- dérables. Les pyramides ignées de Pythagore et de Platon sont passées de mode et ne reparaîtront plus. Dans la physique mathématique des modernes , les atomes impondérables ne figurent jamais que comme des points mathématiques, tantôt en équilibre, tantôt tluents ou oscillants, et qui ne semblent retenir, de tous les caractères que nous attribuons à la matière, que la mobilité. Tout indique en effet un contraste profond entre les propriétés de la matière pondérable et celles des principes impondérables. Non-seulement ces principes échappent à la balance, comme leur nom l'indique, mais on dirait qu'ils ne participent point à l'inertie de la matière, puisqu'ils n'offrent au mouvement des corps pondérables aucune résistance appréciable ', et que leur accumulation ou leur di- spersion ne donnent lieu à aucun accroissement ob- 1 Si les mouvements des comètes à courte période paraissent in- di(juer qu'elles éprouvent dans les espaces célestes une résistance appréciable, il y a lieu, jusqu'à nouvel ordre, de l'expliquer par la diffusion d'une matière pondérable extrêmement raréfiée, plutôt que par la présence de l'éther impondérable, aux vibrations duquel nous rapportons la production des phénomènes de lumière et de chaleur rayonnante. DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 253 servable, ni à aucun déchet dans la masse. Tandis que la masse d'un corps pondérable est quelque chose d'essentiellement défini et limité, et en même temps quelque chose d'absolument indestructible, il semble qu'on puisse indéfiniment tirer d'un corps de l'élec- tricité ou en ajouter, pourvu qu'on en tire en même temps ou qu'on y ajoute pareille dose d'électricité contraire. On a pu soutenir, on soutient encore des théories (154) dans lesquelles on admet que la cha- leur, l'électricité, sont détruites ou créées de toutes pièces dans les réactions chimiques ou moléculaires ; et en un mot, tout ce qui est le fondement réel de l'idée de matière, en ce qui touche les corps pondé- rables, ou paraît contraire à l'expérience, ou du moins n'a pas été jusqu'ici constaté par l'expérience, en ce qui concerne les prétendus fluides impondérables. 163. — De là l'opinion déjà fort accréditée, que la lumière, la chaleur, l'électricité pourraient bien n'être qu'autant de modalités spéciales de forces ou de mou- vements inhérents aux atomes de la matière pondé- rable. Pour juger du mérite de cette nouvelle hypo- thèse, il faut distinguer entre les divers ordres de phénomènes qu'on avait et qu'on a encore coutume de rapporter aux agents impondérables. Les uns, tels que la propagation lente de la chaleur dans l'intérieur des corps solides, les dégagements de chaleur, d'élec- tricité dans les réactions chimiques, semblent telle- ment liés dans leur manifestation à la présence d'un milieu pondérable , tellement rattachés dès lors à la constitution des corps pondérables et aux attributs in- trinsèques de la matière pondérable, qu'il nous est bien facile d'admettre et de concevoir (au moins d'une 254 LIVRE II. — CHAriTRE VIII. manière générale et vague) que tout cela pourrait s'expliquer par certains mouvements imprimés aux dernières particules pondérables , ou par certaines forces sui generis qui sollicitent ces particules. Il ne faut pas donner cela pour une explication scienti- fique qui ne sera de longtemps possible, qui ne le sera peut-être jamais, mais pour l'indication philoso- phique d'un principe rationnel d'explication, du genre de celles dont Pascal, dans sa mauvaise humeur contre les romans scientifiques de Descartes, voulait que l'on se contentât. « Il faut dire en gros : Cela se fait par matière et mouvement. » Pascal avait raison : cette manière de dire en gros est ce qui distingue la pure et légitime conception philosophique, d'une fausse pré- tention à une explication scientifique dont le jour n'est pas venu. La difficulté est autre quand il s'agit de phéno- mènes tels que ceux de la lumière et de la chaleur rayonnante, que nous n'apercevrions pas sans doute si les corps pondérables étaient supprimés, mais qui nous semblent, dans l'état de nos connaissances, avoir un mode d'existence et de propagation, effectivement indépendant de la présence des corps pondérables. « La lumière et le calorique rayonnant, dit très bien à ce sujet M. Hiru*, se propagent à travers certains corps solides ou liquides; mais, quelque diaphanes ou diathermanes que soient les corps, il y a toujours diminution notable d'intensité dans la radiation par suite de ce trajet. Dans les gaz oii, généralement, la propagation conserve déjà plus longtemps son inté- ^ Recherches sur l'équivalent mécanique de la chaleur, page 226. DE LA PHYSIQUE CORPUSCULAIRE. 2oa grité première , elle la conserve d'ailleurs d'autant mieux que le gaz est plus raréfié, c'est-à-dire que l'espace contient moins de matière. Dans les espaces célestes, la radiation paraît se faire avec une entière intégrité à toutes distances , et la loi mathématique de la diminution d'intensité en raison inverse des carrés des distances, s'applique dans toute sa pureté. La matière ne peut donc être considérée h aucun titre comme lé milieu vibrant , puisque la propagation se fait d'autant mieux que la matière est plus rare, et qu'elle se fait en toute liberté là où nous avons toutes raisons de croire qu'il n'y a plus de matière. » Le même physicien remarque encore que, dans les expériences de répulsion et d'attraction entre des courants électro- dynamiques, on peut remplacer les fils métalliques par des tubes de verre où l'on fait le vide graduelle- ment; que dans ce cas la propagation du courant à l'intérieur des tubes, ne commence que lorsque l'air intérieur a acquis un degré suffisant de raréfaction, et ensuite se fait d'autant mieux, et sur une longueur d'autant plus grande, que le vide est plus complet, de manière à produire entre les tubes de verre , selon le sens des courants, les mêmes mouvements d'écart ou de rapprochement qu'on observait entre les fils métal- liques. Ce n'était donc pas dans les particules qui constituent les fils métalliques que résidaient essen- tiellement les forces ou les mouvements qui donnent lieu aux phénomènes électro-dynamiques, mais dans un milieu d'une autre nature, qui subsiste encore après Fexhaustion de toute matière pondérable. 164. — N'oublions pas d'ailleurs que tout le sys- tème de la physique moderne serait renversé, s'il fal- 256 LIVRE II. — CHAPITRE VIII. lait renoncer à cette grande idée de la gravitation universelle, conçue dans toute sa pureté mathéma- tique, comme une loi simple, primordiale, ou plus rapprochée de l'essence des choses qu'aucune de celles à l'aide desquelles nous relions, tant hien que mal, les faits, bien autrement empreints de complication et de particularité, que nous rencontrons çà et là dans l'étude de la physique moléculaire. L'idée de la gra- vitation universelle est le type, le parangon à l'aide duquel nous concevons les forces inter-moléculaires, et nous reviendrions à toutes les obscurités des phy- siques péripatéticienne ou cartésienne, s'il nous fal- lait au contraire expliquer vaguement, par des mou- vements ou des forces moléculaires, la loi si grande et si simple de l'attraction newtonienne. Jamais nous n'observons que ce qui se passe entre les atomes de la matière pondérable ait la moindre influence sur l'at- traction à distance, telle que Newton l'a définie, la- quelle persiste au même degré que la masse ou l'inertie des corps, nonobstant tous les changements d'état mo- léculaire. Mais au contraire, dans les phénomènes où nous sommes portés à soupçonner l'intervention d'un principe impondérable, et surtout dans ce qui est plus spécialement du ressort de l'électricité, on observe que des mouvements qui s'opèrent ou des forces dont l'activité se concentre dans la sphère infinitésimale des phénomènes moléculaires, donnent lieu à des at- tractions ou à des répulsions à des distances sensibles, tout-à-fait comparables, quant à leur mode de mani- festation et quant à leur loi de décroissement, à la gravitation universelle; ou réciproquement, l'on ob- serve que ces attractions ou répulsions à distances sen- DE LA PPIYSIQUE CORPUSCULAIRE. 257 sibles déterminent des réactions dans la sphère infi- nitésimale des phénomènes moléculaires. Une telle conversion dans les effets dont l'étude et la descrip- tion appartiennent à ce que l'on est convenu d'appeler la physique des impondérables, paraît en opposition flagrante avec l'une des distinctions les plus nettes que nous offre la physique des corps pondérables : et ce n'est pas, à notre avis, l'une des raisons les moins fortes pour maintenir dans nos explications scienti- fiques la notion des impondérables, comme principes distincts des éléments de la matière pondérable, ayant leurs énergies propres et leurs propriétés spéciales. 165. — Si l'on est fondé à regarder l'atome pon- dérable, étendu et figuré, comme n'ayant qu'une existence hypothétique et idéale, il en sera de même, à plus forte raison, de l'atome impondérable. En ce sens donc, la notion d'un éther impondérable, comme celle des corps pondérables, n'impliquera essentielle- ment que la notion de mouvements ou de forces éma- nant de centres ou de foyers dynamiques mobiles. L'existence du milieu éthéré et les mouvements in- testins qui l'agitent peuvent nous être révélés de deux manières : tantôt par une action directe sur notre sensibilité, que nous ne savons ni ne saurons jamais rapportera une cause mécanique (132), (auquel cas l'idée des mouvements du milieu éthéré se présente à nous, sans être nécessairement associée à l'idée de force mécanique, quoique l'idée plus générale d'une énergie quelconque l'accompagne toujours); tantôt par une perturbation apportée dans la constitution même des corps pondérables, auquel cas nous asso- cions nécessairement à l'idée de mouvements dans le T. l. 17 258 LIVRE II. — CHAPITRE VIII. milieu éthéré, l'idée d'un déploiement de force mé- canique, susceptible d'agir sur la matière pondérable. Et quant à l'objection que le milieu éthéré, s'il est soustrait à la gravitation, doit aussi être soustrait à la loi d'inertie, et dès lors ne doit point avoir de prise sur la matière pondérable, il est clair qu'elle n'est fon- dée que sur l'extension d'un principe empirique, que d'autres expériences peuvent repousser, comme elles pourraient la justifier. Le postulat de l'action à distance semblait d'abord bien plus difficile à concéder, et l'on s'est pourtant habitué à en faire la concession. Si cette manière de se rendre compte de l'ensemble des phénomènes du monde physique a quelque fon- dement, il faut dire que le milieu ou les milieux éthé- rés ont assez de propriétés communes à la matière pondérable, pour justifier ces dénominations d'éther, de matière subtile, de fluides impondérables ou in- coercibles, dont les hommes ont fait usage pour les désigner, depuis qu'ils se sont pris à réfléchir sur les causes des phénomènes naturels; et que d'autre part ils diffèrent de la matière pondérable par des carac- tères assez essentiels pour qu'on ait été porté à les re- garder comme occupant dans la série des existences un rang intermédiaire entre les corps et les esprits, ou, pour parler le langage de l'ontologie, entre les substances corporelles et les substances spirituelles : mobiles et localisés dans l'espace comme les unes, insaisissables et impalpables comme les autres; propres dès-lors, à ce qu'il semble, à servir de lien physique entre les unes et les autres; mais ce n'est pas encore le moment d'examiner le cas qu'on doit faire de cette dernière conjecture. DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 259 CHAPITRE IX. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L'aTOMISME ET LE DYN.iMISME. — DES IDÉES DE CAUSE ET DE SUBSTANCE, EN TANT QU'ELLES PROCÈDENT DES IDÉES DE FORCE ET DE MATIÈRE. 166. — Reprenons les considérations générales déjà indiquées dans le précédent chapitre, en les dé- gageant de tout détail technique. Nous avons montré que toute hypothèse sur la configuration , sur l'éten- due , sur la solidité ou l'impénétrabilité des atomes est absolument dénuée de fondement; et qu'en pré- sence des données de la science moderne , il ne sub- siste effectivement , de tout l'échaffaudage du système atomistique, que la conception de points mobiles, centres de forces attractives et répulsives qui les main- tiennent à distance les uns des autres. Est-ce à dire qu'il faille substituer à l'hypothèse vulgaire des atomes de dimensions finies, quoique extrêmement petites, et de figures déterminées, quoique inconnues, une autre hypothèse sur la constitution des corps, du genre de celles que Leibnitz et d'autres philosophes qu'on appelle dynamistes, ont proposées ? Pas le moins du monde, puisque ce serait reproduire sous une autre forme la prétention que nous réputons insoute- nable, celle de pénétrer l'essence des choses et d'en assigner les premiers principes. Tout au contraire, nous admettons que la théorie atomistique est d'un usage nécessaire, qu'on ne saurait s'en passer dans 260 LIVRE II. — CHAPITRE IX. le langage des sciences, parce que notre imagination a besoin de se reposer sur quelque chose, et que ce quelque chose, en vertu des faits que nous avons ana- lysés ailleurs en traitant des sensations *, ne peut être (ju'uu atome ou corpuscule étendu et figuré ; mais la raison intervient pour abstraire l'idée, ou ce qui fait l'objet d'une véritable connaissance, d'avec l'image qui lui sert de soutien, et dont l'emploi néces- saire n'est que la conséquence des lois de notre orga- nisation intellectuelle. L'hypothèse atomistique est au nombre de ces hypothèses dont il faut bien se garder de blâmer l'emploi , si fréquent dans les sciences, pourvu que l'on ne commette pas la méprise de con- fondre avec les matériaux de la construction scienti- fique ce qui n'en est que l'échaffaudage extérieur, et pourvu qu'on reconnaisse bien que ces conceptions hypothétiques ne sont pas introduites à titre d'idées, mais à titre d'images, et à cause de la nécessité où se trouve l'esprit humain d'enter les idées sur les images. 167. — Nous avons principalement à noter ici le mode d'association et de contraste de l'idée de matière et de l'idée de force, de l'atomisme et du dynanisme. L'idée de force et celle de corps font simultanément leur apparition dans l'esprit (81) ; d'un autre côté, nous sommes organisés de manière à pouvoir nous représenter les corps , les peindre dans notre imagi- nation comme dans un tableau, tandis que nous n'a- vons aucun moyen de peindre les forces et de les représenter autrement que par des signes convention- nels et symboliques : et ainsi, l'image du corps étendu ^ Essai , T. I, chap.VII. DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 261 s'évanouissant, tout moyen de nous représenter le mode d'existence de la force s'évanouit par cela même. >'ous sentons à la fois notre propre force et notre propre corps : séparer au dehors ce que la na- ture a uni en nous choque les lois de notre constitu- tion intellectuelle, le sens commun y répugne ; mais, dans la sphère des spéculations , la raison est portée à restreindre le nombre des postulats, à n'en conser- ver qu'un, si un seul suffit. De là les deux systèmes contrastants, deFatomisme pur et du pur dynamisme. L'atomisme pur supprime l'idée de force comme su- pertlue dans l'exphcation des phénomènes , n'admet que des corps dont les vitesses et les mouvements sont soumis à des lois , et ne pouvant attribuer aux corps qui tombent sous nos sens l'impénétrabilité sans laquelle nous n'imaginons plus comment le corps se distinguerait de l'espace au sein duquel il est placé, il faut bien reporter cet attribut sur des corpuscules qui échappent aux sens, c'est-à-dire sur des atomes. Cet atomisme pur est l'atomisme ancien, qui s'étend pour nous depuis Démocrite jusqu'à Gassendi et à Descartes inclusivement; c'est celui dans lequel Leib- nitz donnait encore , comme il nous l'apprend , quand il était petit garçon. Les atomes s'accrochent, se ren- contrent . s'entraînent ; tout cela peut se comprendre physiquement, sans que nous fassions intervenir la notion de force qui ne correspond qu'à un mode de notre sensibilité et qui n'exprime que l'une de nos affections intimes. Cependant le succès de la concep- tion ne\vtonienne dans l'astronomie et la physique générale , les progrès de la physique de détail ruinent cet ancien atomisme ; Huyghens, Leibnitz eux-mêmes, 262 LIVRE II. — CHAPITRE IX. qui avaient pour l'actiou à distance (cette nouvelle cause occulte) une répugnance insurmontable, sont vaincus; le principe de l'action à distance est accepté, et parla même l'idée de force est inévitablement réin- troduite : car, comment concevoir humainement l'ac- tion à distance, quel soutien naturel aurait-elle dans notre entendement , si on ne la rattachait à l'idée de force, telle que la Nature nous la suggère? De là le passage ou le retour, par une voie toute moderne et scientifique, au dynanisme pur : car, il n'est pas diffi- cile d'étabhr que l'idée de force une fois admise rend la conception de l'atome logiquement et philosophi- quement superflue, et ne la laisse subsister que pour le besoin de l'imagination et la commodité du lan- gage. 168. — Sans doute, puisque l'imagination joue un grand rôle dans l'exercice de notre faculté de penser, puisque le langage en est l'instrument néces- saire , c'est un grand point que de s'accommoder aux besoins de l'imagination ainsi qu'aux convenances du langage, et cela suffirait bien pour justifier la préfé- rence donnée par le bon sens de l'école française à une explication mi-partie de dynamisme et d'ato- misme, sur un système de dynamisme pur qu'on peut préférer ailleurs comme plus rationnel , mais qui ne permettrait jamais à l'exposition élémentaire des sciences physiques d'atteindre au même degré de précision et de clarté. Que l'on ne s'y trompe pas cependant : la clarté qu'on veut obtenir dans l'exposé de la physique, on ne l'obtient qu'à la condition de rendre plus incompréhensiljle, plus inintelligible, le passage des sciences physiques aux sciences qui ont DE L ATOMISME ET DU DYxNAMISME. 263 pour objet les phénomènes de la vie. Nous nous représentons mieux le jeu des forces physiques quand uous nous les figurons adhérentes à des atomes éten- dus et figurés , dussent les dimensions et les figures de ces atomes rester indéterminées et sans influence efTective sur l'explication scientifique; à la bonne heure : mais alors les phénomènes de la \ie ne nous en paraîtront que plus mystérieux, par l'impossibilité de les expliquer au moyen de forces adhérant à des atomes étendus et figurés. L'art d'expliquer, comme l'art de négocier, n'est souvent que l'art de transposer les difficultés. Tel postulat admis, vous expliquerez des choses que vous n'expliquiez pas : où est le gain pour la raison, s'il lui en coûte autant d'admettre le postulat que de rester sans explication pour les choses à l'explication desquelles le postulat doit servir? On dirait qu'il y ait dans certaines choses un fond d'obs- curité que les combinaisons de l'intelligence humaine ne peuvent ni supprimer, ni amoindrir, mais seu- lement répartir diversement, tantôt laissant le tout dans une demi-teinte, tantôt éclaircissant quelques points aux dépens d'autres qui se trouvent par là recouverts d'une ombre plus épaisse. Le système car- tésien est un exemple remarqualile de combinaisons de ce genre et de ce qu'on pourrait appeler des dépla- cements d ombre. D'un côté, des substances dont l'at- tribut caractéristique est l'étendue et qui sont inca- pables de pensée; de l'autre, des substances dont l'attribut caractéristique est la pensée et qui sont inca- pables d'étendue : quoi de plus net et de plus précis? Ouelle division plus catégorique et plus claire? Sans doute, mais cette simplicité, cette facilité de première 264 LIVRE II. — CHAPITRE IX. conception conduit à l'absurdité de l'animal-machine et à bien d'autres. Voilà le prix auquel la raison doit payer une satisfaction passagère. 169. — Quoi qu'on en puisse dire dans les écoles scientitiques modernes, où l'on craint surtout de paraître faire de la métaphysique, l'atomisme mitigé, aussi bien que l'atomisme pur, implique la prétention de saisir par quelque bout l'essence des choses et leur nature intime. On ne prétend pas connaître en tout la nature de ce corpuscule spliérique ou polyédrique qu'on imagine, et la raison des forces qui le solli- citent, soit: mais on affirme qu'il a primitivement, indestructiblement, et indépendamment des forces qui le sollicitent ou y adhèrent, des dimensions et une figure déterminées. On atteint donc par là ou l'on croit atteindre , une partie au moins de sa constitu- tion essentielle, un fait primitif : car, supposer que la figure et les dimensions de l'atome fussent des faits dérivés, secondaires, la constitution et l'œuvre d'autres forces, ce serait rentrer dans le dynamisme pur que l'on veut éviter comme inintelligible, ou comme moins intelligible qu'un système mi-parti de dynamisme et d'atomisme à doses modérées. Le but est atteint, et l'exposé des sciences physiques, nous le reconnaissons volontiers, en devient plus aisément intelligible : seu- lement il ne faut pas être surpris si, par compensa- tion , le passage des sciences physiques aux sciences de la vie en devient beaucoup moins intelligible. Et en somme, pour l'harmonie générale du système de nos connaissances, par conséquent (autant que nous pouvons en juger) pour la plus juste perception de l'harmonie qui certainement existe dans l'ensemble il DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 265 des choses , la foi dans les atomes est plutôt un em- barras qu'un secours. 170. — Par tout ce qui a été dit dans le courant de ce deuxième livre, on voit comment les idées fon- damentales de force et de matière apparaissent simul- tanément, s'expliquent et se soutiennent l'une l'autre, aussi bien au début de la perception sensible et lorsque nos connaissances sont encore à l'état rudi- mentaire, que lorsqu'elles sont parvenues à se déve- lopper et à se systématiser scientifiquement. Sans le sentiment de l'effort exercé , nous n'aurions jamais l'idée de corps : d'autre part, nous ne saurions concevoir la force nue, non inhérente à un corps. Il y a une perpétuelle tendance de la raison à supprimer l'un de ces termes connexes, tantôt la force, tantôt le corps, comme logiquement superflu pour l'expli- cation des phénomènes : il y a une tendance contraire du sens commun (c'est-à-dire de l'esprit humain tel que la Nature l'a fait, composé de raison, d'imagina- tion, d'habitudes) pour rétablir sans cesse cette dua- lité primordiale que la raison et la logique voudraient réduire à l'unité. Nous connaissons bien maintenant (du moins je le suppose) l'origine de cette double ten- dance et ses suites , tant philosophiques que scienti- fiques. 171. Aux idées de force et de matière qui sont la clef de l'explication que nous pouvons donner des phénomènes physiques se rattachent manifestement les idées ou catégories plus générales de cause et de substance. Quand l'esprit humain se borne à contem- pler l'enchaînement des vérités abstraites, il a déjà ou il peut avoir l'idée de la raison des choses : il n'a 266 LIVRE II. — CHAPITRE IX. pas encore celle de cause. Les phénomènes auraient beau se succéder sous nos yeux : si nous n'avions le sentiment de notre intervention active, de l'emploi de notre propre force pour déterminer des phénomènes qui, sans cette intervention et cette force, ne se pro- duiraient pas, nous n'aurions pas l'idée de cause, et nous ne la ferions pas figurer dans les explications que nous donnons des phénomènes naturels. Nous verrions la nuit succéder régulièrement au jour et le jour à la nuit, sans que la régularité et la constance de cette succession alternative nous suggérât ( comme il le faudrait dans le système de Hume et d'autres phi- losophes de cette école) l'idée de la relation de cause à effet. Et ce n'est point là une hypothèse gratuite, puisqu'en fait (suivant une remarque de Reid aussi simple qu'ingénieuse, et qu'on n'a pas manqué de reproduire), depuis plusieurs milliers d'années que les hommes observent cette succession régulière, il n'est arrivé à personne de dire dans son langage que la nuit fût la cause du jour ou le jour la cause de la nuit. Dans le mythe de Saturne dévorant ses enfants, on reconnaît bien une exubérance d'imagination qui tend à mettre une force active là ou nous n'observons qu'un ordre de succession : mais les mythes sont des mythes, et jamais on n'a confondu une expression symbolique ou figurée, avec le langage de la raison. 172. — Bannissez de ]a physique l'idée de force : ne voyez dans le monde, avec Descartes, que des cor- puscules actuellement animés de certaines vitesses et qui se déplacent quand ils se rencontrent, par une propriété essentielle à la matière, ou en vertu d'une loi générale posée par l'Auteur des choses; et il sera DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 267 logique de hannir aussi de la physique l'idée de cause. Étant donné le mouYement du corps A dans une di- rection déterminée, le mouvement du corps B, au bout d'un temps pareillement déterminé, en sera la conséquence, la suite, le corollaire, comme une pro- position de géométrie est la conséquence, la suite, le corollaire d'une autre. Les mots de cause et d'effet n'expriment plus alors autre chose que les mots de principe et de conséquence, et partant ils sont super- flus. On admet encore, si l'on est théiste, une véri- table cause qui est Dieu : les causes , dites secondes, ne sont plus qualifiées de causes qu'abusivement, du moins dans l'ordre des faits physiques. 173. — La relation de l'idée de substance à celle de matière n'est pas moins manifeste. Sans doute nous puisons d'abord dans notre sens intime l'idée de substance, comme nous y puisons celle de force ou de cause. L'idée de substance provient originairement de la conscience que nous avons de notre identité per- sonnelle, malgré les changements continuels que l'âge, l'expérience de la vie et les accidents de toute sorte apportent dans notre constitution physique, dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos jugements, dans les impressions que nous faisons sur les autres, et dans les jugements que les autres portent de nous. Cette idée tient donc naturellement à la constitution de l'esprit humain, et la structure des langues en fournirait au besoin la preuve. Mais , lorsque nous employons cette idée qui n'a rien de sensible, à relier entre eux les phénomènes sensibles, la raison pourrait douter de la légitimité de cette application faite hors de nous, si l'expérience ne nous enseignait pas qu'il 268 LIVRE II. — CHAPITRE IX. y a en effet dans les corps quelque chose qui persiste, malgré tous les changements (101), et quoique ces corpuscules étendus et figurés, qu'il nous plaît d'ima- giner, ou plutôt que nous éprouvons le besoin d'ima- giner pour servir de soutien aux phénomènes naturels et aux forces qui les produisent, ne soient qu'une pure hypothèse, contredite même par toutes les indi- cations de la raison '. 1 74. Si nous imprimons im ébranlement à un point de la surface d'une masse liquide , nous donnons naissance à une onde dont nous suivons des yeux la propagation en tout sens. Cette onde a une vitesse de propagation qui lui est propre, et qu'il ne faut point confondre avec les vitesses de chacune des particules tluides qui successivement s'élèvent ou s'abaissent un peu, au-dessus et au-dessous du plan de niveau qui les contient dans l'état de repos. Ces mouvements de va-et-vient imprimés aux particules matérielles restent très-petits et à peine mesurables; tandis que l'onde s'avance toujours, jusqu'à de grandes distances, avec une vitesse que nous apprécions parfaitement sans instruments, et que nous pouvons mesurer de la ma- nière la plus exacte, en nous aidant d'instruments convenables. Si plusieurs points de la surface, éloi- gnés les uns des autres, deviennent à la fois des centres de mouvements ondulatoires, nous verrons plusieurs systèmes d'ondes se rencontrer, se croiser sans se confondre. Tout cela nous autorise bien à con- cevoir l'idée de l'onde comme celle d'un objet d'ob- servation et d'étude, qui a sa manière d'être, ses lois, ' Essai.. .., chap. IX, n"' 135 et suiv. DE l'aTOMISME et DU DYNAMISME. 269 ses caractères ou attributs, tels que celui d'une vitesse de propagation mesurable. Et pourtant la réalité maté- rielle ou substantielle n'appartient pas à l'onde, mais aux molécules qui, sans se déplacer d'une manière sensible, deviennent successivement le siège de mou- vements oscillatoires. Pourquoi le savons-nous? Parce que nous avons pu reconnaître dans ces gouttes ou molécules des caractères de persistance et d'indes- tructibilité que l'onde ne nous présente pas. Le son, par sa manière de se manifester, de se pro- pager, ressemble beaucoup à l'onde visible; et effec- tivement nous avons réussi à démontrer que le son est le résultat d'un mouvement ondulatoire produit dans des milieux pondérables. De ce que notre science de l'acoustique est plus profonde, grâce à cette con- naissance acquise, il ne s'ensuit nullement que l'a- coustique n'était qu'une fantasmagorie, tant que l'explication du son par les ondulations d'un milieu pondérable ne se présentait pas à l'esprit ou restait à l'état d'hypothèse. 11 eu faut dire autant de l'optique, quoique maintenant encore, on ne puisse regarder que comme des hypothèses les explications des phé- nomènes d'optique fondées sur les oscillations d'un milieu, pondérable suivant les uns, impondérable suivant les autres. 175. — On doit s'attendre à trouver entre les idées de cause et de substance les mêmes associations et les mêmes oppositions qu'entre les idées de force et de matière, dont au fond elles dérivent. Dans certaines écoles physico-mathématiques ou a rejeté l'idée de force comme obscure et superflue : dans certaines écoles philosophiques on a, sur le même fondement, 270 LIVRE II. — CHAPITRE IX. rejeté l'idée de cause, pour ne conserver que celle d'une substance du sein de laquelle sortent toutes les manifestations phénoménales, par un enchaînement de lois nécessaires et qui tiennent à la nature même de la substance. D'autres philosophes au contraire, comme Leibnitz et de nos jours Maine de Biran, ont déclaré, tantôt qu'ils ne comprenaient pas la subs- tance dénuée de toute activité, tantôt que le caractère essentiel de la substance consiste dans l'action et la causalité; c'est-à-dire qu'au fond ils ne se sont atta- chés qu'à l'idée de cause, comme à l'idée fondamen- tale et génératrice , en retenant le mot de substance pour se conformer à l'usage reçu ou à des préjugés dominants. Ainsi, mêmes tentatives pour réduire à l'unité, par une analyse logique ou rationnelle, deux idées qui naturellement se produisent dans l'esprit humain, en regard l'une de l'autre. La prédominance de l'idée de substance nous incline vers le matéria- lisme ou le spinozisme : les écoles spiritualistes et théistes s'accommoderont mieux de la prédominance acquise à l'idée de cause; car au fond c'est dans la matière que l'imagination saisit ou croit saisir la sub- stance; et comme l'imagination n'a aucune prise sur la substance immatérielle, comme nous avons par le sens intime une perception plus claire ou plus immé- diate de notre moi comme cause que de notre moi comme substance, il est tout simple que le spiritua- lisme se montre favorable à ce qui agrandit le rôle de l'idée de cause, en débarrassant la raison des diffi- cultés sans nombre qu'accumule autour d'elle l'idée de substance, appliquée aux phénomènes qui dé- passent l'ordre physique. DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 271 CHAPITRE X. CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES PHÉNOMÈXES ET DES LOIS DE l'ORDRE PHYSIQUE. — DE l'idée du monde, ET DES SCIENCES COSMOLOGIQUES, DANS LEUR CONTRASTE AVEC LES SCIENCES PHYSIQUES PROPREMENT DITES. 176. — Troiive-t-on dans les phénomènes et dans les lois de l'ordre physique quelque caractère général qui soit propre à les définir et à les distinguer de tout ce qui appartient à un ordre différent? La réponse serait bien simple si l'on était fondé à admettre que toute la physique se résout dans la mécanique : les lois générales de la physique ne seraient autres que les lois de la mécanique (123). Mais, comme rien n'autorise suffisamment à présumer cette réduction ou cette réductibilité , il faut chercher s'il n'y a pas quelque chose de commun, et aux phénomènes qui incontestablement ressortissent de la mécanique, et aux autres phénomènes physico-chimiques dont on ne rattacherait l'explication aux lois de la mécanique qu'à l'aide d'hypothèses contestables. Il faut de plus, en bonne logique, que les principes d'oij l'on voudrait tirer une caractéristique commune à la mécanique et aux autres branches des sciences physiques, n'aient pas un degré de généralité qui dépasserait même le cercle des sciences physiques, comme on peut au moins le soupçonner de certains principes de dyna- mique supérieure (154) qui semblent trouver leur ap- 272 LIVRE II, — CHAPITRE X. plication, même dans les choses de l'ordre physiolo- gique, intellectuel, politique ou moral '. Or, qu'il y ait des principes d'une généralité préci- sément adéijuate à celle de la rubrique sous laquelle nous comprenons tous les phénomènes de l'ordre physique, surtout en vue de les mettre plus tard en contraste avec ceux dans lesquels l'action vitale in- tervient, c'est ce qu'il semble possible d'établir. Une planète en attire une autre, absolument comme si les autres planètes n'existaient pas ; et de même , quand un bloc de glace se fond, le travail de fusion qui s'o- père en un point de la masse ne dépend en aucune façon du travail de fusion qui s'opère sur un autre point. En général, nous admettons que chaque élé- ment d'un système matériel exerce sur un autre élé- ment du même système, ou sur chaque élément d'un autre système, l'action qui lui est propre, absolument comme s'il n'y avait que ces deux éléments en pré- sence, et que tous les autres éléments fussent anéan- tis. Toutes les actions binaires coexistantes se super- posent les unes aux autres et parfois se composent et se neutralisent; mais elles n'en subsistent pas moins chacune à part et sans s'influencer ni s'altérer réci- proquement, quoique les résultats, qui seuls tombent sous nos sens, puissent être très-divers, selon la ma- nière dont les actions élémentaires se combinent. Un acide A ef une base B, mis en présence dans une dissolution chimique, s'unissent pour former un sel, tandis que la combinaison ne se produira pas, si déjà l'acide A se trouve uni à une base B', pour laquelle il * Essai , chap. XI, a°154. DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 273 a, dans les circonstances données, plus d'affinité que pour la base B. Cependant nous admettons, et tout nous autorise à admettre que l'affinité des molécules acides A pour les molécules basiques B n'est point détruite, quoique l'effet en soit neutralisé ou détruit par la présence des molécules basiques B'. La pré- sence des molécules B' n'annule pas ni ne suspend les vertus inhérentes aux molécules A, ne leur imprime pas des vertus nouvelles, mais s'oppose seulement à la manifestation de certains effets, ou favorise la ma- nifestation d'autres effets. Ce principe, dont nous nous prévalons en mécanique, nous l'appliquons de même ici, quoiqu'il soit téméraire d'affirmer que les phénomènes de l'affinité chimique comportent une explication mécanique; et l'on en ferait pareillement l'application aux phénomènes physiques de toute autre catégorie. 11 paraît au contraire cesser d'être applicable quand on passe aux phénomènes de l'or- ganisme, dans lesquels il semble que l'action propre à chaque élément du système organique n'a lieu qu'en vertu du lien organique, et se trouve dans une dépen- dance immédiate de la structure et des fonctions du système. La coordination des parties de l'être orga- nisé ne produit pas seulement la coordination des effets partiels : elle semble encore déterminer l'action propre à chaque partie de l'organisme. 177. — Si, par le mode de coordination et d'agen- cement des parties du système matériel, les effets élé- mentaires sont indépendants les uns des autres, comme sont toujours réputées indépendantes les unes des autres les actions élémentaires qui les déter- minent, on tombera sur le cas de la proportionnalité T. 1. 18 274 LIVRE II. — CHAPITRE X. entre les causes et les effets. 11 faut, pour fondre deux kilogrammes de glace, une quantité de chaleur préci- sément double de celle qui est requise pour fondre un kilogramme, attendu que la fusion de chaque mil- ligramme de glace est un effet qui s'accomplit de la même manière, quelle que soit la masse du bloc, et soit que les autres parties du bloc entrent ou n'entrent pas en fusion. On n'en conclura pas qu'il faut, pour déterminer l'explosion d'une gargousse de deux kilo- grammes de poudre, y introduire la matière incan- descente à une dose double de celle qui déterminerait l'explosion d'un kilogramme; et ainsi de tous les phé- nomènes (la plupart fort obscurs encore) que, dans le langage actuel de la chimie, l'on désigne sous le nom de phénomènes mtaly tiques. Ici les effets par- tiels s'impliquent les uns les autres , malgré l'indé- pendance attribuée aux actions élémentaires qui les déterminent. Du reste, comme les effets seuls tombent sous nos sens, comme les forces ou les actions auxquelles nous les rapportons ne sont vues que par les yeux de l'es- prit, il est clair qu'il faut dire du principe général dont nous nous occupons , ce que nous disions du principe correspondant en mécanique (121) : ce n'est pas précisément une hypothèse, et c'est encore moins un axiome; c'est un postulat de la raison, d'autant mieux justifié que nous voyons le système de nos ex- plications s'enchaîner plus régulièrement à la faveur du postulat admis. 178. — Toutes les affections des corps, dont l'étude fait l'objet des sciences physiques, ont en outre ce caractère commun , d'être conçues par nous comme DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 275 le résultat de certaines propriétés ou forces perma- nentes, indélébiles, inhérentes à la matière dans tous les temps et dans tous les lieux. INoiis \oyons un corps se mouvoir dans un milieu résistant : sa \itesse décroit progressivement, s'use en quelque sorte, et finalement le corps arrive au repos; ce corps a changé d'état avec le temps; sa vitesse a été, comme disent les géomètres , une fonction du temps (52); mais ce phénomène mécanique est la suite nécessaire de pro- priétés qui ont toujours appartenu, qui appartiendront toujours aux molécules du corps et à celles du milieu au sein duquel sa vitesse s'est progressivement épuisée. La mobilité, l'inertie, la masse de chaque molécule, rien n'a changé ni ne changera pendant la durée du phénomène que nous avons observé, comme dans les temps antérieurs et postérieurs. De même que nous sommes conduits (55) à regarder l'écoulement du temps comme indépendant de tous les phénomènes qui s'accomplissent dans le temps, ainsi nous admet- tons que tout phénomène de l'ordre purement phy- sique est gouverné par des lois permanentes et im- muables dans le temps. La masse de la terre a été, est peut-être encore soumise à un refroidissement sé- culaire, et en ce sens son état thermométrique change avec le temps : cependant nous n'en regardons pas moins comme permanentes ou comme indépendantes du temps les lois de la propagation et du rayonne- ment de la chaleur dans les milieux pondérables ou dans les espaces privés de matières ; de sorte que le temps intervient dans la mesure et dans la détermi- nation des effets , en raison de l'état du système à l'époque d'où l'on compte le temps, mais non dans la 276 LIVRE II. — CHAPITRE X. mesure ou dans la détermination des forces ou des causes actives d'oii procèdent les changements d'état du système. De môme, lorsque des molécules chimi- quement inactives l'une sur l'autre, à cause delà dis- tance qui les sépare, s'approchent assez pour que de nouvelles combinaisons chimiques puissent se pro- duire, nous n'admettons point que ces molécules ac- quièrent par le rapprochement des propriétés ou des énergies qu'elles n'avaient pas : nous admettons au contraire qu'elles ont toujours possédé et qu'elles posséderont toujours ces énergies, ces aptitudes chi- miques dont les effets seuls commencent, cessent et varient d'après des circonstances variables avec le temps. En général, toutes les fois qu'il s'agit de phé- nomènes de l'ordre physique, si ces phénomènes pa- raissent de prime abord dépendre de forces ou de causes qui varient avec le temps , il est dans les lois de notre intelligence de ne regarder le phénomène comme expliqué , que lorsqu'il a été ramené à dé- pendre de causes permanentes, immuables dans le temps, et dont les effets seuls varient à partir d'une époque donnée, en conséquence des dispositions que le Monde ou les parties du Monde que nous considé- rons, offraient à cette époque : dispositions que notre intelligence accepte, non comme des lois, mais comme des faits (41). Le progrès constant des sciences physiques, accompli sous l'empire de cette idée régu- latrice, la justifie suffisamment aux yeux du philo- sophe. 179. — En est-il de même, en dehors de l'ordre des phénomènes purement physiques, et lorsqu'il s'agit des phénomènes de la vie? Prenez garde que DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 277 la tendance à résoudre la question par l'affirmative ne soit autre chose que la tendance à donner de la vie une explication purement physique, à admettre qu'en définitive les phénomènes vitaux ne sont qu'un mode particulier de manifestation des propriétés de la matière ou des milieux impondérables agissant sur la matière. Effectivement, si l'on part de là, il faut bien croire que l'aptitude aux manifestations de la vie, comme l'aptitude aux manifestations chimi- ques, tient à des propriétés immanentes de la ma- tière et des milieux impondérables, lesquelles n'at- tendent qu'une disposition propice pour produire les effets qui toQibent sous notre observation. Que si l'on admet au contraire que l'explication des phéno- mènes vitaux par les propriétés physiques des corps ne sera jamais trouvée parce qu'elle n'est pas trouvable, on ne voit plus de motif suffisant d'afffrmer que les phénomènes vitaux, certainement variables avec le temps, doivent être rapportés à des forces, à des éner- gies primitives, immuables dans le temps. Il y a plutôt de bons motifs de croire que les périodes d'activité et de langueur, par lesquelles passent les phénomènes de la vie, ne tiennent pas seulement aux altérations matérielles des organes, mais bien plutôt à des chan- gements essentiels dans l'énergie du principe actif qui détermine les évolutions de l'être vivant, et qu'à cet égard, comme à beaucoup d'autres, existe un contraste profond entre l'ordre des phénomènes purement phy- siques et celui des fonctions vitales. Nous devrons reprendre plus loin tes remarques ; car il ne s'agit ici que de résumer le système de nos idées sur les phé- nomènes de l'ordre physique. 278 LIVRE II. — CHAPITRE X. 180. — De tout ce qui vient d'être exposé, il semble résulter que les termes à' excitation, de siimu- Innt , à' exaltation , et autres semblables, lorsqu'on les emploie à propos de phénomènes de l'ordre phy- sique et des forces qui les^ déterminent, ne sont em- ployés qu'improprement et abusivement, par allusion à notre manière de concevoir les phénomènes vitaux. On frappe un timbre, et un certain temps s'écoule pendant lequel le timbre éprouve un frémissement sonore : est-ce à dire que le choc du marteau a éveillé, excité, exalté la sonorité du timbre? A quoi bon ce langage figuré, quand nous concevons clairement que le choc a troublé l'équilibre moléculaire, et que de là sont résultés, en vertu des lois de la mécanique et des forces permanentes dont les molécules sont animées, des mouvements vibratoires qui, en se propageant jus- qu'à notre oreille, y déterminent la sensation du son, et qui diminuent graduellement par suite des résistances qu'ils éprouvent? Sans doute nous ne concevons pas aussi clairement comment le frottement d'un barreau aimanté détermine, passagèrement dans un barreau de fer doux, et d'une manière durable dans un bar- reau d'acier trempé , les propriétés magnétiques ; comment un corps phosphorescent, longtemps sou- mis aux rayons solaires, rend ensuite dans l'obscurité une lueur plus vive et plus durable; comment les rayons solaires, agissant sur le chlore à l'état sec et gazeux , le rendent ensuite plus propre à se combiner chimiquement, même dans l'obscurité, au gaz hydro- gène avec lequel on le mélange ; comment les parti- cules d'oxygène, travaillées en quelque sorte par l'électricité, acquièrent des aptitudes chimiques spé- DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 279 ciales, au point que l'on a cru devoir désigner par un mot nouveau, celui (ï ozone, l'oxygène ainsi modifié : mais il est raisonnable d'admettre, au moins jusqu'à nouvel ordre, que, dans un état plus parfait de nos connaissances, nous pourrions expliquer tous ces phénomènes comme nous expliquons celui de la sonorité passagère du timbre, par la manière dont agissent et réagissent passagèrement, à la faveur de circonstances passagères, des forces perpétuellement inhérentes à la matière et aux milieux pondérables; qui n'ont pas besoin d'être éveillées, qui ne sont jamais engourdies , quoiqu'elles restent inefficaces quand les circonstances ne se prêtent pas à une action eflîcace. Si le progrès des observations et des théories nous forçait jamais d'abandonner cette manière de voir, il y aurait là en effet un passage des plus remar- quables de la physique à la physiologie, des phé- nomènes physiques aux phénomènes vitaux : jus- qu'ici la démarcation est tellement tranchée à d'autres égards , qu'il faudi-ait de bien graves motifs pour introduire une telle modification dans le système de nos conceptions scientifiques. 181. — La curiosité de l'homme n'a pas seulement pour objet l'étude des lois et des forces de la Nature; elle est plus promptemeut encore excitée par le spec- tacle du Monde, par le désir d'en connaître la struc- ture actuelle, les révolutions passées et, s'il se peut, les destinées futures. Ce peu de mots suffit déjà pour faire sentir en quoi l'idée delà Nature diffère de l'idée du Monde, et pourquoi il y a lieu de distinguer entre la série des sciences physiques et la série des sciences 280 LIVRE II. — ClIAinTRE X. cosmologiques ^ La physi(]ue proprement dite, dans ses branches si multiples, la chimie, la cristallogra- phie sont des sciences de la première catégorie : ce sont celles auxquelles s'applique en toute rigueur ce que les anciens disaient de la science en général, qu'elle n'a jamais pour objet le particulier, l'individuel. Au contraire, l'astronomie, la géologie (comprenant ce qu'on appelle de nos jours la physique du globe et la géographie physique) doivent être rangées sous la ru- brique des sciences cosmologiques ; et à coup sûr on ne les en estime pas moins , pour s'occuper d'objets particuliers ou individuels , tels que le soleil , la voie lactée , l'anneau de Saturne , la lune ou la terre. 182. — Le propre des sciences physiques est de relier en système des vérités immuables et des lois permanentes, qui tiennent à l'essence des choses ou aux qualités indélébiles dont il a plu à la puissance suprême de douer les choses auxquelles elle donnait l'existence : au contraire , l'objet des sciences cosmo- logiques est une description des faits actuels , consi- dérés comme le résultat de faits antérieurs , qui se sont produits successivement les uns les autres , et qu'on explique les uns par les autres , en remontant ainsi jusqu'à des faits pris pour points de départ, qu'il faut admettre sans explication, faute de con- naître les faits antérieurs qui les expliqueraient. En d'autres termes, les explications qu'admettent les sciences cosmologiques se fondent principalement sur l'histoire des phénomènes passés : le mot à' histoire étant pris ici dans son acception philosophique la plus ^ Essai , ï. Il, et plus particulièrement les chap. XX et XXII. DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 281 large, et non pas dans le sens restreint où on l'emploie, quand il sert à désigner le récit des événements qui se sont passés au sein des sociétés humaines , et par- ticulièrement le tableau des destinées des nations et des révolutions des empires. 11 faut signaler, à propos des sciences que nous appelons cosmologiques , cette première apparition de la donnée historique , qui doit prendre, dans le système de nos connaissances, une part de plus en plus grande, à mesure que nous pas- serons, de l'étude des phénomènes cosmiques les plus généraux, à celle des phénomènes plus particuliers que nous offrent les êtres vivants, pour arriver enfin à l'étude des faits où l'homme a la principale part (80). 183. — Deux systèmes, pour être foncièrement distincts, n'en ont pas moins leurs connexions et leurs enchevêtrements. 11 est dans la force des choses que les sciences cosmologiques fassent continuelle- ment usage des données que leur fournissent les sciences physiques : il arrive aussi, quoique plus rarement et en quelque sorte par accident , que les sciences physiques impliquent une donnée cosmolo- gique ou historique qu'il faut dégager. Par exemple, on regarde comme étant du domaine de la physique proprement dite de déterminer le coefficient d'inten- sité de la pesanteur terrestre, ou l'espace que décrit pendant la première seconde de sa chute un corps pesant, tombant dans le vide, à une latitude donnée et à une hauteur déterminée au-dessus du niveau des mers. Après que cette première donnée aura été fournie par l'expérience, on sera en mesure d'assigner théoriquement toutes les particularités du mouvement d'un corps pesant. Or, cette donnée dépend de la 282 LIVRE II. — CHAPITRE X. figure et des dimensions de la terre , de sa masse et de sa vitesse de rotation , toutes choses dont la déter- mination appartient à l'observation cosmologique , et dont nous ne pourrions rendre raison que par la con- naissance historique des phases que le Monde a tra- versées, antérieurement à l'ordre actuel. L'expérience que Cavendish a imaginée pour manifester et mesurer la faible attraction qu'exercent l'une sur l'autre, en vertu de la gravitation universelle, les deux sphères de ploml) sur lesquelles il opère, élimine toutes ces données cosmologiques. Le résultat qu'il obtient, s'il est exact, l'a été et le sera toujours; il resterait le même, si l'on transportait les deux sphères de ploml) à la surface de Saturne ou par delà la voie lactée. 11 tient (nous le concevons du moins ainsi) aux propriétés indélébiles de la matière et ne dépend point de la succession des phénomènes antérieurs. Il appartient en un mot à la physique pure. 184. — Une telle distinction est nécessaire pour entendre dans son vrai sens ce que les métaphysiciens disent du principe de la constance ou de la perma- nence des lois de la Nature '. Une pierre abandonnée à elle-même tombe actuellement à la surface de la terre : le principe que les lois de la Nature sont con- stantes suflit-il pour nous autoriser à conclure que cette pierre tomberait de môme et avec la même vitesse, si l'on récidivait l'expérience dans le môme lieu au bout d'un temps quelconque? Point du tout : car, si la viiesse de rotation de la terre allait en crois- sant avec le temps, il pourrait arriver une époque où 1 Essai , chap. IV, u" 48. DES SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. 283 l'inteDsilé de la force centrifuge balancerait celle de la gra\ité . puis la surpasserait. Aussi ne s'agit-il pas là d'une expérience de physique pure, mais d'une expérience qui est influencée par certaines données cosmologiques. L'expérience de Gavendish n'est point dans le même cas, du moins d'après l'idée que, dans l'état de nos connaissances scientifiques , nous nous formons de la loi de la gravitation universelle; et voilà pourquoi nous sommes autorisés à portera l'égard de cette expérience un jugement tout différent. Supposez que des observations ultérieures viennent donner en cela un démenti à nos théories scientifiques et qu'il faille revenir à des idées cartésiennes , en attribuant les apparences de l'attraction entre les corps pondé- rables à la pression d'un certain fluide qui pourrait être inégalement distribué dans les espaces célestes : dans cette hypothèse, aujourd'hui si improbable, l'expérience de Cavendish pourrait donner des nom- bres variables, selon que notre système solaire se transporterait dans des régions où le fluide dont il s'agit serait inégalement accumulé. On verrait repa- raître dans l'interprétation de cette expérience la donnée cosmologique ; mais l'esprit humain n'en concevrait pas moins la possibilité et même la néces- sité de remonter jusqu'à des lois et à des propriétés permanentes, qui sont l'objet de la physique pure, et qui , en se combinant avec certaines données cosmo- logiques, engendrent les phénomènes observés. Pour forcer l'esprit humain à renoncer à cette idée régula- trice, il faudrait lui montrer qu'elle le trompe sans cesse et le promène d'illusions en illusions , de con- tradictions en contradictions, sans porter nulle part 284 LIVRE II. — CHAPITRE X. l'ordre et la lumière : tandis que la régularité avec laquelle se poursuit la constructiou de l'édifice des sciences physiques, sous l'empire de cette même idée, la légitime parfaitement , et imprime au système des sciences physiques un de ses caractères essentiels. C'est une grande question que celle de savoir si la même idée doit être admise dans tout ce qui touche à l'histoire des êtres vivants. Telle espèce a apparu dans tel temps, puis a disparu : il se peut que l'apparition et la disparition doivent être imputées uniquement au changement des circonstances ou des conditions exté- rieures , mais il se peut aussi que l'ensemble des ob- servations nous force à rejeter cette explication comme insuffisante, ce qui reviendrait à dire que la puissance organisatrice de la Nature n'est pas tenue d'agir tou- jours de la même manière dans des circonstances iden- tiques; qu'elle a ses époques, ou en d'autres termes qu'elle est gouvernée par des lois dans l'expression desquelles le temps entre d'une manière immédiate, et non pas seulement en tant que les circonstances varient avec le temps. Nous aurons à revenir plus loin sur ces considérations si délicates. DE l'infinité du MONDE. 281 CHAPITRE XL DES IDÉES d'unité, D'eTOIVIDUALITÉ , d'eSPÉCE ET DE TYPE, DANS LEUR APPLICATION AUX SCIENCES PHYSIQUES ET COSMOLOGIQUES. — DE l'iNFINITÉ DU MONDE, DANS L'ESPACE ET DANS LE TEMPS. 185. — 11 faut maintenant examiner coinment s'appliquent aux choses de l'ordre physique et cosmo- logique les idées dont nous avons traité sommaire- ment dans notre premier livre, en annonçant que nous les retrou verious, diversement modifiées, à tous les étages de nos constructions théoriques : à savoir les idées d'unité , d'individualité , d'espèce , de type, et en dernier lieu l'idée de l'inlini. Si l'on écarte de nos théories physiques ce qui porte essentiellement le cachet de l'hypothèse, c'est- à-dire les conceptions atomistiques, les idées d'unité et d'individualité ne peuvent guère intervenir dans les sciences physiques proprement dites qu'à propos des phénomènes de la cristallisation : encore les cristaux s'offrent-ils rarement à nous dans un état d'isolement qui en accuse nettement l'individualité. En revanche, les sciences cosmologiques abondent en descriptions d'objets matériels et inorganiques, auxquels les cir- constances de leur formation ont donné un caractère d'individualité bien net : les astres dans les espaces célestes, et à la surface de notre planète les continents, les îles, les lacs, les caps, les montaiines, etc. Quand ces objets ont pour nous un intérêt particulier, nous 286 LIVRE II. — CHxVPITRE XI. leur donnons des appellations individuelles, des noms propres ; tandis que les mots par lesquels nous dési- gnons les objets dont traitent les sciences physiques proprement dites, tels que les métaux, les gaz, les sels, ne sont pas des noms propres, selon la notion grammaticale, puisqu'ils ne s'appliquent pas à des in- dividus déterminés. L'eau n'est pas un nom propre, l'Océan en est un : or, l'idée de l'eau est une idée pu- rement physique, et l'idée de l'Océan est une idée cosmologique. En cosmologie, le caractère d'individualité et le nom propre adhèrent souvent à des objets qui n'exis- tent, pour ainsi dire, que cosmologiquement et non physiquement, ou dans le mode d'existence desquels il n'y a que la forme qui soit constante et déterminée en vertu de certaines conditions cosmologiques, tan- dis que le substrat ion matériel change sans cesse. Ainsi des tleuves, des courants marins et atmosphé- riques : car apparemment on ne prétendra pas que le Nil, le Rhône, le Rhin ne soient que des abstractions logiques, des objets sans réalité *. A ce point de vue donc, l'histoire du monde inorganique se rapproche déjà de l'histoire des êtres vivants par un caractère des plus saillants, sinon par le caractère le plus viscéral. Or, le caractère dont il s'agit exige évidem- ment le concours de deux conditions. Il faut d'abord que les substances matérielles qui entrent dans la sphère d'individualité ou qui la quittent , y entrent ou en sortent à la faveur de cette modalité des corps, que nous nommons la fluidité. Il faut en outre que ^ Essai , chap. XI, n» lo8. DE l'infinité du MONDE. 287 le monde physique ait acquis, dans quelques-unes de ses parties, un ordre, un aménagement, une éco- nomie qui nous rappellent l'ordre et l'économie des fonctions \itales (quoique sans doute le principe en soit autre), ou qui du moins semblent nous y ache- miner. Les eaux sau\ages, comme on les appelle, c'est-à-dire non encore aménagées , par suite d'une tendance générale des phénomènes cosmiques à l'ordre et à la régularité , ne seraient point propres à nous suggérer l'idée de ce mode d'individualité que nous nommons cosmologique. 186. — L'idée d'espèce et les divers principes de clas- sification trouvent à la fois leur application dans les sciences physiques et dans les sciences cosmologiques. Quelquefois, comme lorsqu'il s'agit des composés chimiques, la classili cation est la conséquence immé- diate et nécessaire de la définition scientifique ou de la formule qui l'exprime : tandis que, s'il s'agit d'ob- jets tels que les métaux ou les autres corps réputés simples dans l'état de nos connaissances, les analo- gies à l'aide desquelles on forme des genres, ou des groupes d'ordre supérieur, peuvent être plus ou moins étroites, peuvent paraître, avec plus ou moins de pro- babilité, accidentelles ou essentielles, de manière à ne pas permettre toujours une distinction bien tran- chée entre les classifications vraiment fondées sur la nature et la raison des choses, et les classifications artificielles et systématiques. Mais, lorsque nous tom- bons sur des groupes que chacun s'accorde à regarder comme parfaitement naturels (tels que le groupe des radicaux chimiques halogènes, le fluor, le chlore, le brome, l'iode), on ne met plus en doute l'existence 288 LIVRE II. — CHAPITRE XI. de quelque rapport caché, immuable comme toute loi physique, qui expliquerait, par la cotistitidion jierma- nente des objets dont il s'agit, leurs affinités naturelles, absolument comme la théorie explique les affinités naturelles que présentent tous les carbonates et tous les sulfates. D'ailleurs il ne répugne point pour ces classifications d'objets physiques, pas plus que pour des classifications d'objets qui n'ont qu'une existence géométrique ou idéale (46), que le même objet figure dans des classifications diverses, toutes fondées en na- ture et en raison, et dont les clefs seraient différentes; que, par exemple, le sulfate de soude figure à la fois dans le genre des sulfates et dans le genre des sels à base de soude. Que s'il s'agit d'objets considérés dans leur mode d'existence cosmologique, on admettra que les affi- nités naturelles ont leur fondement dans l'identité ou la parité des circonstances de leur origine. Ainsi les grosses planètes, Jupiter, Saturne, Uranus, à rotation rapide, à aplatissement très-prononcé, escortées de plusieurs satellites, forment un groupe naturel, tan- dis que les nombreuses planètes télescopiques, com- prises entre l'orbite de Jupiter et celle de Mars, en forment un autre : et pour l'un et l'autre groupe nous présumons que l'association naturelle (l'épitliète de rationnelle choquerait dans ce cas) a sa cause dans les conditions initiales sous l'empire desquelles s'est opérée la formation ou la genèse de ces groupes pla- nétaires. La même remarque s'appliquerait aux clas- sifications géologiques des roches ou des terrains. De cette manière encore, la cosmologie nous achemine vers les idées qui doivent prévaloir dans la conception DE l'infinité du MONDE. 289 des rapports naturels qui unissent entre eux les êtres organisés. Toutes ces distinctions ne sont pas sans quelques subtilités, auxquelles il faut se résoudre, précisément pour se préparer à des distinctions plus délicates, dans l'analyse des phénomènes du monde organique. Ainsi le mot àe formation ne doit pas faire illusion, et il ne faut pas confondre les conditions d'une expé- rience destinée à révéler des lois permanentes, avec les conditions de la genèse des objets cosmiques. Par exemple, les physiciens ont observé que la diversité des formes secondaires que peut présenter une même espèce cristallographique {formes qui toutefois se rat- tachent au même système cristallin et peuvent être censées dérivées toutes de la même forme primitive) tiennent aux circonstances de la cristallisation, à la température, à la nature du milieu qui contient en dis- solution la matière cristallisable. Ce sont là, si l'on veut, des circonstances de formation, mais d'une for- mation étudiée au point de vue théorique et non his- torique, pour formuler une loi générale, non pour rendre compte des particularités accidentelles que présente, dans tel de ses recoins, la structure du Monde. Les classifications de pure physique comprennent au même titre les combinaisons que nous trouvons toutes faites dans la Nature, celles que nous n'avons vues jusqu'ici réalisées qu'à l'aide de nos expériences de laboratoire, et celles mêmes dont nous concevons l'existence comme possible, quoique nous ne les ayons pas encore réalisées. Il en est autrement pour la clas- sification des objets qui n'ont scientifiquement d'im- T. I. 19 290 LIVRE II. — CHAPITRE XI. portance qu'au point de vue cosmologique; et rien ne marque mieux ce contraste que l'exemple des espèces minéralogiquement définies, mises en regard des roches ou des agrégations naturelles de minéraux, susceptibles aussi de distinctions spécifiques, mais dont la description et la classification n'intéressent que le géologue. On découvre de temps en temps de nouvelles espèces minéralogiques, et surtout l'art des laboratoires en fabrique sans cesse de nouvelles, soit par la composition chimique, soit par le mode de cristallisation. Nous concevons un système idéal, une série ou un tableau de toutes les espèces minérales possibles, dont la compréhension et l'expression par une formule adéquate est l'objet des visées du miné- ralogiste, le schème qu'il poursuit, toute abstraction faite des particularités accidentelles qui les ont of- fertes ou soustraites à nos regards, en donnant aux unes et eu refusant aux autres l'existence cosmolo- gique. Mais, qui songerait à un schème de toutes les roches possibles? Nous nous contentons, avec grande raison, de décrire et de classer les roches existantes. Toutes ces remarques ou des remarques analogues trouvent leur application, à la fois plus délicate et plus importante, lorsqu'il s'agit des êtres doués d'or- ganisation et de vie. 187. — L'idée de type est fort connexe à celle de genre et d'espèce, et nous l'invoquons aussi, à propos d'objets doués du mode d'existence physique ou cos- mologique. Nous l'invoquons de préférence lorsque le groupement générique tient bien manifestement à un caractère de forme, et que les espèces se dis- tinguent entre elles par la substitution d'une substance DE l'infinité du MONDE. 291 à une autre. La chimie moderne abonde en exemples de corps dont la formule chimique est la même, qui jouissent eu conséquence de propriétés singulière- ment analogues, et qui ne diffèrent les uns des autres que parce qu'à l'un des atomes ou des groupes ato- miques s'en substituent d'autres, doués de propriétés analogues. Alors on pourra dire indifféremment que tel corps appartient aux genres des aluns, des alcools, des éthers, ou bien qu'il est un exemplaire du type des aluns, des alcools ou des éthers. En pareil cas, la découverte d'un type nouveau fait immédiatement prévoir la réalisation possible ou même facile de plu- sieurs autres exemplaires du même type. Nous remarquions tout à l'heure que le même corps peut être réputé appartenir à plusieurs genres qui ont tous des droits, quelquefois même des droits égaux à la qualification de genres naturels. L'idée de types diffère encore par là de l'idée de genre : car certaine- ment il est impossible de concevoir le même corps comme construit à la fois sur deux types différents; ce sera un éther ou un alcool, mais non pas à la fois un alcool et un éther. On a recours à l'idée de type dans les sciences cos- mologiques, principalement lorsqu'il s'agit de compa- rer deux classes d'objets, analogues par certains côtés, mais très dissemblables par d'autres, sans que des objets, d'une constitution mitoyenne, établissent le passage d'un groupe à l'autre, et sans que nous en- trevoyions de raisons pour que les intermédiaires manquent, comme si la Nature s'était volontairement assujettie à copier certains modèles, certains types, et non d'autres. Ainsi, dans notre système cosmique, les 292 LIVRE II. — CHAPITRE XI. planètes et les comètes, assujetties également à cir- culer autour du Soleil , et obéissant pareillement aux lois de la gravitation, offrent à d'autres égards des caractères tellement contrastants, qu'il semble que les uns soient choisis tout exprès pour faire ressortir les autres : il y a là comme deux types distincts, sans transition de l'un à l'autre, quoique ce que nous con- naissons des lois de la matière et de l'ordre du Monde ne suffise pas pour nous expliquer l'absence de sem- blables transitions. 188. — Nous arrivons à l'application physique et cosmique de l'idée de l'infini , sur laquelle les méta- physiciens ont vainement disserté, faute de tenir assez de compte des données que fournit l'investigation scientifique. Ainsi, Kant a rangé parmi ce qu'il nomme les antinomies de la raison la contradiction ré- sultant, selon lui, de ce qu'il serait également impos- sible de concevoir le Monde comme infini ou comme limité dans l'espace : en quoi ce sévère argumenta- teur a cédé (comme l'avait fait avant lui l'austère gé- nie de Pascal) à un goût d'antithèses, à une apparence trompeuse d'analogie ou de symétrie, si propres à éga- rer les esprits spéculatifs. Sur ce point nous n'hésitons pas à rétracter l'adhésion que nous avions donnée ailleurs par mégarde à la formule de Kant * : l'infini vaut bien la peine qu'on y regarde de près et qu'on avoue ses méprises; et d'abord il convient d'étudier la question de l'infini en petitesse. L'observation, convenablement interprétée, nous apprend que la division de la matière peut être pous- ' Essai , chap, X, n° 143. t DE L INFINITÉ DU MONDE. 293 sée jiisqu à un degré qui étonne notre imagination, sans que la raison trouve en cela aucun mystère (157). Quant à cette pierre d'achoppement de la vieille sco- lastique, qu'on appelait la question de la divisibilité de la matière à l'infini, elle doit être définitivement supprimée de la philosophie naturelle. Le conflit philosophique s'étal)lit nettement aujourd'hui entre l'atomisme et le dynamisme, ainsi que nous l'avons expliqué aux chapitres VIII et IX de ce livre : or, dans le système de l'atomisme, il est parfaitement clair que la matière ne comporte qu'une division limitée; et si la matière n'est qu'un phénomène, une apparence, comme l'entendent les dynamistes . il devient fort oiseux d'examiner si une apparence peut être divisible à l'infini. Mais, dans le sens cosmologique, la question se présente sous une autre face qui mérite qu'on l'exa- mine. En effet, la raisonne serait nullement choquée, si l'observation , en pénétrant de plus en plus dans le monde microscopique, y rencontrait un arrangement et des phénomènes parfaitement comparables, sauf la différence d'échelle, à l'arrangement et aux phéno- mènes du monde pour lequel nos yeux ont été faits, ou même à l'arrangement et aux phénomènes du monde télescopique. Dans cette hypothèse qui n'a rien, je le répète, de contraire à la raison, la force de l'a- nalogie nous porterait à admettre que rien ne limite cet emboîtement des mondes les uns dans les autres, et que nous nous trouvons à cet égard intercalés dans une série qui a son milieu partout et ses bouts nulle part. Or, en dépit de certaines déclamations éloquentes, 294 J.IVRIi; II. — CHAPITRE XI. l'observation, la scienco démentent positivement l'hy- pothèse qu'autrement la raison ne rejetterait pas. A chaque échelle de grandeur ou plutôt de petitesse (puisqu'on ce moment nous sommes censés aller du plus grand au plus petit) correspondent des phéno- mènes d'un certain ordre et non d'autres. On ne voit pas de cristaux gros comme des planètes ou des mon- tagnes, et nous avons beau augmenter la puissance de nos microscopes, nous ne trouvons dans un cristal ou dans une goutte d'eau rien qui ressemble à un système planétaire , pas plus que nous ne trouvons, parmi les végétaux ou les animalcules microscopiques, des miniatures de chênes, de palmiers, d'éléphants ou de baleines. Les phénomènes d'ondulations lumi- neuses, les phénomènes capillaires, les phénomènes chimiques ont leurs échelles respectives distinctes, n'empiètent pas les uns sur les autres, ne se repro- duisent pas périodiquement à tour de rôle, comme il le faudrait dans l'hypothèse d'un emboîtement indéfini des phénomènes cosmiques. Et la consé- quence que la raison doit en tirer, c'est qu'en fait la série est limitée, et qu'il y a un point de départ, un commencement dans la petitesse, au point de vue dé la structure du Monde et de l'échaffaudage des phé- nomènes cosmiques les uns sur les autres. Peu im- porte que nous puissions ou non imaginer dans notre cerveau, qui n'est pas construit pour cela, ce degré de petitesse extrême qui doit être le point de départ des phénomènes cosmiques : la raison en conçoit sans peine l'existence, comme elle en aurait conçu sans peine, quoi qu'en ait pu dire Kant, la non-existence dans l'Jiypothèse contraire, si l'observation scienti- DE L INFINITÉ DU MONDE. 295 fique s'était effectivement prêtée à l'hypothèse de l'emboîtement indéfini. 189. — Ce que l'observation détruit pour l'infi- niment petit, est précisément ce qu'elle établit ou tend à établir pour l'iufiniment grand. Et d'abord nous soutenons que la raison n'éprouve aucune peine à admettre, soit l'infinie grandeur du Monde, soit sa limitation dans l'espace, sauf à incliner, selon les données de l'observation scientifique, vers l'une ou vers l'autre thèse. Lorsque l'Inquisition faisait brûler à Rome, à la fin du seizième siècle, Jordano Bruno, en partie pour avoir soutenu la thèse de l'infinité du Monde dans l'espace, elle punissait cruellement une opinion qui déjà avait été taxée de folie dans presque toutes les Universités d'Europe; et en effet, du mo- ment que l'on regardait la terre comme fixée au centre du Monde et les étoiles comme attachées à une voûte de cristal , il s'ensuivait nécessairement que le Monde est limité dans l'espace; et cela n'avait rien en soi de contraire à la raison, rien que Bruno lui-même n'eût admis volontiers, si justement il n'avait été un pytha- goricien et un copernicien zélé. Mais, pour ne pas emprunter à des théories et à des croyances surannées l'exemple qui doit rendre nos observations plus sen- sibles, nous demandons qu'on nous permette une supposition, à savoir celle que la Nature nous ait dé- robé la connaissance des étoiles fixes, soit en reculant à de plus grandes distances encore des objets déjà placés à de si prodigieuses distances de nous, soit en modifiant l'énergie du principe lumineux ou les con- ditions de notre sensibilité optique. 11 y aurait alors un chapitre à rayer de tous nos traités d'astronomie, 296 LIVRE U. — CHAPITRE XI. celui qui traite de Y astronomie stellaire, sujet si beau, si riche et encore si neuf : mais tous les autres cha- pitres qui traitent de la structure et des mouvements de notre système solaire, n'en subsisteraient pas moins. A la vérité, si les observateurs n'avaient pas eu sur la voûte céleste ces points de repère que nous nommons les étoiles fixes, il leur aurait été fort difficile d'insti- tuer des méthodes d'observation propres à les con- duire à la connaissance des lois qui régissent notre système solaire ou planétaire : ces difficultés pourtant ne seraient pas absolument et logiquement insurmon- tables, comme il faudrait qu'elles le fussent, pour que notre hypothèse ne pût être admise, même à titre de conception logique. Il faudrait plus de patience, plus de sagacité pour remonter des mouvements apparents et relatifs aux mouvements réels et absolus, mais enfin une intelligence supérieure viendrait à l)Out de ce pro- blème. L'observation qu'on pourrait encore faire, des lois qui régissent les mondes particuliers de Jupiter et de Saturne, suggérerait l'idée de les étendre et de les appliquer sur une plus grande échelle au système du Soleil et des planètes. Une fois en possession de la connaissance de la constitution du système solaire, on serait bien fondé à croire que l'on connaît le monde tout entier : car, de grands perfectionnements apportés aux instruments optiques ne feraient rien apercevoir par delà. La découverte d'une planète à grand'peine visible à l'œil nu, comme Uranus, celle d'une planète tout à fait invisible à l'œil nu, comme Neptune, suggéreraient bien la pensée que les limites du monde astronomique peuvent être successivement reculées : mais, comme d'autie part on verrait que \ DE L INFFMTÉ DU MONDE. 297 l'intervalle d'une orbite à l'autre augmente rapide- ment à mesure qu'il s'agit de planètes plus éloignées de l'astre central, on comprendrait qu'il doit y avoir UDC limite à cette sorte de raréfaction des orbites, comme il y en a une à la raréfaction des atmosphères. Le monde matériel serait donc conçu comme limité à la manière de nos atmosphères planétaires ou de la lumière zodiacale, sans qu'on en pût fixer précisément la limite. Il porterait tous les caractères d'uuité systé- matique qui satisfont la raison. Au-delà seraient les solitudes de l'espace, c'est-à-dire rien; et vainement demanderait-on pourquoi le système du monde se trouve en tel lieu de l'espace plutôt qu'en tel autre : comme le centre de l'espace indéfini est partout, ce serait le cas de répondre avec Leibnitz que le lieu du monde limité serait toujours le même, où qu'on le supposât placé. Donc la conception d'un monde li- mité pourrait être naturelle, logique, et n'offrirait ni mystères, ni contradictions à la raison. Tout au plus suggérerait-elle quelques arguties scolastiques que les savants et les vrais philosophes dédaigneraient. 190. — Rendons maintenant à l'homme le magni- fique spectacle du ciel étoile, et armons-le des puis- sants instruments qui, maniés par des Herschel et des Struve, ont amené de si admirables découvertes dans le champ des espaces sans fin. Tout prend alors une autre face : notre système solaire n'est qu'un atome; les soleils et les mondes se groupent comme des îles et des archipels dans un océan sans rivages. Des dé- couvertes successives, dans une série que rien ne paraît arrêter, conduisent presque irrésistiblement à l'affirmation que la série ne s'arrête jamais, et que le 298 LIVRE II. — CHAPITRE XI. Monde est infini comme l'espace. Mais, en quoi cette conclusion choque-t-elle la raison? Notre imagination ne peut pas plus se représenter un Monde infini qu'un espace infini; cela est incontestable : mais qu'ont de commun les fantômes de l'imagination et les conceptions de la raison? La raison qui n'éprouve aucun obstacle à concevoir un espace infini, lieu de corps possibles et théâtre de phénomènes physiques possibles, n'éprouve pas plus d'obstacles à admettre la réalisation de toutes ces possibilités , partout oi^i le témoignage de l'observation , la force des inductions l'obligent à l'admettre. Or, les progrès de l'astrono- mie stellaire donnent la plus grande force h l'induc- tion qui nous fait croire à l'infinité du Monde dans l'espace. Le point des espaces stellaires où notre sys- tème solaire est placé, n'offre rien qui le singularise; le groupe stellaire auquel il appartient n'a rien de particulier : Unus è nmltis. Rien n'annonce une or- donnance systématique autour d'un centre donné, comme dans le cas de notre système planétaire. La raison conçoit qu'il en doit être ainsi, si effectivement le Monde n'a pas de limites dans l'espace, si toutes les combinaisons se sont librement formées dans ce champ sans hmites, et si la race intelligente à la- quelle nous appartenons se trouve accidentellement placée en tel point de l'espace plutôt ({u'en tel autre, pour observer les apparences qui tiennent à sa posi- tion et les démêler de son mieux. En résumé donc, la fameuse question de l'infinité du Monde dans l'espace comporte une solution rai- sonnable; et malgré notre goût pour une symétrie favorable surtout à l'effet oratoire, la solution est in- DE l'infinité du MONDE. 299 verse, selon qu'il s'agit de l'infiiiiment grand ou de l'infîniment petit. On ne peut guère trouver d'exemple plus net d'une question de philosophie résolue par suite du progrès des sciences : car, il est évident qu'a- vant la découverte du télescope et du microscope, et avant les progrès scientifiques amenés par cette double découverte, on pouvait dire sur la question tout ce qu'on voulait; tandis qu'il n'y a plus aujour- d'hui qu'une seule manière raisonnable d interpré- ter, selon les lois de l'induction, les faits acquis à la science. 191. — Tout autres sont les conditions de l'intel- ligence humaine, en ce qui concerne l'infinité du Monde dans le temps , et ce nouveau contraste entre l'idée d'espace et celle de temps vient s'ajouter à ceux que nous avons déjà signalés (24 et 53). Tout ce qui se réfère à l'ordre du temps est essentiellement du domaine de la raison pure. Nous n'avons besoin d'in- venter et d'employer aucun appareil, aucun instrument d'observation, pour comprendre qu'il n'y a pas de mouvement, pas de phénomène physique qui n'ait autant de phases correspondant à autant d'éléments du temps, si petits qu'on les suppose. Voilà pour l'in- fini en petitesse. Et d'un autre côté, s'il est permis à la raison, en l'absence d'observations contraires, de concevoir un Monde limité dans l'espace, elle ne peut de même le concevoir comme liniité dans le temps, sans se heurter contre une autre règle de l'esprit hu- main , celle qui lui fait regarder les lois de la phy- sique comme immuables, la substance des corps comme indestructible, et leurs propriétés fondamen- tales comme tenant à des caractères indélébiles : car, 300 LIVRE II. — CHAPITRE XI. il ne s'agit pas encore des lois qui président à l'apparition (^t an développement des espèces vivantes, ni de savoir si les manifestations de la vie sont ou non renfermées dans une portion limitée de la durée. En conséquence, sauf cette réserve, tout commencement et toute terminaison des phénomènes cosmiques doivent être considérés comme placés en dehors des faits naturels. Reste à savoir comment nous concevons que tel ou tel ordre a pu s'introduire dans une série de phénomènes cosmiques sans commencement et sans tin, ce qui donne lieu à ce qu'on appelle la question d'origine dans les sciences cosmologiques : nous allons aborder ce sujet dans le chapitre suivant J qui terminera ce deuxième livre. ■ DES QUESTIONS d'oRIGINE. 301 CHAPITRE XII. DES QUESTIONS D'ORIGINE DANS LES SCIENCES COSMOLOGIQUES. — DES IDÉES d'ordre, d'harmonie, DE FINALITÉ, DE BEAUTÉ, DANS LEUR APPLICATION AUX PHÉNOMÈNES COSMIQUES. 192. — De ce que les sciences physiques n'ont pour objet essentiel que des propriétés et des lois conçues comme permanentes et indélébiles, il s'ensuit qu'elles ne se heurtent contre aucune difficulté d'origine. A la \érité, il y a dans l'École un argument célèbre pour prouver que la matière et ses propriétés, n'ayant rien de nécessaire, impliquent l'existence d'un être néces- saire de qui elles émanent ou par qui elles subsistent : mais il n'entre pas dans notre cadre de reprendre des thèses de métaphysique ou d'ontologie qui ne touchent pas à la philosophie des sciences , que les progrès des sciences ne forcent pas d'aborder , et qui d'ailleurs, accessibles seulement à quelques esprits spéculatifs, n'ont jamais exercé d'influence sur la formation et le cours des opinions et des croyances qui ont régné parmi les hommes. D'oii les hommes ont-ils tiré les idées qu'ils se forment d'une Intelligence supérieure au Monde, y réglant et ordonnant tout avec une sa- gesse et une bonté infinies ? Evidemment du spectacle de l'ordre du Monde, surtout des merveilles de l'or- ganisation des êtres vivants , et plus particulièrement enfin de tout ce que nous connaissons, en notre qua- 302 LIVRE II. — CHAPITRE XII. lité d'êtres moraux, des lois de l'ordre inoral. Sup- primez tout cela et figurez-vous un savant qui entend la géométrie et l'algèbre, la mécanique et la physique, la chimie et la minéralogie , mais qui ne connaît du monde que sou luljoratoire, qui n'a jamais contemplé le ciel ni feuilleté un livre d'astronomie, qui s'occupe encore moins d'observer et d'étudier les ressorts de la vie, et qui a le malheur de ne s'être ménagé aucun instant pour réfléchir sur sa nature morale : pensez- vous qu'un tel homme, s'il existe, sera bien frappé des arguments scolastiques qu'on voudrait tirer de la contingence de la matière et du mouvement? Ne verra-t-il pas d'abord dans les mathématiques , des rapports et des lois dont il comprend et démontre la nécessité, puis, dans la mécanique rationnelle, des principes généraux que quelques-uns regardent comme de simples données de l'expérience, que d'autres ran- gent parmi les vérités nécessaires, et qui ont en effet, comme nous croyons l'avoir établi au chapitre IV du présent livre, un caractère mixte, n'étant, ni des axiomes de pure mathématique, ni des vérités effecti- vement établies par des séries d'expériences comme celles que les physiciens instituent? Poursuivant cette revue , l'esprit dont nous parlons apercevrait dans la théorie de la gravitation universelle des lois dont la forme mathématique laisse entrevoir, sinon saisir complètement la raison mathématique et par consé- quent la nécessité : d'oii il serait fort naturellement porté à induire qu'il ne faudrait que restituer cer- taines données qui nous manquent, ou pousser plus loin nos études, pour trouver la raison et démontrer la nécessité des lois les plus particulières, et en appa- DES QUESTIONS d'oRIGINE. 303 rence les plus contingentes de la physique ; de celles qui, dans l'état actuel de nos connaissances, ne se présentent à nous que comme des données de l'expé- rience. En tout cas, et à supposer même qu'il conçût la nécessité de recourir à un autre principe des lois observées, il n'aurait aucune raison d'admettre que l'action de ce principe a dû avoir un commencement dans l'ordre des temps. Donc, les sciences physiques, soigneusement distinguées des sciences cosmologiques comme elles doivent l'être, peuvent bien offrir des difficultés tenant à l'essence et au principe des choses et des lois dont elles s'occupent, mais n'en offrent point qui tiennent à des questions de genèse ou d'ori- gine. La tâche de la critique philosophique est de faire bon inventaire et catalogue méthodique des cases vides comme des cases pleines , des desiderata de la science comme de ses richesses, et de marquer le point précis oii chaque lacune commence, comme le juste point d'insertion de chaque branche de l'arbre de la science. 193. — Arrivons donc au groupe des sciences cos- mologiques qui forcent en effet la raison humaine à sonder les mystères dont elle n'a pas nécessairement à s'occuper dans l'ordre des sciences physiques , pas plus que dans l'ordre des sciences mathématiques. En effet, la conception d'une série de phénomènes cosmiques sans commencement et sanshn, la seule ra- tionnellement et philosophiquement discutable (191), se présente , dans l'état de la science , sous deux formes qui méritent d'être chacune examinées. D'abord la série peut se prolonger indéfiniment, sans manifester aucune tendance à prendre une allure 304 LIVRE n. — CHAPITRE XII. régulière et définitive. Supposons une comète qui dé- crive une suite d'arcs hyperboliques et qui poursuive indéfinimenl sa marche à travers les espaces célestes, subissant l'attraction, tantôt d'un soleil, tantôt d'un autre, passant (ainsi que nous pouvons le conjec- turer) par des alternatives de températures extrêmes qui amènent les plus grands changements dans la constitution des matières pondérables dont elle est formée, mais sans que les retours des mêmes alterna- tives soient soumis à aucune période régulière : l'ob- servateur pour qui le Monde se réduirait à cette comète aurait l'idée d'une série de phénomènes cosmiques, de la catégorie de ceux que nous considérons en ce moment. Ce n'est pas sur un monde ainsi gouverné que nos philosophes raisonnent; cependant, même dans le monde qui nous est famiher, il y a des exem- ples de pareilles séries. La météorologie surtout nous en offre beaucoup. Des années chaudes ou sèches suc- cèdent à des années froides ou humides ; l'atmosphère est pendant longtemps calme ou agitée ; certains vents sont successivement prédominants; les glaces polaires avancent ou reculent ; les courants magnétiques du globe se déplacent; les aurores boréales, les tremble- ments de terre, les éruptions de volcans paraissent à des intervalles rapprochés ou éloignés; dans les es- paces célestes les apparitions de bolides, de comètes, d'étoiles nouvelles, ont aussi plus ou moins de fré- quence, sans que nous soyons jusqu'à présent par- venus à saisir aucune loi, à apercevoir aucune trace de régularité dans la succession de ces divers phénomènes. S'il n'y en avait que de pareils, il serait tout simple d'admettre que la série, actuellement irrégulière, a DES QUESTIONS D ORIGINE. 305 toujours oflert et offrira toujours ce caractère d'irrégu- larité. Et comme les lois de la physique n'en auraient pas moins pour nous le triple caractère de simplicité, de constance, de régularité, il en faudrait conclure que les faits ou les données de la cosmologie tranchent par tous ces côtés avec les lois de la physique; qu'ils sont l'élément contingent ou fortuit de la constitution du Monde, sur lequel élément la théorie, la science proprement dite n'ont aucune prise. 194. — Mais, au lieu de cela, l'observation nous atteste que les phénomènes cosmiques les plus appa- rents, les plus imposants, les plus généraux, ont un caractère de constance ou de régularité périodique que les anciens expliquaient par une prétendue né:es- sité de nature, incompatible avec la notion que nous avons maintenant des attributs de la matière et du mode d'action des forces motrices (80). La science nous enseigne que l'ordre actuel n'a pas toujours subsisté, et que des phénomènes aujourd'hui régu- liers, permanents ou périodiques, ont dû être amenés graduellement à cet état de régularité, de permanence ou de périodicité. On ne peut se rendre compte des faits observés, d'après les lois de la mécanique et de la physique, qu'en distinguant l°un période chaotique, d'une durée indéfinie a parte ante, pendant lequel les phénomènes se seraient succédé sans loi régulière, jusqu'à l'apparition d'une combinaison qui se prêtât à un commencement de formation d'un ordre régu- lier, par le jeu des forces internes et les réactions mutuelles entre les divers éléments de système; 2° un période qu'on peut appeler ^mé//$'2/^, pendant lequel le système s'est graduellement rapproché des condi- r. /. 20 306 LIVRK II. — CHAPITRE XII. tions finales de stabilité, de permanence ou de régu- larité auxcjuelles il devait linalenient aboutir; 3° et un période fina/ , d'une durée indéfinie aparle post, à moins que des causes étrangères au système et dont nous n'avons aucun moyen de pressentir l'existence, n'en viennent détruire l'ordre et l'économie. Le com- mencement du période de stabilité n'est pas le même pour tout. La surface du globe terrestre offrait encore l'image du cbaos que déjà, depuis bien des milliers de siècles, notre système planétaire était constitué dans les conditions de stabilité qui le régissent actuelle- ment ; et il y a apparence que dans l'immensité des espaces stellaires se trouvent encore à présent des soleils et des systèmes solaires à l'état d'ébauche. Voilà le schème ou la règle formelle à laquelle doit ou devra nécessairement se conformer toute explica- tion des phénomènes du monde physique, par les seuls principes des mathématiques ou de la physique, au cas qu'elle soit possible ou qu'elle le devienne, par suite du progrès de nos connaissances. C'est en con- formité de cette règle qu'ont eu ou qu'auront lieu des explications partielles, si, comme il est raison- nable de le penser, une explication complète nous échappe toujours. A vrai dire, nos sciences sont loin d'être assez avancées pour que, sur aucun point de cosmologie, nous puissions avoir une explication scientiiique complète, par les seuls principes des ma- thématiques et de la physique, et qui évidemment rende superflue l'idée de recourir à un autre principe de coordination. 11 a suffi, par exemple, que les valeurs assignées aux éléments des orbites des pla- nètes se trouvassent, à une époque quelconque, corn- DES QUESTIONS D ORIGINE. 307 prises entre de certaines limites, pour que le jeu des réactions du système en assurât dès lors la stabilité : mais il faudrait de plus établir que l'épuisement des combinaisons fortuites et instables, pendant un temps indéfini , a dû vraisemblablement amener une des combinaisons que les réactions du système peuvent ensuite rendre stable, telle que celle que nous obser- vons. Recourra-t-on, comme Laplace, à l'hypothèse d'une distribution primitive de la matière planétaire en anneaux dont les débris auraient formé les pla- nètes actuelles? Il faudra alors prouver que le passage de la diffusion sporadique à la distribution annulaire est une conséquence nécessaire des réactions des par- ticules matérielles, ou l'un des modes réguliers de dis- tribution qui ont dû vraisemblablement se réaliser, par le passage continuel d'un mode de distribution à un autre, pendant un temps que rien ne limite. Il s'en faut bien que la science soit en état d'aborder et à plus forte raison de résoudre tous ces problèmes, quoiqu'ils n'exigent que l'application des principes de la syntaxique, de la géométrie et de la physique. 195. — Donc nous ne sommes pas encore auto- risés, par l'invention d'une genèse purement mathé- matique et physique, à bannir Dieu de l'explication du monde physique , comme une hypothèse mutile, selon l'insolente parole que l'on prête à un grand géomètre. Du reste on remarquera bien, sans que nous le disions, qu'il ne s'agit pas encore du monde où la vie circule, oii l'organisation déploie ses mer- veilles, que peuplent des créatures intelligentes, mais seulement de la charpente ou de l'ossature du monde, ou, si l'on veut, d'un monde désert, aride et silen- 308 LIVRE II. — CHAPITRE XII, deux, tel que nous nous représentons, d'après l'en- semble des observations, le globe qui sert de satellite à notre planète, dépourvu de mers, d'atmosphère, de tout ce qui est ou nous paraît être la condition essen- tielle du développement des organismes vivants. En admettant qu'il suffise du jeu des forces aveugles de la mécanique pour l'explication d'un tel monde, il res- terait encore assez de merveilles à l'appui de la thèse qui invoque un principe de coordination intelligente, et les arguments tirés de l'ordre moral conserveraient toute leur force. Mais, tant que l'explication dont il s'agit ne sera pas trouvée, à côté de la présomption d'une explica- tion scientifique possible, qui ferait sortir l'ordre de la confusion, l'harmonie du concours fortuit, l'unité systématique de la dissémination sporadique des élé- ments, par la vertu des réactions mutuelles de ces éléments, et par l'épuisement préalable de toutes les combinaisons transitoires dans l'infinité de l'espace et de la durée antécédente; à côté, dis-je, de la pré- somption d'une telle explication scientifique, se main- tiendra toujours la croyance à un principe supérieur d'ordre, d'harmonie, d'unité dont les phénomènes et les lois que nous pouvons scientifiquement étudier, ne sont que des émanations ou des manifestations, et qui lui-même échappe à toute perception sensible, à toute investigation scientifique. Cette croyance se maintiendra, soit qu'elle se rattache à des dogmes et à un symbole religieux, soit qu'elle s'en détache, et ne tienne qu'à un jugement de la raison appliquée à la contemplation des merveilles de la Nature elle- même. DES QUESTIONS d'oRIGINE. 309 196. — En effet, pour qui ne croit pas à la possi- bilité d'expliquer mécaniquement, sinon le méca- nisme du monde, du moins l'origine et les conditions initiales de ce mécanisme, il faut bien recourir à d'autres termes de comparaison, à d'autres principes, à d'autres clefs ou chefs d'explications. La Nature extérieure et la constitution de notre intelligence ne nous en offrent que deux, entre lesquels il faut choisir. Ou bien nous assimilons le principe qui a amené dans l'origine la coordination des phénomènes du monde physique à celui qui opère (par une vertu ins- tinctive absolument incompréhensible pour nous, mais que les faits nous forcent d'admettre) la mer- veilleuse coordination des organismes pour l'accom- plissement des phénomènes de la vie ; ce que le poète exprime par ces mots : Spiritus intus dit , Mens agitât molem. C'est l'idée du Méya zs,nv, de l'âme du Monde; c'est la croyance panthéistique; car d'ailleurs il est clair que cette conception philosophique et transcendante n'a rien qui présente les caractères d'une explication scientifique, rien que l'observation confirme ou qu'elle rende probable : puisqu'au con- traire les progrès de l'observation scientifique ont toujours pour résultat de maintenir une séparation tranchée entre l'ordre des phénomènes purement physiques et l'ordre des phénomènes de la vie. Ou bien, rejetant l'idée de l'animisme du Monde et les comparaisons empruntées au règne organique de la Nature, nous passons à l'homme, et prenant nos termes de comparaison dans sa nature intellectuelle et morale, nous nous élevons à l'idée d'un artisan 310 LIVRE 11. — CHAPITRE XII. personnel et divin, nous concevons une puissance providentielle dont les attributs et les œuvres sur- passent iniiniinent la puissance, la prévoyance et les o'Livres de riionime. C'est encore là une croyance qui n'a ni ne peut avoir (pas plus que la précédente, mais pas moins qu'elle) les caractères d'une explication scientifique, et qui toutefois, en tant que conception philosophique et transcendante, ne cesserait pas (même aux époques d'affaissement des croyances re- ligieuses) de tenir en éveil la pensée humaine, et d'y provoquer quelques élans d'enthousiasme. Préférer la seconde explication à la première, con- duit à expliquer les phénomènes mêmes de la vie au moyen des dispositions prises par un ouvrier intelli- gent : philosophiquement, cela revient à subordonner le principe de la vie, principe que nous comprenons si peu, au principe de l'intelligence dont nous avons, en notre qualité d'êtres intelligents, une perception plus immédiate et plus claire. Opter pour la première explication de préférence à la seconde, revient à subordonner le principe de l'in- telligence au principe de la vie, à ne voir dans les phénomènes intellectuels, qu'une manifestation toute particulière et spéciale d'une énergie qui se manifeste sous tant d'autres formes dans les organismes vivants. Toutes ces considérations, on le sent bien, devront être reprises, lorsque la suite de notre synthèse nous amènera à traiter spécialement de la vie et de l'intel- ligence, et des conceptions tant philosophiques que religieuses, que notre connaissance (telle quelle) des phénomènes vitaux et intellectuels fait naître dans l'esprit de l'homme. I DES QUESTIONS d'oRIGINE. 311 197. — Le Monde, pris dans son ensemble, a tou- jours paru aux hommes offrir à un degré éminent les caractères de la beauté ' . Nous n admirons pas seule- ment dans le Monde la parure que donnent à notre terre les végétaux qui la recouvrent, les formes si variées de leur organisme, leurs couleurs si douces ou si éclatantes; nous ne sommes pas uniquement frappés ou attirés par les formes plus variées encore, tantôt nobles, tantôt gracieuses, que nous présentent les innombrables tribus d'êtres animés : le spectacle de la voûte étoilée , des nuages que le soleil dore ou que l'éclair sillonne, de la mer calme ou grondante, des pics dénudés et des dômes de glace, des cascades et des torrents, inspire le poète, ravit toute âme sen- sible, et témoigne d'une l)eauté attachée aux grands traits du monde physique, beauté qui, pour n'être pas sentie, n'en subsisterait pas moins, quand même, à la surface de notre planète, la source de la vie, qui est celle de notre sensibilité, viendrait à tarir. Il faut pourtant nous rendre compte de ces impressions en philosophes et non en poètes, pour démêler ce qui est le caractère inhérent à l'objet qui nous frappe, et ce qui tient au mode de notre sensibilité. Bornons-nous aux impressions reçues par les sens de la vue et de l'ouïe, puisqu'aussi bien ce sont quasi les seules qui puissent nous donner l'idée du beau dans le monde physique et même dans la Nature vivante. 198. — Il y a, dans les objets extérieurs, des formes, des contours, des perspectives qui ne dé- pendent point de la spécialité des impressions pro- * Essai , chap. XII, n° 173, 312 LIVRE II. — CHAPITRE XII. duites sur notre œil par les rayons lumineux. Si je contemple dans une gravure un site alpestre ou une \ue de marine, je n'ai pas besoin pour y trouver des beautés, de restituer par l'imagination, l'azur du ciel, le ton des eaux, la teinte des granits et des glaciers. Le tableau plairait davantage sans doute, mais il est beau encore sans cette parure; et l'art, dans la variété de ses procédés, aura précisément opéré l'analyse que la philosopbie réclame; il aura distingué la beauté qui est dans les objets mêmes de celle que notre mode de sensibilité y ajoute. Au lieu d'un dessin ou d'une gravure, supposons deux tableaux du même site, à la même heure du jour, faits par des peintres qui ont chacun une couleur ou une gamme chroma- tique différente, dont aucune n'est précisément celle de la Nature; chacun de ces tableaux a son genre de beauté; les beautés qui leur sont communes sont celles qui ne dépendent point de la couleur ou de la gamme chromatique; et la même analyse se trouve opérée par un artifice différent. Allons maintenant plus loin. Les couleurs n'exis- tent pas dans la Nature, en ce sens qu'il n'y a point dans la Nature, en l'absence d'une rétine sensible, des sensations de blanc ou de vert : mais pourtant l'harmonie, le contraste des sensations tiennent à des harmonies et à des contrastes que présentent les rayons lumineux pris en eux-mêmes, dans leur con- stitution physique et antécédemment à tout phéno- mène physiologique , si bien que les physiciens ont considéré avec raison comme un chapitre de l'optique, et revendiqué pour leur propre domaine, ce qui a trait aux harmonies et aux contrastes des couleurs. DES QUESTIONS DORIGINE. 313 Ainsi , parmi les beautés du monde physique , la pa- rure même des couleurs est' une beauté dont le fonds lui appartient et que nous ne lui prêtons pas, quoique nous ayons une manière de la sentir qui nous est propre, et que nous ne puissions la sentir telle qu'elle est, mais seulement la concevoir par un effort de la raison. Donc l'art divin consiste d'abord à avoir orné le monde physique de beautés qui lui ap- partiennent tout entières, ensuite à l'avoir disposé de manière à susciter par surcroît le sentiment d'autres beautés, naissant des rapports qui s'établissent entre les harmonies du monde physique et la constitution de notre propre sensibilité. On dirait la même chose pour les impressions qui nous viennent du sens de l'ouïe. Le mugissement des flots, le grondement de la cataracte, les éclats du ton- nerre ont leur beauté imposante; et cette beauté est bien une beauté cosmique, quoique la sensation du son n'existe que dans notre oreille , parce qu'il y a analogie et harmonie spontanément saisissable, entre le genre de l'impression sonore et l'agitation exté- rieure qui en est la cause. 199. — La poésie qui s'inspire de la contemplation du monde physique n'est pas une poésie toute sen- suelle : c'est surtout une poésie morale dont nous ne sentons les charmes qu'en notre qualité d'êtres mo- raux. Il faut donc admirer l'art qui assortit par avance les beautés inhérentes au monde physique , non-seu- lement aux harmonies que manifestera plus tard l'or- ganisation des êtres sensibles, mais encore à celles que manifestera ultérieurement le développement pri- vilégié de quelques-uns d'entre eux comme êtres mo- 314 LIVRE 11. — CHAPITRE Xli. raux. Ce sujet est inépuisable et il uous appartient à peine de l'effleurer. Représentez-vous ce globe im- mense, d'une immobilité relative, autour duquel d'autres globes circulent régulièrement, maîtrisés qu'ils sont par sa force dominante, et recevant de lui en retour par une irradiation continuelle, les in- fluences qui y développent la continuelle activité des éléments : n'y a-t-il pas là pour toutes les intelligences le type cosmique des idées de majesté et de royauté bienfaisante, qui appartiennent pourtant à l'ordre moral et ne peuvent être saisies que par des êtres moraux ? Et la raison n'est-elle pas poussée à induire de toutes ces harmonies que la même pensée a décrété à la fois, pour se développer dans la suite des temps, le plan du monde physique et les lois du monde moral? 200. — Toutefois il faut reconnaître que, si la contemplation des objets privés de vie suffit pour donner les idées de l'ordre, de l'harmonie, du beau, elle ne suffirait pas pour susciter l'idée du bien, si nous n'avions en vue, en notre qualité d'êtres vivants et moraux, l'appropriation de la structure du monde physique à la manifestation et à l'entretien de la vie, aux conditions d'existence des seuls êtres intelligents et moraux que nous connaissions. Lorsque, selon le récit de l'écrivain sacré. Dieu juge déjà son œuvre bonne, avant l'apparition d'aucune créature vivante, c'est apparemment que l'apparition de telles créatures est déjà la raison finale de ses premières œuvres. Les propriétés des rayons lumineux donnent lieu à une variété infinie de beaux phénomènes, dont quelques- uns n'étaient jamais venus se peindre sur une rétine vivante, avant les recherches expérimentales des phy- DES QUESTIONS D ORIGINE. 315 sicieiis modernes , et qui ne cesseraient pas d'être beaux en eux-mêmes, alors qu'il n'y aurait pas d'œil ouvert pour les percevoir, selon son mode particulier de sensibilité, alors que nous ne les lirions que par les yeux de l'esprit, dans des formules algébriques : la lumière est donc une belle chose, mais en quoi serait-elle bonne, si l'œil qui la reçoit ne guidait et ne conduisait à sa fin un être sensible, si elle ne donnait à l'être moral l'idée d'une autre lumière qui illumine les consciences et révèle des destinées plus hautes? La beauté est toujours la beauté, même dans un désert oii personne ne la voit ; une personne morale ne dépouille pas non plus son caractère intrinsèque de bonté, parce qu'elle manque d'occasions de faire le bien; mais qu'est-ce que la bonté d'un objet phy- sique qui n'a de rapports qu'avec d'autres objets purement physiques? En quoi la terre est-elle bonne à. cette scorie volcanique qu'on appelle la lune, et en quoi la lune serait-elle bonne à la terre, si celle-ci ne nourrissait pas d'êtres vivants ? Nos sciences phy- siques, il est vrai, nous donnent (ce que déjà, à la rigueur, les sciences purement abstraites pourraient nous donner) l'idée d'une utilité scientifique. Comme elles avancent surtout à l'aide de l'observation, il est utile que nous puissions disposer dans cette vue de tels ou de tels moyens d'observation. 11 est utile que la planète Vénus passe quelquefois sur le disque du soleil, pour nous fournir un moyen de déterminer avec plus de précision la parallaxe de cet astre; utile que la lune vienne occulter des étoiles pour nous aider à calculer les longitudes terrestres. Une matière solide et transparente comme le verre, un métal pesant 316 LIVRE 11. — CHAPITRE Xll. et liquide aux températures ordinaires comme le mer- cure, sont infiniment utiles aux progrès de la phy- sique : mais l'idée de l'utilité n'est pas l'idée du bien, dont il faut chercher la source ailleurs. Ainsi, quant aux grandes et fondamentales idées du vrai, du beau, du bien, de l'utile, nous nous trouvons, à la fin de ce deuxième livre, exactement au même point où nous nous trouvions en terminant le premier (80). A cet égard, ce que nous savons des propriétés de la matière et du mode d'action des forces, le système de nos sciences physiques et cosmologiques construit en conséquence , n'ajoutent rien à ce que nous pou- vions déjà tirer du système de théories pures qui ont la logique et les mathématiques pour objet. Les idées de cause, de substance et à' origine, acquises dans le passage de l'un des systèmes à l'autre, voilà ce qui distingue essentiellement ces deux grandes assises de l'édifice de nos connaissances. LIVRE III. LA VIE ET L'ORGANISME. CHAPITRE PREMIER. DE LA VIE ET DE L'ORGANISME EN GÉNÉRAL. 20 i . — Lorsque l'on embrasse dans leur ensemble la prodigieuse variété des fonctions et des formes propres aux êtres vivants et organisés, on saisit de telles ana- logies entre les choses d'ailleurs les plus disparates, qu'on est inévitablement amené à admettre un prin- cipe d'action et une loi suprême d'où relèvent à la fois tant de manifestations diverses. De là l'idée de la VIE et de l'oRGANiSME en général. Et d'abord nous n'observons nulle part de vie sans organisme, ni de fonctions vitales sans un appareil matériel à l'aide duquel ces fonctions s'accomplissent. L'observation, l'induction ne nous autorisent pas davantage à affirmer la formation d'un être organisé ou d'un appareil organique sans l'influence de la vie. Les idées de vie et d'organisme, de fonctions et d'or- ganes, du moins dans le monde sensible où nous vivons actuellement nous-mêmes, s'impliquent donc mutuellement ou paraissent s'impliquer. Elles s'ac- compagnent et se servent de soutien réciproque dans l'ordre des temps. Dans laquelle des deux faut-il voir la raison de l'autre? Ici l'on tombe sur une am- biguïté fort analogue à celle que nous ont présentée 318 LIVRE III. — CHAPITRE I. les idées de force et de matière, et tenant apparem- ment à la môme cause, inhérente au mode même de nos perceptions. Cependant, quoiqu'il y ait grande analogie, il n'y a pas identité. Tel repousserait le dy- namisme (166), et répugnerait à ne voir dans la ma- tière que le «fâvrao/jia produit par le jeu des forces, qui inclinerait au vitalisme, c'est-à-dire se sentirait plus porté à expliquer les faits de l'organisation par l'action d'un principe vital, que les fonctions vitales par la structure de l'organisme. En effet, bien que la difficulté métaphysique soit au fond la même, la solution de bon sens, tirée des habitudes de l'esprit, de ses facultés Imaginatives, et de la nature des faits accessibles à l'observation, peut être inverse, selon qu'il s'agit des corps bruts ou des corps vivants. Pour subordonner rationnellement l'idée de matière à celle de force, il faut, par delà ce que nous voyons, tou- chons, observons et imaginons, saisir ce que nous ne pouvons ni voir, ni toucher, ni observer, ni même ima- giner. C'est précisément le contraire lorsqu'il s'agit de subordonner l'idée de la vie à celle de l'organisation. 11 faut supposer, au-delà de ce que nous pouvons observer, quelque chose qui échappe absolument à nos observations, (^ar, tandis que nous voyons clairement, dans tous les cas observables, que la vie se propage d'un être vivant à un autre, et que les organes, non- seulement se nourrissent, croissent, mais en quelque sorte se pétrissent sous l'intluence de la vie qui les anime, nous n'avons aucun moyen d'atteindre par nos observations ce fait prétendu primitif, d'une formation organique opérée sans le concours d'aucun principe de vie, et d'où la vie jailUrait, uniquement par suite de la DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 319 disposition des pièces organiques. D'ailleurs il ne s'agit pas encore ici de discuter des questions d'origine, ni d'examiner si la Nature a pu ou peut encore excep- tionnellement procéder en dehors de ses règles habi- tuelles : il s'agit en ce moment de reconnaître que, dans le cours régulier et habituel des choses, sous nos yeux mêmes, tout organisme est produit par le jeu des fonctions d'un être vivant, lequel en produisant com- munique au produit la vie dont lui-même est impré- gné ; et cela suffit pour que notre esprit doive incliner naturellement à regarder l'organisation comme le pro- duit de la vie, plutôt que la vie comme le résultat de la structure d'un système matériel, convenablement sollicité par des forces purement physiques. 202. — A mesure que l'être vivant vieillit, et que l'énergie du principe vital paraît diminuer, son orga- nisme éprouve des modifications apparentes : mais en général ces modifications de l'organisme ne nous paraissent pas suffire pour rendre compte des chan- gements survenus dans les fonctions vitales ; et l'en- chaînement des faits nous porte à les considérer comme la conséquence plutôt que comme la cause de l'altération des fonctions. Souvent les phénomènes de la maladie et de la mort sont ce qui nous aide à comprendre un peu la vie. Or, il n'y a nul besoin d'être physiologiste ou médecin pour démêler que dans certains cas les ma- ladies et la mort viennent de troubles apportés dans la structure des organes par des causes physiques et exté- rieures, et d'obstacles matériels apportés à l'accomplis- sement des fonctions, auquel cas la vie cesse par suite du dérangement de l'organisme, et la mort est dite 320 LIVRE m. — CHAPITRE I. accidentelle ou violente : l'être vivant a été tué. Mais, plus ordinairement, on reconnaît que la maladie et la mort ont pour cause principale l'affaiblissement progressif du principe de vie qui ne peut plus réagir avec la même vigueur contre les causes extérieures, remettre l'ordre dans l'organisme troublé, réparer les altérations survenues. On exprime cette idée en disant que dans ce cas la mort est arrivée naturellement, quoiqu'on ne méconnaisse point l'influence qu'Qnt eue des causes accidentelles, physiques et extérieures, pour en avancer l'époque. 203. — Tous les physiologistes distinguent l'état du germe simplement organisé, d'avec l'état du germe vivifié par la fécondation. A la vérité, nous voyons que le germe organique, même fécondé, peut, tout en conservant sa structure, garder l'apparence d'un corps inerte, quelquefois pendant des siècles, jusqu'à ce que, sans influence vitale extérieure, et unique- ment par l'excitation d'agents physiques, tels que la chaleur, l'électricité, la lumière, l'humidité, il se développe et manifeste la vie dont il est doué. Mais nous voyons aussi que, dans les êtres vivants les plus développés, les fonctions vitales peuvent être suspen- dues, tantôt partiellement, tantôt totalement; et nous nous croyons fondés à expliquer ces intermittences par un engourdissement, par un sommeil de la vie, plutôt que par une suite bien étrange de morts et de résurrections alternatives. Cela même nous porte à conclure que la vie a sommeillé dans le germe, au besoin pendant une longue suite de siècles, sans que le germe ait jamais cessé d'être vivant. Nous distin- guons en conséquence entre les altérations organiques DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 321 qui ne sont que des maladies du germe et celles qui le tuent, entre les influences extérieures qui ne font que suspendre ou engourdir les fonctions vitales et celles qui en abolissent le principe. 204. — Hâtons-nous d'arriver à l'argument le plus décisif. L'élément organique le plus simple, un glo- bule, une cellule, témoignent déjà d'un plan de structure et d'une coordination de parties dont on ne pourrait rendre raison par un concours de forces physiques agissant de molécule h molécule, à la ma- nière de celles que nous admettons pour l'explication des formes des corps inorganiques (176). A supposer même que la formation des éléments dont nous par- lons pût être rapportée à un mode de groupement atomique ou de cristallisation sm generis , on serait arrêté à chaque pas dans le passage à des formations plus complexes, à ces évolutions dont l'embryogénie nous offre le merveilleux tableau. Rien, dans ce que nous connaissons des forces inorganiques et des pro- priétés constamment inhérentes à la matière, ne peut nous expliquer une telle évolution, une telle coordi- nation aussi bien dans le temps que dans l'espace \ Pour s'en rendre compte (quoique bien imparfaite- ment sans doute), il faut concevoir une vertu plas- tique, une énergie vitale qui préside à la formation même de l'organisme : tout en reconnaissant que les dispositions de l'organisme ne cessent pas de régler et de modifier les manifestations ultérieures de la puissance vitale et plastique. 205. — De là (autant que nous pouvons le conjec- ^ Essai , chap. IX, n^H^O eM31. T. I. 21 322 LIVRE III. — CHAPITRE I. turer), la raison de ce que l'on appelle la loi des âges, loi fondamentale à laquelle nous aurons perpétuelle- ment à faire allusion par la suite, et qui consiste dans la succession régulière des phases de développement, de maturité, de vieillesse et de mort. En effet, le propre de l'énergie plastique et vitale est certainement de s'affaiblir, de s'épuiser par son action même (86). Le membre amputé de l'écrevisse se régénère, mais débile et rapetissé. Les segments du lombric terrestre se complètent en reproduisant chacun un animal en- tier, mais dont l'organisation va en se simplifiant et en s'abaissant par des sections successives. Il n'est pas rare que, même chez les végétaux, les produits de boutures successives n'offrent pas en tout sens la même vigueur que le sujet primitif. Dans les espèces supérieures, où il ne s'agit que d'une reproduction de tissus, et non de membres ou de sujets complets, la vertu régénératrice s'épuise également par une régé- nération trop fréquente*. D'un autre côté, puisque les manifestations du principe de la vie sont subor- données aux dispositions de l'organisme, elles ne peuvent atteindre leur plénitude avant que l'orga- nisme n'ait acquis une perfection qu'il n'acquiert pas tout d'un coup. Il y a donc une raison, tenant au concours de l'organisme, pour que la manifestation vitale soit faible à son début, et une raison tirée de l'essence même du principe actif, pour que cette ma- nifestation s'éteigne et s'affaiblisse avant de s'éteindre. Combinons les deux causes, et il en résultera néces- sairement l'existence d'un apogée, d'un point culmi- ^ Essai , chap. IX, n« 130. DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 323 liant. Ainsi la vie ne peut se perpétuer dans les espèces que par la perpétuelle succession des êtres vivants : thème toujours offert à l'imagination du poète, à la méditation du philosophe et aux réflexions de chacun de nous ! De là eufin cette distinction aujourd'hui capitale et unanimement acceptée, entre les sciences phi/siçues et cosmologiques d'une part, et d'autre part les sciences naturelles et Xhistoire naturelle. La force des choses l'a emporté sur l'étymologie et nettement distingué par le sens, deux mots que l'étymologie confondait, et que l'usage devait confondre quand les sciences étaient encore au herceau. Le savant qui étiquette et classe des cristaux ou des roches amorphes n'a pas plus de droit aujourd'hui au titre de naturaliste, que l'astronome qui catalogue et décrit des nébuleuses ou des étoiles doubles. Pour mieux prévenir toute équi- voque, il vaudrait mieux sans doute accepter déilniti- vement la dénomination de sciences biologiques, qui déjà commence à s'accréditer : mais on finit toujours par s'entendre , et les Anglais ne se méprennent pas sur la nature des travaux de ?se^vton et de Davy, quoi- qu'ils donnent à un médecin le nom &e physicien et au maître d'une pharmacie celui de chimiste. 206. — On a dit avec justesse que la nature de l'homme serait pour lui bien plus énigmatique encore, s'il n'existait point d'animaux auxquels il put se com- parer par certains côtés : il est encore plus vrai de dire que notre principale ressource, pour avancer un peu dans l'interprétation des phénomènes de la vie, doit résulter de cette circonstance heureuse, qu'il est entré dans le plan de la Nature de rapprocher eLde 324 LIVRE III. — CHAPITRE I. mettre en contraste deux types fondamentaux, deux formes générales sous lesquelles l'énergie \itale et plastique se déploie à la surface de notre planète, le type de la plante et celui de l'animalité. C'est par les ressemblances et les dissemblances entre l'animal et la plante que nous pouvons le mieux juger de ce qu'il y a de vraiment essentiel et fondamental dans les conditions de la vie. Tant de préjugés philoso- phiques, tant de vains systèmes métaphysiques tien- nent en gi'ande partie à ce que l'on n'a pas assez con- sidéré qu'à côté d'une métaphysique faite en vue de l'homme ou des animaux les plus voisins de l'homme, il en faudrait une autre faite en vue des êtres vivants de l'autre règne. Ou plutôt l'on n'a pas assez pris garde que les problèmes, solubles ou insolubles, que la métaphysique agite, doivent (pour qu'on ait quelque chance de les voir s'éclaircir) être posés d'abord en vue des êtres oii la vie se réduit à ce qu'elle a de plus fondamental et de plus simple. S'il est vrai que l'ana- lyse et la comparaison soient nos grands moyens de connaissance et de critique, comment ne pas mettre va profit une analyse que la Nature elle-même a pris le soin de faire, une comparaison qu'elle nous invile H faire, par la manière dont elle a mêlé et lié les uns aux autres les êtres vivants des deux règnes ? 207. — Lorsque Linnée, adoptant la vieille divi- sion des trois règnes de la Nature, a voulu l'exprimer dans le style concis, aphoristique, dont il est le créa- teur et qui a gardé son nom, il a dit : « Les minéraux croissent, les végétaux croissent et vivent, les animaux croissent, vivent et sentent.» La caractéristique du grand naturaliste laisse ici à désirer, parce que la division DE LA VIE EN GÉiNÉRAL. 325 tripartite qu'il veut rendre, et que tout le monde ad- mettait de son temps, n'est plus admissible {205). La vie d'un côté, de l'autre les lois de la matière inerte, voilà la division capitale, la distinction tranchée : au contraire, l'animal et la plante sont des êtres qui pré- sentent, dans toutes les fonctions qui leur sont com- munes, de frappantes analogies; et comme les fonc- tions par lesquelles ils diffèrent peuvent passer par tous les degrés d'activité, ou plutôt d'inactivité, jus- qu'à l'engourdissement ou à l'abolition complète, on ne doit pas être surpris, si l'on rencontre des êtres à position indécise, sur les confins des deux règnes. Les minéraux ne croissent pas, à proprement parler, mais leur masse peut accidentellement s accroître ou diminuer, par la juxtaposition et l'adhérence ou in- versement par la désagrégation et l'écartement des molécules. Au contraire, tous les êtres vivants se dé- veloppent, croissent et se nourrissent par intussuscep- tion, comme disent les naturalistes, en puisant dans le monde anibiant les matériaux nutritifs ou répara- teurs, en se les appropriant pour un temps, en les élaborant dans leur organisme, et finalement en les rejetant au dehors, après que toute vie s'est retirée d'eux, de manière que l'identité de l'être vivant reste attachée, non à la matière, comme pour les corps inorganiques, mais à la forme organique et à l'en- chaînement des fonctions. D'ailleurs, la faculté qu'ont les êtres vivants de croître et de se développer n'est qu'un des modes de manifestation de la puissance vitale : en sorte qu'au lieu de dire qu'ils croissent et vivent, on s'exprime- rait plus justement en disant qu'ils vivent et que par 326 LIVRE in. — CHAPITRE I. cela même ils croissent ou se déYcloppent à une cer- taine époque de leur vie. Cette loi de développement ne s'applique pas seulement aux organes matériels et aux formes plastiques : dans tout ce qui dépend de la constitution des êtres vivants, la Nature procède en développant un germe primitif et une faculté ru- dimeutaire, plutôt qu'en créant de toutes pièces; en rendant progressivement plus fermes, plus distincts et plus stables des caractères primitivement flottants et indécis. Il en est à cet égard des instincts, des pen- chants, des perceptions, des facultés de l'être vivant et animé, comme de ses organes physiques. 208. — Faut-il rapporter à ce contraste entre le mode d'accroissement des corps inertes et le mode de développement ou de croissance des êtres vivants, un autre contraste qu'on a cru relever entre les uns et les autres, et qui tiendrait, à la présence chez les uns, à l'absence chez les autres, de formes géométriques? Notre réponse sera négative, et par la raison bien simple que le caractère d'stinctif, tiré de la présence ou de l'absence des formes géométriques, ne nous semble avoir rien de bien réel. Les tiges d'un peu- plier, d'un pin, ont pour schème géométrique un cône à axe vertical, de même que la ligure de la terre a pour schème géométrique un ellipsoïde aplati vers les pôles. Ni la planète qui est un corps inorganique, ni l'arbre qui est un être organisé, ne se conforment en toute rigueur au type idéal. A la vérité, les va- riations sont relativement plus grandes pour l'arbre que pour la planète, mais cela n'a pas d'importance en théorie. L'inq^ortant est qu'il ne s'agisse, dans un cas comme dans l'autre, que de déviations irrégu- DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 327 Hères, accidentelles, dues à des causes subalternes qui troublent dans son action la cause principale à la simplicité de laquelle il faut rapporter, dans l'un et l'autre cas, la régularité géométrique de la forme dominante. Les corps cristallisés eux-mêmes, tels qu'on les rencontre le plus habituellement dans la Nature, n'offrent pas cette précision géométrique de formes qu'on obtient par le clivage ou par les pro- cédés de laboratoire. A cet égard , la différence est plus grande dans le passage des plantes aux animaux, que dans celui des minéraux aux plantes. On peut dire que la régularité géométrique domine dans l'ensemble des formes vé- gétales, et que le contraire a lieu dans l'ensemble des formes de l'animalité, malgré quelques relations de symétrie très-frappantes. Ce n'est guère que dans des appareils inertes ou d'une vie très-obscure, que l'animalité nous offre des exemples remarquables de régularité géométrique, oii il faut \oir l'expression de la simplicité des lois qui en ont déterminé la struc- ture. Cela tient évidemment à la grande complication des organes des animaux, surtout dans les classes su- périeures, à la multitude de leurs connexions, et à la variété des conditions auxquelles la Nature a \oulu satisfaire en économisant l'espace et en faisant le plus souvent servir le même organe à des fonctions di- verses. Tout cela s'est trouvé incompatible a\ec un agencement géométrique, pareil à celui que nous mettons dans nos machines relativement si grossières. 209. — Enfin (pour reprendre et compléter notre commentaire de l'aphorisme linnéen) la sensibilité chez les animaux n'est pas une faculté qui s'ajoute à 328 LIVRE ni. — CHAPITRE I. la vie, mais un des modes d'action de la vie, comme la croissance ou le développement en est un autre. Le développement appartient à ce premier période 011 la vie n'est pas seulement, comme on l'a dit, une résistance à la mort, c'est-à-dire aux causes physiques de destruction, qui tiennent aux qualités indélébiles de la matière, mais une puissance vraiment active, qui les surmonte et en triomphe : la sensibilité se montre à toutes les époques de la vie animale , mais toujours avec intermittence. Les animaux ne vivent pas pour sentir : ils sentent, parce que, d'après le plan de leur organisme, la faculté de sentir est néces- saire pour assurer la conservation de la vie, dans l'in- dividu et dans l'espèce. Il en faut dire autant de toutes les fonctions intellectuelles de l'animal, si élevées qu'elles soient relativement. Un jugement inverse, lorsqu'il y a lieu de le porter, est déjà une preuve suffisante que nous sortons des limites dans lesquelles la Nature avait entendu renfermer le cercle des fonc- tions de l'animalité. 210. — Plaçons ici une remarque qui a beaucoup d'importance pour la suite de nos idées. Les manifes- tations de la vie végétative ou organique, commune aux animaux et aux plantes ', consistent en général en mouvements intestins, en groupements moléculaires et en combinaisons chimiques; tandis qu'en général aussi la vie animale se manifeste par des mouvements extérieurs et par des phénomènes mécaniques. Si nous rangeons en série, dans l'ordre où elles semblent na- turellement se présenter, et où nous les avons effecti- 1 Essai , n° 126. DE LA VIE EN GÉNÉRAL. 329 vement étudiées, eu égard à la subordination des phé- nomènes qu'elles engendrent, les forces mécaniques, les forces moléculaires et chimiques, la vie végétative, la vie animale, on constate une sorte de symétrie entre le second et le troisième terme de la série, entre le premier et le quatrième : à quoi l'on peut ajouter qu'en prolongeant en avant et en arrière la même chaîne systématique, l'étude de la vie intellectuelle de l'homme succède à celle de la vie animale, tandis que l'étude des prin- cipes rationnels de la logique et de la géométrie pré- cède celle de la mécanique physique; ce qui vient en confirmation delà symétrie observée. L'idée même de force mécanique, suivant une remarque déjà faite maintes fois (81-170), nous est fournie par les phé- nomènes de la vie animale : elle nous serait absolu- ment étrangère et n'aurait pu être introduite par nous dans la conception et dans l'explication des phéno- mènes physiques , si nous ne connaissions , entre les phénomènes vitaux, que ceux qui appartiennent à la vie végétative. On dirait que la région médiane, de part et d'autre de laquelle a lieu la distribution symé- trique, est précisément la région obscure (168) pour laquelle les moyens d'intuition et de représentation nous échappent. 2H. — La vie se reflète dans tous ses produits, dans ceux mêmes d'oti elle s'est retirée, ou qu'elle a à peine pénétrés, ou qu'elle n'a pas pénétrés du tout. La coquille du mollusque, aux riches couleurs et aux 330 LIVRE III. — CHAPITRE I. formes élégantes, la toile de l'araignée, le coton du bombyx, le nid môme de l'oiseau sont déterminés dans leurs matériaux, leur structure, leur forme, et font partie de la caractéristique de l'espèce, aussi bien qu'une plume, un poil ou une écaille. On y reconnaît également (ou à divers degrés, car ceci importe peu), ce que nous nommons le cachet de la Nature, c'est-à- dire la marque de cette action mystérieuse qui pour- suit et obtient instinctivement la production d'une œuvre harmonique. On ne confondra pas de tels pro- duits, sur lesquels la vie a agi ou qu'elle a pénétrés, avec les concrétions dont une grotte est tapissée, quelque illusion que celles-ci nous causent parfois, ni avec la pelotte de fucus que la mer rejette sur son rivage. On ne les confondra pas davantage avec les produits de l'art humain, avec nos vases et nos étoffes. C'est ainsi que nous distinguons, par le sentiment de la vie qui y circule, la modulation de l'oiseau chan- teur de celle d'un orgue mécanique et du murmure du torrent ou du bruissement de la forêt (198). Déjà la force des analogies a consacré ces expres- sions : la vie d'une race, la vie d'un peuple, une langue vivante, un droit vivant. Ne sont-celà que des métaphores? Oui sans doute, si nous nous en tenons à l'idée que nous donnent de la vie le sentiment de notre existence individuelle et personnelle, et la vue des êtres qui nous ressemblent le plus; non, si nous envisageons dans leur plénitude et dans leur ensemble les manifestations de la vie. Considérez notamment les langues, et voyez si elles ne possèdent pas tous les caractères que nous avons reconnus jusqu'ici aux pro- duits de la vie. Elles ont leui's périodes d'enfance, de DE LA VIE E>' GÉNÉRAL. 331 jeunesse, de virilité, de vieillesse, de décrépitude (205); et elles ont dû nécessairement avoir, avant lage d'en- fance que nous pouvons observer pour quelques-unes d'entre elles, un état rudimentaire ou embryonnaire, soustrait à nos observations. Elles se développent par intussusception , par l'élaboration de matériaux adventices, par la fixation progressive de formes primi- tivement indécises, par la distinction croissante de ce qui était originairement confondu (207). La forme, c'est-à-dire la structure grammaticale, y persiste comme l'élément essentiel, tandis qu'elles perdent des matériaux (c'est-à-dire des mots) et en acquièrent d'autres, et que ces matériaux eux-mêmes subissent dans leur constitution et dans leur valeur de conti- nuelles altérations. Quand le système des formes grammaticales est viscéralement atteint et que la langue ne peut plus vivre, les matériaux qui la com- posaient s'en détachent pour entrer dans la compo- sition d'un autre organisme. Bien d'autres points de comparaison s'offriront plus tard à nous, qui devront être l'objet de notre attention spéciale. 212. — Mais dès à présent il faut remarquer l'effet de cette tendance à une polarité symétrique, dont il a été question au n° 210. Car, si la vie se fait sentir dans un produit de l'activité des hommes réunis en sociétés nombreuses, dans une langue par exemple, c'est apparemment la vie que nous appelons orga- nique ou végétative, la vie qui n'a pas conscience d'elle-même , à laquelle la personnalité ne s'associe pas, quoiqu'elle emploie comme véhicules des my- riades d'êtres humains, doués individuellement de conscience et de personnalité, qui se succèdent dans 332 LIVRE III. — CHAPITRE 1. ce travail organique fait en commun, sans avoir con- science de la part qu'ils y prennent en passant, pas plus ou guère plus que n'en ont à la végétation du polypier les générations d'animalcules qui en sont les instruments. Ainsi, pour l'espèce humaine, un sur- croît de développement des facultés de la vie animale et de la vie intellectuelle ramène des conditions fort analogues à celles du développement de la vie orga- nique dans les espèces les plus abaissées ; et plus tard nous verrons qu'un surcroît de perfectionnement des sociétés humaines, spécialement désigné par le nom de civilisation, tend à y substituer le mécanisme cal- culé ou calculable à l'organisme vivant, la raison à l'instinct, la fixité des combinaisons arithmétiques et logiques au mouvement de la vie ; Et quod nunc ratio est, impetus ante fuit. Il nous est bien plus facile de démêler par l'ana- lyse les conditions de cette cessation du mouvement vital, à laquelle (pour ainsi dire) nous assistons, que d'atteindre par l'observation les conditions de la mise au branle de ce même mouvement, à l'apparition des premiers produits de la force plastique. En ce sens, l'étude de l'homme et des sociétés humaines, oii l'homme individuel disparaît comme un atome, est nécessaire pour compléter l'étude philosophique de la Nature vivante, tout comme l'étude philosophique de la Nature vivante est nécessaire pour comprendre l'his- toire de l'homme. DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 333 CHAPITRE II, DU CADRE ET DES CARACTÈRES DES SCIENCES NATURELLES, DE L'HISTOIRE ET DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. 213. — Nous n'entreprendrons pas de tracer sous autant d'étiquettes ou de rubriques convenues qu'il en faudrait, une sorte de tableau encyclopédique des sciences naturelles : les détails d'un tel tableau nous mèneraient trop loin, et pour les arrêter avec sûreté, personne ne se trouverait moins compétent que nous. L'espèce d'auatomie qui nous est devenue familière par une longue application, à laquelle nous croyons avoir rendu quelques services, n'est pas celle qui emploie le scalpel et les injections, la loupe et le mi- croscope. La Nature ne nous a donné pour cela, ni une main assez adroite, ni des yeux assez bons. En conséquence, le cadre dont il est question dans le titre du présent chapitre, ne peut être que le cadre des catégories fondamentales, des idées premières auxquelles se rattachent toutes les constructions scien- tifiques dont nous renonçons à présenter l'énuméra- tion et la classification détaillées. Une première division saute , pour ainsi dire , aux yeux : parmi les sciences naturelles, les unes se rat- tachent à la grande catégorie de Tordre et de la FORME, en ce qu'elles ont pour objet l'énumération, la description , la classification , la comparaison des formes organiques; les autres, dont l'objet direct est 334 LIVRE III. — CHAPITRE II. l'étude des fonctions de la vie, ne peuvent avancer dans cette voie sans faire un perpétuel usage de l'idée de FORCE, quelque terme qu'on emploie pour la dé- signer. Ainsi se reproduit, pour l'étage des sciences naturelles, l'antithèse à la faveur de laquelle se sont déjà opérés la distribution et (si nous ne nous abu- sons point trop) l'éclaircissement des matières dans les deux premiers livres du présent ouvrage. Cette antithèse cadre avec la distinction, aujour- d'hui élémentaire, entre Xanatomie et \?i physiologie : car, il est bien clair que l'étude des formes ne requiert qu'accidentellement le scalpel on la loupe; qu'elle ne change pas foncièrement de nature pour être faite sur une plus grande ou sur une plus petite échelle, pour porter sur des formes extérieures, ou sur la structure et la disposition des organes internes. Aussi a-t-on eu raison de créer un mot nouveau, celui de morpholofjie, dans la composition duquel l'idée acces- soire de dissection n'entre pas, pour désigner, dans son ensemble, la science des formes organiques. 214. — Dans l'état actuel de la morphologie, il est facile d'y discerner deux assises dont l'une (l'assise inférieure) comprend les sciences où il s'agit surtout de descriptions, de caractéristiques et de classifica- tions. Nous sommes ici dans le monde des faits bien plus que dans celui des idées, quoique le principe de la caractéristique et de la classification soit lui-même une idée, et quoiqu'il ne puisse y avoir de science sans une intervention de l'idée ou de la spéculation philosophique à un degré quelconque ' . Les sciences 1 Essai , chap. XXI, n»^ 331 et suiv. DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES, 335 dont nous parlons ont dû nécessairement se consti- tuer les premières. On n'est parvenu que très-récem- ment à superposer à cette assise inférieure, à cette doctrine en quelque sorte élémentaire, une anatomie supérieure, une théorie plus élevée du type ou de la forme organique, qui pénètre de plus en plus dans la science positive et incontestée, quoiqu'elle ait essen- tiellement pour objet des idées, des rapports, des lois, plutôt que des faits sensibles, et qu'ainsi elle reste toujours beaucoup plus imprégnée des caractères propres à la spéculation philosophique. Et néan- moins cette théorie, tout élevée qu'elle est, n'exige point encore à la rigueur la notion de force vitale, pas plus que la théorie de la cristallisation et de la réduction des formes cristallines à leurs types fonda- mentaux n'exige précisément la notion des forces mo- léculaires qui interviennent dans le phénomène de la cristallisation (78). Aussi la morphologie supérieure, même dans ses parties les plus relevées , est-elle au fond plus claire et plus voisine de la perfection scien- tifique que la physiologie la plus élémentaire, obligée de faire sans cesse appel à cette idée d'une force ou de forces diverses qui gouvernent l'organisme vivant : idée qu'il nous est si malaisé, pour ne pas dire abso- lument impossible de définir et de préciser. 215. — De son côté, la physiologie ne comprend pas seulement l'étage inférieur des fonctions delà vie, celui pour lequel à chaque modification fonctionnelle correspond un changement matériel appréciable dans la structure ou la disposition des organes , dans la composition des tissus ou des humeurs : elle doit pa- reillement embrasser les habitudes, les instincts, les 336 LIVRE III. — CHAPITRE II. aptitudes dont les symptômes matériels sont insaisis- sables pour nous, ou qui peut- être n'ont pas de symptômes matériels. C'est-à-dire qu'elle passe, par une suite de transitions continues, à ce que nous ap- pelons \?i psychologie, et ne saurait en être qu'artifi- ciellement ou hypotliétiquement séparée. Sans admettre, comme quelques auteurs, qu'il puisse y avoir des sciences naturelles purement des- criptives, il est juste de reconnaître que l'élément descriptif prédomine ou peut être plus facilement isolé dans celles des sciences naturelles qui ont pour objet spécial les formes organiques : non qu'il ne soit possible de décrire, avec la plus grande sobriété d'ex- plications, une fonction, une maladie, comme on dé- crirait sans explications une forme organique; mais parce que la forme tombe immédiatement sous nos sens, tandis qu'il serait comme impossible d'éviter dans la description des phénomènes physiologiques (et à plus forte raison dans celle des phénomènes psychologiques) toute allusion, claire ou déguisée, à l'idée de force, sous l'influence de laquelle notre esprit met dans les faits ce que le fait seul, tel qu'il tombe sous nos sens, ne donnerait pas. 11 y a'ià une nécessité de langage qui n'est que l'expression d'une nécessité de la pensée. Autant vaudrait tenter de ban- nir de l'exposé des phénomènes physiques toute con- ception de dynamique , pour s'en tenir aux notions qui appartiennent à la théorie purement géométrique du mouvement (90). Autant vaudrait essayer de ban- nir de notre langage, comme quelques philosophes le voudraient, toute allusion à l'idée de cause (170). 216. — C'est en vue des applications à l'art mé- DU CADRE DES SCIE^'CES NATURELLES. 337 dical que la physiologie a dû naître, et elle n'a com- mencé que bien tard à être étudiée pour elle-même, dans les conditions de la vie normale, indépendam- ment de toute application à l'art de guérir. La méde- cine est donc tout à la fois la mère et la fdle de la physiologie : la mère dans l'ordre des temps, la fille dans l'ordre spéculatif. Aussi tous les systèmes de médecine, depuis qu'il y a des médecins et des sys- tèmes, impliquent-ils l'idée de force. Ecoutez les mé- decins, lisez leurs livres, et dites s'ils pourraient se passer d'évoquer, sous un nom ou sous un autre, l'idée de force. Voilà pourquoi les progrès des sciences médicales se sont si peu pioporlionnés aux immenses progrès accomplis dans les sciences anatomiques et chirurgicales; et l'obscurité de l'idée de force vitale, comparée à la netteté de l'idée de forme, rend raison de l'infériorité relative (et à notre grand dommage irrémédiable) que montreront les sciences physiolo- giques et médicales, toutes les fois qu'on voudra les comparer à celles qui ont les formes pour objets, même dans ce que celles-ci offrent de plus relevé et de plus soustrait à la perception sensible. 11 est bien permis d'affirmer que jamais les suites de cette infé- riorité constitutionnelle ne disparaîtront, au point de nous dispenser de recourir au pur empirisme, et de rendre impossibles les usurpations du charlatanisme. C'est un thème rebattu , un lieu commun de la conversation des gens du monde, que la comparaison qu'on établit entre la chirurgie et la médecine, la- quelle aboutit inévitablement à exalter l'une et à dé- précier l'autre. Le bon sens dicte en effet cet arrêt; mais encore faut-il en éclaircir les considérants, et T. I. 22 338 LIVRE III. — CHAPITRE II. savoir au juste ce qu'on doit entendre par chirurgie et médecine : car, le couteau et les bandages ne sont pas ce qui fait essentiellement le chirurgien, ni les re- mèdes le médecin; pas plus que les fourneaux et les fioles ne sont ce qui fait essentiellement le chimiste (138). Lorsqu'un médecin ausculte un malade et juge, d'après certains signes physiques, de l'état du pou- mon ou du cœur, il peut prétendre à la même sû- reté de diagnostic que le chirurgien qui inspecte une plaie ou une tumeur extérieure; et en ce sens il fait par des moyens détournés, que les progrès de la science peuvent rendre de plus en plus précis, un sondage, une anatomie véritable; il est à proprement parler chirurgien. La différence de rôle ne commence que lorsqu'il s'agit des moyens curatifs : car, tandis que le chirurgien pansera la plaie, enlèvera la tumeur ou amputera le membre malade, le médecin n'aura prise sur l'organe malade qu'au moyen de remèdes, c'est-à-dire en éveillant et en dirigeant d'une certaine façon les forces de l'organisme, ces entités que nous connaissons si imparfaitement, sur lesquelles il faut bien que nous raisonnions, et sur lesquelles nous rai- sonnons souvent d'une manière si périlleuse. Inver- sement, lorsqu'il faut que le chirurgien fasse inter- venir dans ses prévisions les réactions physiologiques, qu'il décide si une amputation est nécessaire ou si l'on peut compter sur les forces de la Nature pour la guérison de la plaie; lorsqu'il fait, comme on dit, de la médecine opératoire, il a beau opérer avec le cou- teau et sur les organes extérieurs : son art devient aussi conjectural que celui du médecin , et par les mêmes causes. DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 339 Quelle que soit, en apparence, l'étrange disparité des termes de comparaison , on peut dire que la lo- gique est à la psychologie ce que l'anatomie est à la physiologie, ce que la chirurgie est à la médecine. De part et d'autre c'est le même contraste entre la préci- sion que comporte la détermination des formes, et le vague des explications fondées sur l'idée de forces que nous ne pouvons détînir, encore moins mesurer dans leurs variations continues (13). 217. — Nous avons insisté dans un autre ouvrage' sur le rôle de l'élément scientifique proprement dit, de l'élément historique et de l'élément philosophique dans le système de nos connaissances : il faut reprendre ici quelques-unes de ces considérations, en tant qu'elles s'appliquent à l'étude scientifique et philoso- phique des êtres vivants. A prendre les choses dans un certain sens, tout, dans les phénomènes de la vie, se subordonne à l'élément historique. Car, pour que la vie apparût à la surface de la terre, il fallait que le globe terrestre et ses enveloppes fluides fussent con- stitués astronomiquement, physiquement et chimi- quement d'une certaine manière et non d'une autre : sans quoi l'organisme vivant, sous les formes que nous lui connaissons, ne serait pas possible; et nous igno- rons si d'autres conditions auraient rendu l'organisme possible sous d'autres formes. Ainsi, la manifestation de la vie présuppose certaines données de cosmologie, lesquelles rentrent dans la catégorie de celles dont l'histoire des faits antérieurs peut seule contenir la raison et fournir la clef (181). 1 Essai...... chap. XX, XXI et XXII, 340 LIVRE III. — CHAPITRE II. 218. — Mais, dans ce sens, il laudj'ait dire aussi que la chimie, la cristallof^raphie sont des sciences cosmologiques, puisqu'il a fallu que la matière pon- dérable eût acquis çà et là, dans les espaces célestes, un degré de concentration suffisant, pour donner lieu aux combinaisons moléculaires et à la formation des cristaux. On ne doit pas confondre les conditions ou les circonstances requises pour qu'un phénomène se produise, avec la raison intrinsèque du phénomène. L'arrangement du Monde qui rend possible à une époque donnée la manifestation des actions vitales, n'en est pas le principe déterminant. C'est en elle- même que la puissance créatrice de la Nature trouve, quand l'heure est venue et que les circonstances sont propices, sa raison d'agir conformément à certaines lois générales. Le système de ces lois générales, en ce qui regarde, soit l'harmonie des fonctions, soit la structure des matériaux de l'organisme (anatomie générale), soit la charpente des types organiques (anatomie supé- rieure) , est un objet de contemplation théorique , au même titre que les lois générales de la physique ; et il ne faut pas confondre les études dont ces lois générales sont l'objet, avec celles qui portent sur des faits parti- culiers et locaux, amenés par le jeu des combinaisons fortuites et le mode de succession des événements, lors même que ces faits particuliers et locaux acquièrent, en raison des circonstances, une importance de pre- mier ordre, comme il y en a tant d'exemples dans les sciences cosmologiques. Pourquoi les singes du Nou- veau Continent ont-ils tous trente-six dents, tandis que tous ceux de l'Ancien Continent ont trente-deux dents comme l'homme? Pourquoi trouve-t-on dans DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 341 l'un des éléphants et n'en trou ve-t-on pas dans l'autre? Pourquoi le type des marsupiaux prédomine-t-il parmi les mammifères de l'Australie et non ailleurs? Pour- quoi les nombreuses espèces de pins appartiennent- elles à l'hémisphère boréal et non à l'autre? Pourquoi tant d'espèces de bruyères accumulées à la pointe de l'Afrique australe, tandis qu'au nord de l'Europe ce sont les espèces de bruyères qui sont en petit nombre et les individus de l'espèce qui foisonnent? Voilà autant de faits que les harmonies fonctionnelles n'ex- pliquent pas (car trente- deux dents suffiraient bien au singe du Nouveau Continent et trente-six ne nui- raient pas au singe de l'Ancien Monde), et qui ne peuvent non plus avoir leur cause dans l'action pro- longée des milieux et des climats, tendant à une autre sorte d'harmonie : car, l'éléphant dont l'espèce ou dont les espèces congénères ont jadis vécu en Amérique, y vivrait aussi bien, à des latitudes conve- nables, qu'en Asie ou en Afrique ; et le bœuf, depuis qu'on l'a transporté en Amérique, y vit et s'y propage, à l'état sauvage comme à l'état domestique, non moins bien que dans l'Ancien Monde d'oii sa race provient. La raison de tous ces faits est dans des faits antécé- dents, dans des données que nous nommons histo- riques, non que nous puissions les connaître pour la plupart historiquement, attendu que les monuments d'une telle histoire ont presque tous péri; mais parce que nous concevons une série d'événements ou de faits qu'un témoin intelligent aurait pu noter en leur temps, et qui donneraient la clef des faits actuels, sans que rien puisse compenser la perte des monu- ments historiques, quand elle est complète. 342 LIVRE m. — CHAPITRE II. 219. — On a souvent remarqué que l'économie de la Nature vivante n'offre pas de ces règles fixes, absolues, sans exception, comme le sont en «général les lois de la mécanique, de la physique ou de la chimie. D'abord, il faut distinguer entre les lois proprement dites et les faits, même très-généraux, dont la raison ne peut être qu'historique, nullement théorique. La généralité ap- parente du fait qui simule une loi, peut tenir à ce qu'il y a beaucoup de chances pour que le fait se pro- duise plutôt que le fait contraire; et il n'est même pas impossible que le hasard des combinaisons ait produit le fait qui n'avait pas le plus de chances en sa faveur (o9). Dans l'un et l'autre cas il est donc tout simple que le fait général se présente accompagné d'excep- tions. Toutes les planètes et tous ceux de leurs satel- lites qui étaient connus, il y a un siècle, se meuvent d'occident en orient, dans des ellipses peu excentri- ques, dans des plans peu inclinés à l'équateur solaire. Voilà qui ressemble fort à une loi : ce n'est pourtant qu'un fait à la généralité duquel ont dérogé plus tard les grandes excentricités et les grandes inclinaisons de certaines planètes télescopiques, et surtout les mou- vements des satellites d'Uranus. Ainsi, par cela seul que les organismes vivants gardent l'empreinte de cer- taines particularités d'origine et des faits auxquels a donné lieu le déploiement de l'activité de la Nature dans des périodes antérieurs, il n'y aurait rien de sur- prenant à ceque les faits généraux qu'ils présentent, et que nous baptiserions improprement du nom de lois (par une assimilation inexacte avec les lois physiques, indélébiles et permanentes) admissent des déroga- tions, des exceptions, et nous offrissent ce que nous DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 343 nommons des anomalies, des bizarreries ou des mon- struosités. La variété des faits en iiistoire naturelle, incomparablement plus grande que dans les sciences cosmologiques, explique donc suffisamment en ce qui les concerne, la remarque dont il s'agit. 220. — Venons aux lois proprement dites, et à la partie théorique des sciences naturelles. A cet égard on peut observer qu'il n'est point étonnant que nous n'atteignions pas, dans la description ou l'explication des phénomènes de la Aature vivante, à des lois aussi fondamentales, aussi rapprochées des premiers prin- cipes de toutes choses, que le sont certaines lois des sciences physiques. La plus grande complexité du sujet suffirait pour y mettre obstacle. La météorologie est bien une science purement physique; et pourtant, à cause de la complication des problèmes dont elle traite, que nous ne pouvons aborder que par des méthodes empiriques, dans quel état d'infériorité scientifique la météorologie ne se trouve-t-elle pas, comparée à l'optique ou à la chimie? Les lois que l'on commence à démêler empiriquement dans cette science, celle par exemple que l'on connaît sous le nom de loi de rotation des vents, ne ressemblent-elles pas aux lois que l'on commence aussi à démêler em- piriquement dans l'économie de la Nature vivante, en ce qu'elles expriment la manière dont les choses se passent habituellement, communément, en vertu de la distribution des chances (63), plutôt qu'une né- cessité rigoureuse que l'on puisse expérimentalement constater. Entin, sans préjudice de cette explication, il serait encore fort raisonnable d'admettre que l'activité vitale» 344 LIVRE III. — CHAPITRE II. OÙ se montre d'une manière si frappante, quoique si incompréhensible pour nous, la coordination des moyens en \ue d'une fin, a aussi une certaine latitude de détermination, incompatible avec l'essence des forces purement physiques (176), parfaitement conci- liable au contraire avec une tendance instinctive à se manifester sous le plus grand nombre de formes et à s'approprier au plus grand nombre de circonstances possibles, et qui n'aurait rien de plus merveilleux que tant d'autres attributs que nous sommes bien forcés de reconnaître à l'impénétrable principe des phéno- mènes de la vie. 221. — En môme temps que la part de l'élément historique grandit dans le passage des sciences phy- siques aux sciences naturelles, la part de l'élément philosophique grandit également. H y a plus de choses laissées à l'induction, aux conjectures, et à des conjectures plus hardies. Les questions qui dé- passent le domaine de la science positive se mêlent tellement aux autres, qu'elles peuvent difficilement, ou même qu'elles ne peuvent pas du tout être mises à l'écart. Quand on fait de la physique, de l'astronomie, il est assez commode de mettre de côté toute question d'origine, toute question de finalité : mais, comment éviter en histoire naturelle les questions d'origine, à propos de la subordination et de la distribution des types? Comment éviter les questions de linalité dans les sciences naturelles où le principal lil conducteur est l'idée de l'harmonie des organes et des fonctions, et de la coordination des instruments en vue d'une fin? Une philosophie de la iXalure intervient donc inévitablement dans toute spéculation scientifique sur DU CADRE DES SCIENCES NATURELLES. 345 la ÏNature vivante; et réciproquement, toute spécula- tion philosophique sur les phénomènes de la vie de- vrait être relés^uée parmi les songes, si elle ne s'impo- sait la condition de mettre à profit toutes les inductions que peut fournir l'état actuel des sciences positives. Il convient toutefois de distinguer, dans la philoso- phie de la >'ature, la partie qui s'incorpore à la science positive et celle qui s'en détache : la science positive ne pourrait se passer de l'une; elle peut très-bien faire abstraction de l'autre. Le physiologiste, le mé- decin ne se déroberont pas à la nécessité de discuter la conception philosophique des forces vitales, la thèse philosophique du vitalisme : mais rien ne les obligera d'entrer dans les discussions ontologiques sur la nature de l'àme et sur son mode d'opération. Le botaniste, le zoologiste se garderont bien d'écarter, comme quelques philosophes le voudraient, l'idée de finalité daus l'étude de la structure et des fonctions de chaque type organique en particulier : tandis qu'ils pourront parfaitement se dispenser de suivre cette idée dans ses applications à l'ensemble de la création organique et au rôle de chaque espèce à l'égard des autres. Que s'ils se livrent eu passant à des spécula- tions de cette dernière sorte, ils le feront en quahté de philosophes, non en qualité de savants (puisqu'il n'y a plus là de fil conducteur dont la science posi- tive puisse tirer parti), et parce que rien n'interdit à un savant de faire un peu de philosophie a ses mo- ments perdus. 222. — L'ordre que nous aurons à suivre dans ce troisième livre nous est tracé par les observations qui précèdent. D'abord, nous discuterons les idées qui 346 LIVRE m. — CHAPITRE II. sont le rondement de la morphologie organique, à savoir les idées d'unité, d'individualité, de centrali- sation et de perfection organiques, de type organique et d'un plan des organismes. Nous soumettrons ensuite à un examen plus approfondi les principes de la théo- rie du dynamisme vital, sur lesquels nous n'avons en- core pu donner que quelques généralités; et ceci nous amènera naturellement à étudier les manifestations de l'activité vitale à leur origine, dans le passage des phénomènes physiques aux phénomènes vitaux, dans l'acte de la génération qui est la cause active, effi- ciente, physiologique, de la constitution des espèces vivantes, de l'établissement des races, de la succes- sion des variétés individuelles, des phénomènes d'hy- bridité et de monstruosité. Toute cette partie morphologique et physiologique de notre sujet appartient aux sciences naturelles pro- prement dites : nous aborderons ensuite ce que l'on nomme proprement l'histoire naturelle, en traitant de l'habitation, de la patrie, de l'âge et de la succes- sion des espèces, de l'origine des espèces et de l'idée de création organique. Enfin , de ces questions de philosophie naturelle, intimement et nécessairement liées au système de la science, nous passerons aux questions plus élevées ou plus générales que comprend aussi la philosophie de la Nature, quoiqu'on pût, à la rigueur, s'abstenir de les agiter, si l'on ne tenait compte que des exigences de la construction scientifique. DE l'idée de type ORGANIQUE. 347 CHAPITRE III. DES IDÉES n'iNDlVJDUALlTÉ, DE CENTRALISATION ET DE PERFECTION ORGANIQUES. — DES IDÉES DE TYPE ORGANIQUE ET D'UN PLAN DES ORGANISMES. 223. — Tout au début de notre œuvre de systéma- tisation philosophique, nous avons trouvé l'idée d'u- nité ou d'individualité, qui est la racine de la science des nombres, et en regard les idées de genre et d'es- pèce qui sont le fondement des classifications lo- giques : il s'agit de reprendre ces idées fondamen- tales en tant qu'elles s'appliquent particulièrement aux êtres vivants i9). Le propre de l'être vivant est d'offrir, pour la con- stitution de son unité, une merveilleuse harmonie de fonctions et d'organes, dont les détails sont infinis, qui nous surprend d'autant plus que nous y péné- trons davantage, et qui surpasse sans mesure tout ce que notre imagination peut concevoir, tout ce que notre art peut réaliser (204). Et ceci ne s'applique pas seulement aux formes et à la structure plastique, dans leurs rapports avec les fonctions, mais aux fonc- tions dans leurs rapports entre elles * . 224. — Cependant, quoique nous ne puissions concevoir la vie sans un lien d'unité ou de solidarité organique, il faut bien admettre que ce lien se montre, suivant les cas, plus ou moins resserré ou détendu. * Essai , chap. IX, n» 131. 348 LIVRE m. — CHAPITRE III. A cet égard, la plante n'est pas comparable à l'ani- mal, ni l'animal des classes inférieures à ceux que leur organisation rapproche de nous. Chez ceux-ci mêmes il y a des organes ou des systèmes d'organes dont la sympathie est plus vive, et d'autres qui rem- plissent avec plus d'indépendance individuelle leur rôle dans l'ensemble de l'organisme. Chez les ani- maux composés et chez les monstres doubles, tels que ceux dont notre propre espèce a fourni des exemples célèbres, on voit des organismes, tantôt adhérer, tan- tôt se pénétrer profondément, de manière à dérouter les idées qui nous sont devenues les plus familières, celles que les cas ordinaires et normaux nous sug- gèrent sur la constitution même de l'individualité, sur l'existence propre et indépendante des êtres or- ganisés et sur la solidarité de leurs parties consti- tuantes. Un bourgeon est en un sens un végétal greffé sur un autre, à qui cette greffe naturelle note pas son individualité propre, quoiqu'elle le mette en commu- nication sympathique avec les autres bourgeons, greffés naturellement aussi sur le tronc commun. Inverse- ment ou dans un autre sens, les boutures ne cessent pas d'appartenir h l'individu dont elles ont été déta- chées, et de le continuer dans son existence indivi- duelle, avec les caractères individuels qui lui appar- tiennent. Les animalcules du polypier ou de l'éponge ressemblent beaucoup à cet égard aux bourgeons du végétal ; ils ont aussi leur vie propre et leur vie com- mune : car, apparemment, on ne refusera pas la vie à l'arbre, tout en accordant au bourgeon, et même w/ humain, ce qui fait l'essence de l'àme humaine, consiste dans le pouvoir de prendre des déterminations libres. Les affections de la sen- sibilité, les simulacres de l'imagination, les em- portements des passions appartiennent à la nature animale, sont étrangers au moi\ jNous ne discutons pas ce système, nous l'indiquons seulement, pour en tirer cette conséquence, qu'aux yeux d'un penseur dont les tendances spii-itualistes ne peuvent être con- testées, les phénomènes de sensibilité, d'imagination, n'ont rien qui implique, plus que les autres phéno- mènes de la vie organique ou animale, la nécessité d'un soutien substantiel ; et que, dans sa manière de définir le moi humain, le moi qui s'élève au-dessus des conditions de l'animalité, n'intervient encore que l'idée de force : conformément à la doctrine leibnit- zienne, dans laquelle on ne considère pas la force comme l'attribut d'une substance, mais la substantia- lité ou l'identité persistante comme l'attribut ou la qualité d'une force, comme la suite et non comme le fond de sa nature (17o). 303. — Plus l'appui que prête à l'entendement humain l'idée de substance devient vacillant , plus l'idée de cause doit s'affermir et prévaloir. Et en effet, ' Œuvres philos., T. lll, passim. Voyez aussi notre Essai , cha- pitre XX m. i DU VITALISME ET DE LANIMISME. 481 la physique proprement dite (car nous ne parlons pas ici des idées que la contemplation de l'ordre du Monde et des faits cosmologiques nous suggèrent nécessaire- ment), la physique proprement dite pourrait à la rigueur se passer de l'idée de cause. Certains philo- sophes ont tenté de l'en bannir; et en cela ils ont fait violence sans doute aux dispositions naturelles de l'esprit humain, aux habitudes du langage, mais sans encourir le reproche d'absurdité logique. Pour eux, l'idée de force est une superfétation, et partant l'idée de cause en est une aussi. Il n'y a dans l'ordre phy- sique que des substances (qu'on les appelle atomes ou corpuscules) et des lois auxquelles ces corpuscules sont soumis. En vertu de ces lois tous les corpuscules prennent certains mouvements, ou bien ils restent en repos lorsque les mouvements qu'ils devraient prendre, en vertu de lois différentes et coexistantes, s'annulent Tun l'autre. Nous ne reviendrons pas sur la discussion de cette théorie, exposée, analysée et jugée longue- ment dans le livre précédent, vu l'importance capitale de la question. Nous n'avons pas manqué de faire ob- server alors qu'en effet l'idée de force, si utile et (sinon dans le sens logique, du moins dans le sens philoso- phique) si indispensable à l'interprétation des phéno- mènes matériels, nous est fournie par la conscience d'un fait organique et vital. Ce qu'il faut remarquer ici, c'est qu'une fois arrivés à l'interprétation des phé- nomènes de la vie, l'idée de cause, de force ou de prin- cipe actif regagne nécessairement tout ce que perd l'idée concomitante de réalité substantielle. L'une avait le rôle accessoire et pour ainsi dire facultatif : elle acquiert le rôle principal et nécessaire. T. 1. 31 482 , LIVRE III. — CHAPITRE IX. 304. — Loi'squ 'interviennent les forces vitales, nous sentons la nécessité de distinguer l'activité propre qui les caractérise exclusivement, d'avec le mode d'action qui appartient aux forces physiques : et de là la di- stinction entre le stimulant extérieur et l'action in- terne à laquelle l'effet produit doit être rapporté comme à sa cause véritable (244). 11 n'y a pas lieu à une pareille distinction quand il ne s'agit que du con- cours entre des forces mécaniques, physiques ou chimiques. Elles restent en toutes circonstances ce qu'elles ont été toujours : seulement, la diversité des circonstances et des combinaisons fait qu'elles pro- duisent, selon les cas, des effets divers. Nous rappe- lions tout à l'heure que les forces mécaniques, phy- siques, chimiques, ont pu être prises pour des lois, et l'on ne stimule ni l'on ne paralyse une loi. 305. — La distinction est d'autant plus frappante qu'elle a lieu à propos de phénomènes d'un ordre plus élevé, mais au fond le principe de distinction est le même. Voilà des soldats à qui le refrain d'un air national inspire une ardeur guerrière, voilà un versi- ficateur joyeux à qui les rimes viennent dans la gaîlé d'un festin, ou un savant dont l'usage du café favo- rise les méditations solitaires : est-ce que nous rap- porterons pour cela au Champagne ou au café le mé- rite des couplets ou l'honneur des théorèmes? Est-ce que les effets connus du refrain guerrier nous dispen- seront de rendre justice à la vaillance du soldat? C'est en vertu du même principe que les psychologues, les moralistes distinguent avec raison entre le motif et" la cause d'un acte volontaire et libre. L'acte volon- taire ne se produit pas sans motifs, sans excitations DU VITALISME ET DE l'aNIMISME. 483 extérieures (ou du moins sans sollicitations animales et instinctives qui jouent aussi par rapport à la per- sonne morale, à ce qu'il y a de plus intime dans notre être, le rôle de stimulant extérieur), et néanmoins nous en imputons le mérite ou le démérite moral à la personne de l'agent, comme au véritable auteur de l'acte, de même que nous imputons le mérite d'une œuvre d'art ou de science au génie du savant ou de l'artiste, et non point aux influences physiques ou physiologiques qui ont pu exciter les efforts de son génie. Dieu nous garde d'entrer, sans nécessité im- posée par le plan de notre ouvrage, dans les abîmes métaphysiques que le problème de la liberté humaine a fait creuser : nous tenions seulement à indiquer ici , comme nous l'avons fait plus haut à propos de la no- tion de substance, que l'origine de la plupart des grands problèmes de la psychologie humaine doit être reportée fort en arrière, au point même où les phéno- mènes de la vie commencent d'apparaître au sein du monde physique. 306. — Maintenant, à ce que nous croyons, l'on peut parfaitement se rendre compte de ce qu'il faut entendre par vital isme et par animisme. Les vita- listes sont tous ceux qui n'admettent pas que les phé- nomènes de la vie, à quelque étage qu'on les observe, puissent s'expliquer par le jeu seul des forces méca- niques, physiques, chimiques, opérant sur des groupes d'atomes convenablement disposés; et qui dès lors sont amenés à concevoir une force ou des forces d'une autre nature, sans siibstratum matériel auquel elles puissent être réputées perpétuellement inhérentes, opérant par leur énergie propre, à la faveur de cir- 484 LIVRE m. — CHAPITRE IX. constances propices et sous l'influence d'excitations extérieures, de manière à réaliser par l'entraînement passager des particules matérielles accidentellement comprises dans leur sphère d'action, une idée, une forme, un type organique dont l'évolution et les fonc- tions successives sont principalement gouvernées par ce qui fait l'essence, poumons incompréhensible, des forces vitales elles-mêmes. Ces forces sont pour nous incompréhensibles, parce que les phénomènes qui se passent en nous et que la conscience nous révèle, quelque importance que nous y attachions justement, quelque perfectionnement qu'ils supposent dans le mode d'opération des forces vitales, n'en sont que des effets très-dérivés, très-particuliers, très-peu propres par conséquent à nous mettre sur la voie de ce qu'il y a de fondamental et d'essentiel dans le principe opé- rateur, ou bien constituent un ordre de phénomènes spécial et distinct, exclusivement propre à la nature humaine, sans analogue parmi toutes les autres créa- tures vivantes, soumis à des lois qui contrastent pro- fondément, comme nous le verrons, avec les lois générales de la vie : à ce point que l'homme est in- vinciblement porté à croire que, par ce côté de sa nature, il appartient à un monde invisible, extérieur ou supérieur à celui qui tombe sous les sens, et au sein duquel s'accomplissent les phénomènes de la vie et les fonctions de l'organisme. Sans se préoccuper de questions ontologiques ni des applications qu'on peut faire de la notion de sub- stance à la nature du principe vital, les vitalistes em- pruntent aux physiciens l'idée de force, comme étant celle qui représente le mieux ce qu'il paraît y avoir de DU VITALISME ET DE l' ANIMISME. 483 plus général, de plus fondamental, de plus essentiel dans les manifestations si variées de la cause qui pro- duit les phénomènes de la vie : ou plutôt ils repren- nent leur bien ; ils réclament aux physiciens une idée que ceux-ci avaient tirée des phénomènes de la Na- ture vivante, en la modifiant pour l'accommoder à l'explication des phénomènes du monde physique, en substituant des forces qui ne se lassent ni ne s'é- puisent jamais, à des forces qui ont pour caractère essentiel de se lasser et de s'épuiser (86). 307. — Les animistes sont ceux qui, tout en ad- mettant le point de départ des vitalistes, c'est-à-dire l'impossibilité d'expliquer les phénomènes de la vie par le seul jeu des forces physiques, perpétuellement inhérentes à des particules matérielles, croient en outre qu'il faut absolument supposer des substances auxquelles les forces vitales soient inhérentes, et qui, impuissants à en fournir une représentation sur la- quelle l'entendement ait prise, leur donnent divers noms, parmi lesquels celui de sovjjle ou d'âme, tiré de l'une des fonctions les plus essentielles et les plus apparentes de la vie des animaux, est le plus usité et même est devenu un mot de la langue commune : non à cause des applications philosophiques et sa- vantes qu'on en peut faire, mais à cause des idées morales et religieuses qui s'y rattachent, en ce qui concerne la nature et les destinées de l'homme. 308. — De plus, et pour ce qui regarde l'homme en particulier, les termes de vitalisme et d'animisme ont encore un autre sens et servent à marquer un autre contraste. Car, le principe constitutif du ?7ioi humain, de la personnalité humaine (qu'on le quali- 486 LIVRE III. — CHAPITRE IX. fie de force ou de substance) étant admis et désigné sous le nom d'âme (297), il arrive que les uns (qu'on appelle animistes) attribuent à cette âme la vertu opé- rative, non-seulement pour les phénomènes de l'ordre intellectuel et moral, mais encore pour tous ceux qui appartiennent à la vie animale et même à la vie orga- nique : tandis que d'autres (que par opposition ou appelle alors vitalistes) débarrassent l'àme de ces soins infimes et en chargent une force, un principe actif, de la même nature que la force ou le principe actif qui produit dans les êtres vivants inférieurs à l'homme des phénomènes analogues. Les animistes en ce sens ont pour eux celte grande maxime, qu'il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité, moins encore les êtres incompréhensibles ou insaisissables pour notre entendement. Mais, de leur côté, les vita- listes ont à invoquer une maxime plus souveraine en- core, à savoir qu'il faut rapporter les effets analogues à des causes analogues. Or, quoi de plus analogue à la vie animale et végétative de l'homme que la vie animale et végétative des autres espèces vivantes? Si donc nous jugeons, selon le précepte baconien, ex analogia imiversi^, les vitalistes en ce sens au- ront encore raison. Mais il vaut mieux dire que ce conflit, scientifiquement insoluble, n'intéresse au fond, ni la science, ni la morale, ni l'histoire, eu sorte qu'il n'y a pour nous nul motif de nous y arrê- ter davantage. ^Nov. Orfj.,\, 41, et 11,40. DE l'idée de la nature. 487 CHAPITRE X. DES IDÉES d'harmonie ET DE FINALITÉ, DES IDÉES DU BEAU ET DU BIEN, DANS LEUR APPLICATION AUX ÊTRE? VIVANTS. — DE L'IDÉE DE LA NATURE. 309. — L'être \ivaat porte en lui son principe ef- ficace d'unité et d'activité harmonique, et par cela même on comprend que la vue des êtres vivants doit surtout contribuer à nous donner l'idée du beau. Tan- dis que la vie multiplie et varie les formes à l'infini, avec une profusion à laquelle rien n'est comparable dans les phénomènes du monde inorganique, elle obéit essentiellement à une règle d'harmonie et d'u- nité, c'est-à-dire à la règle qui est le principe su- prême de la beauté. Parmi les arborisations bizarres dont nos vitres s'enduisent par un temps de gelée, le hasard en produit de belles. Supposez maintenant des forces naturelles qui n'agissent plus par intermit- tence, mais dont l'action continue opère sans cesse de nouvelles combinaisons; placez-vous en face d'une aurore boréale ou de masses nuageuses, oii le grou- pement des masses et les effets de lumières varient à chaque instant : il y aura bien plus de chances sans doute pour qu'un bel arrangement se rencontre entre tant d'arrangements éphémères. Que sera-ce donc si une cause interne, comme dans la formation de 1 organisme vivant, prédispose aux conditions de la beauté? On connaît ce jouet d'enfants qui s'appelle le 488 LIVRE m. — CHAPITRE X. kaléidoscope , qu'il suffit d'agiter pour donner nais- sance à une inépuisable variété d'images, et dont on dit que s'aident quelquefois les peintres en étoffes, pour varier leurs disposifiom autant que l'exigent les caprices de la mode : ce que fait le peintre avec son instrument, l'horticulteur le fait avec ses semis, d'au- tant plus sûrement qu'il dirige des forces essentielle- ment organisatrices, tout aveugles qu'elles sont; et quand la Nature livrée à elle-même agite l'urne du hasard de manière à produire des combinaisons sans nombre, les seules qui se montrent parce qu'elles sont viables, ne peuvent l'être qu'à la condition de réunir à un certain degré les qualités dont la réunion plus complète éveille en nous l'idée du beau. 310. — Ainsi donc, la nécessité des harmonies fonctionnelles serait à elle seule un principe de beauté dans les êtres vivants, et les dégradations que ces har- monies comportent, sans aller toutefois jusqu'à rendre impossibles la vie de l'individu ou la conservation de l'espèce, suffisent pour autoriser le jugement que nous portons, quand nous trouvons tel individu plus beau dans son espèce, telle espèce plus belle dans son genre '. Mais d'autre part nous savons qu'il y a dans l'organisme des caractères typiques qui priment et dominent, même les harmonies fonctionnelles i227); et partant, il peut y avoir une beauté attachée aux formes typiques, indépendamment de toute harmonie fonctionnelle (74). Le type général des arbres dicoty- lédones (208) se retrouve dans le pommier, dans le chêne et dans le peuplier d'Italie, et il ne paraît pas ' Essai , chap. XII, n°* 177 et suiv. DE l'idée de la nature. 489 que le besoin d'harmonie fonctionnelle soit moins bien satisfait pour l'un de ces arbres que pour les autres. Cependant le cône très-aigu du peuplier d'I- talie et le cône très-obtus du pommier paraîtront des formes moins majestueuses, moins belles; nous pré- férerons le port du chêne, par des motifs analogues à ceux qui nous feront préférer le galbe de tel vase à celui de tel autre, et qui nous feront écarter comme disgracieuses la forme du rectangle très-allongé, ou celle de l'ellipse très-aplatie (73). Le cygne a comme le héron, le bec emmanché d'un long cou, au moyen de quoi l'exigence fonctionnelle est satisfaite pour l'un comme pour l'autre oiseau : mais, de plus, en tant que forme typique, la volute du cou du cygne a une élégance qui lui est propre et que notre art se plaît à imiter, par exemple lorsqu'il s'agit de décorer de ses anses un vase d'ornement. 3H. — De même que l'idée d'harmonie appelle l'idée du beau, ainsi l'idée du bien se rattache à l'idée de fmalité : et voilà pourquoi nous ne pouvions tirer ridée du bon de la contemplation des phénomènes purement cosmiques, quand nous mettions de côté la connaissance que nous avons de la constitution et des besoins des êtres vivants qui peuplent notre monde (200). En effet, il y a dans le monde physique des agré- gats, des corps, des milieux, mais non pas des êtres à proprement parler, qui aient une existence indivi- duelle, une unité essentielle (183), un type spécifique à conserver et à multiplier dans ses exemplaires. Je considère le système planétaire et j'y démêle une belle ordonnance ; je parviens à analyser les conditions d'où la stabilité de ce bel ordre dépend : mais, le sys- 490 LIVRE m. — CHAPITRE X. tème planétaire n'est pas quelque chose qui subsiste et doive être conçu indépendamment des corps qui actuellement le composent, comme un être vivant subsiste et doit être conçu indépendamment des mo- lécules matérielles qu'il s'est assimilées hier et qu'il rejettera demain. Que des causes inconnues dérangent l'ordonnance du système planétaire, y ramènent le chaos, et il y aura une beauté de moins dans l'uni- vers : mais, s'il n'y avait pas d'êtres vivants à qui cette ordonnance profitait, dont elle rendait l'exis- tence possible, où sera le mal? Ce n'en sera pas un apparemment pour les mondes de Sirius et de Véga; ce n'en sera pas un pour le système planétaire qui n'a pu perdre une existence propre qu'il n'avait pas. Autant vaudrait dire que c'est un bien ou un mal pour la goutte d'eau, de cristalliser en petits polyèdres ou de se résoudre en vapeur. 312. — Au contraire, tout être vivant, à quelque degré infime de l'organisation qu'il se trouve, a son existence propre à conserver, en face de la mort et de la destruction qui l'attendent. Tout ce qui le détruit ou qui tend à le détruire est mauvais pour lui, qu'il ait ou non conscience de ce mal, que le mal se re- flète ou non dans les affections douloureuses de sa sensibilité. Tout ce qui le développe, le conserve, ou qui tend à le développer et à le conserver est bon pour lui, qu'il ait ou non conscience de ce bien ; que ce bien soit ou ne soit pas pour lui la cause de sensa- tions voluptueuses ou agréables. Ce qu'on a appelé dans l'École le bien et le mal physique devrait donc s'appeler le bien et le mal physiologique ou biolo- gique, selon les acceptions modernes que tous ces DE l'idée de la iNATURE. 491 termes ont reçues : car, c'est de la notion même de la vie que dérive la notion du bien et du mal dont il s'agit, par opposition au genre de bien et de mal dont la notion se rattache à l'idée d'une loi morale et d'êtres moraux. Le médecin a donc raison de penser que la douleur, loin d'être un mal, est un bien toutes les fois qu'elle sert à préserver l'animal d'un mal vé- ritable, à le stimuler, à provoquer dans l'organisme une réaction salutaire. A son tour, le plaisir, loin d'être un bien, est un mal, toutes les fois qu'il sur- excite et égare l'appétit sensuel, au détriment de la santé, du développement, de la vigueur et de la con- servation de l'animal. Lorsque l'animal souffre, sans que cette souffrance puisse aboutir à une réaction sa- lutaire, ou lorsqu'il souffre au-delà de ce que la réac- tion salutaire exigerait, comme nous n'avons que trop de motifs de croire que cela arrive souvent, il y a là un mal effectif que nous sommes portés à regarder comme la conséquence dure, mais inévitable de lois générales, bonnes dans leurs effets généraux : d'ail- leurs, il s'agit de définir les notions mêmes du bien et du mal, plutôt que de i-evenirsur toutes ces vieilles tentatives d'explication de l'origine du bien et du mal. 313. — Cependant, quelques considérations se présentent d'elles-mêmes. Autant la science du gé- néral l'emporte sur celle de l'individuel , autant et plus encore, dans l'ordre de la finalité (et par consé- quent dans l'ordre du bien) l'espèce l'emporte évi- demment sur les individus. La Nature les néglige, dit-on, et l'on a raison de le dire, comme aussi elle a raison de les négliger, puisqu'elle a dû abandonner à tous les caprices du hasard le fait de leur avènement 492 LIVRE III. — CHAPITRE X. à l'existence. Chez nous autres humains apparaissent des grands hommes, comme on les appelle, fortement imbus de l'opinion que la foule n'a été créée que pour les faire valoir; peut-être ont-ils raison, et en tout cas la foule se montre très-disposée à les en croire : mais on n'observe rien de semblable chez les animaux et les plantes. Ici tous les individus se ressemblent, tous doivent au pur hasard que les germes d'où ils sont provenus aient été préférés à des milliers de germes privés de développement. Il faut donc de toute nécessité que la finalité qui se rapporte à la conser- vation de l'individu s'efface en quelque sorte devant celle qui se rapporte à la conservation de l'espèce , à plus forte raison devant celle qui a pour objet le maintien des harmonies générales de la création orga- nique et le balancement des espèces. 314. — Une gelée détruit les tribus d'insectes qui vivaient aux dépens des plantes; c'est un mal pour ces insectes ; c'est un bien pour les plantes qui repren- dront leur vigueur au printemps suivant ; c'est un bien pour les tribus d'oiseaux granivores qui trouve- ront dans les graines des plantes mieux portantes une nourriture plus abondante ou plus réparatrice ; c'est un mal pour les tribus d'oiseaux insectivores à qui va manquer leur aliment de prédilection. A certaines époques géologiques , des chaînes de montagnes ont été soulevées et d'effroyables catastrophes ont englouti à la fois des milliers d'êtres vivants , ont fait périr, non-seulement des individus, mais des espèces : c'était un mal (le plus grand de tous , pour ces espèces et pour ces individus), dans lequel pourtant se trouvait le germe d'un bien pour d'autres individus et d'autres DE l'idée de la >'ATURE. 493 espèces, et (ce qu'il faut surtout remarquer) une cause de progrès ultérieur dans la diversité, la ri- chesse, l'harmonie et la heauté du Monde ; puisque, grâce à cet accident géologique, là où nous n'aurions eu que la monotone végétation d'une vaste steppe , il nous est donné de contempler, étagées par gradins, les formes les plus variées de l'organisme (276). 315. — Dans l'ordre physiologique, le bien et le mal n'expriment (nous venons de le voir), que des idées relatives à un individu , à une espèce , à des groupes d'individus ou d'espèces : la richesse, l'har- monie , la beauté , sont au contraire des choses que nous reconnaissons dans le Monde, parce qu'elles s'y trouvent, et que nous n'y mettons pas de notre chef. Des, êtres intelligents, organisés autrement que nous, les y retrouveraient de même, tandis qu'un être intel- ligent, à qui notre mode de sensibilité serait refusé, n'aurait aucune idée de ce que nous nommons plaisir et douleur. Le stoïcisme de la Nature, à l'endroit du plaisir et de la douleur des êtres sensibles, n'a donc rien qui doive surprendre la raison ; et la raison con- çoit au contraire parfaitement que la Nature subor- donne le relatif à l'absolu , ce que nous nommons bien et ce qui n'est tel qu'en vue de certaines exis- tences périssables et de certaines formes passagères, à ce que nous nommons beau et qui l'est effective- ment en soi, comme pour tout être capable de la per- ception et de la contemplation du beau. Quand, en suivant la gradation des phénomènes, nous arrivons aux phénomènes de la vie, nous nous trouvons placés, pour ainsi dire, au foyer même de l'idée du beau, qui déjà nous est apparue à tous les échelons précédents, 494 LIVRE m. — CHAPITRE X. et que nous retrouverons plus tard sous la forme du beau moral : tandis qu'à ce point nodal l'idée du bon ne fait en quelque sorte que de commencer à poindre, flottante et indécise , ainsi qu'il doit arriver dans la première phase de tout développement (68). Si nous pouvions nous élever jusqu'à la fin suprême de la création, jusqu'aux causes premières qui déter- minent, dans ses traits les plus fondamentaux, l'or- donnance générale du JMonde, peut-être le bien et le beau se confondraient-ils pour nous dans une même idée (92) : peut-être aussi ces deux idées ou ces deux faces d'une même idée resteraient-elles distinctes; et d'autres rapprochements, amenés par la suite de nos recherches , nous permettront d'indiquer plus loin quelques motifs qu'on a de le penser. 310. — En tout cas, pour des intelligences telles que les nôtres, la finalité qu'il n'est pas permis de méconnaître dans les œuvres de la Nature, est une finalité, pour ainsi dire immédiate et spéciale, un amas de chaînons détachés plutôt qu'une chaîne uni- que ou dont tous les appendices se tiendraient. La raison aspire à tout coordonner dans la plus parfaite unité : mais l'instinct (et, si l'on veut, le génie, quand il ne se montre que sous la forme d'un instinct su- blime) se contente de pourvoir, avec une merveilleuse industrie, à la circonstance actuelle, spéciale, et aux besoins du moment. La raison embrasse les longs calculs, ne fût-ce que pour le plaisir de calculer : l'instinct saisit l'expédient, et les circonstances inspi- rent cet expédient au génie. Tel est l'instinct du jeu, et tel le génie des batailles. Or, il semble que, pour la Nature, la manière de poursuivre ses fins, ressemble DE l'idée de la nature. 495 beaucoup plus à l'instinct ou au génie qu'à la raison ou au calcul, selon la notion que notre sens humain nous en donne. On a pu poursuivre d'une désolante ironie les par- tisans des causes linales, et d'autre part les sciences na- turelles ne peuvent se passer du principe de la finalité comme fil conducteur; étrange antinomie, mais qui cesse d'en être une, dès que l'on pénètre dans le sens de la distinction qui \ient d'être faite : car, si notre faible raison humaine peut quelquefois se railler elle- même, l'instinct ne nous apparaît qu'à travers un voile mystérieux qui le protège contre nos railleries, et qui impose au plus sceptique. 317. — Selon notre manière de concevoir ration- nellement la finalité, le terme final d'une série est ce qui gouverne toute la série des termes antécédents, et chaque terme est plus immédiatement gouverné par le terme qui le précède immédiatement. Un indus- triel veut établir une papeterie, et le choix de l'em- placement, du moteur, des engins, tout sera subor- donné au but, au terme final, qui est la fabrication du papier. La nature des engins sera déterminée par le mode de fabrication et non le mode de fabrication par la nature des engins ; celle-ci étant déterminée, il faudra bien que la nature du moteur, ou que du moins la manière de recueillir et de dépenser la puis- sance motrice s'y accommode; enfin, si rien ne gêne les calculs de l'industriel, il placera son usine là où il trouve à meilleur compte la force motrice, plutôt que de subordonner le choix de la force motrice au choix de l'emplacement. La finalité instinctive pro- cède tout au rebours, et ses efforts tendent à appro- 496 LIVRE ni. — CHAPITRE X. prier le mieux possible, le plus souvent avec un art qui nous confond, la production actuelle à des con- ditions antécédentes et dominantes. Or, comme nous l'avons fait remarquer ailleurs \ si l'on examine la plupart des exemples qu'on a coutume de citer, pour frapper de ridicule le recours aux causes finales, on verra que le ridicule vient de ce que l'on a interverti les rapports, et ju^é d'une finalité instinctive comme nous JLigeiious d'une finalité rationnelle. Ainsi, la lumière avec toutes les propriétés qui la caractérisent, et dont beaucoup sont parfaitement inutiles au phénomène de la vision, n'aura pas été constituée en vue de la structure de l'œil qui devait un jour s'ouvrir à la lumière : mais la vertu plastique d'oti l'organisation procède, aura façonné l'œil en vue de l'appropriation de cet organe à la perception de la lumière, telle qu'elle était^fondamentalement et anté- rieurement constituée. Les propriétés chimiques de l'oxygène, de l'hydrogène, du carbone, de l'azote tiennent sans doute à des lois fondamentales et per- manentes, tout-à-fait indépendantes des développe- ments ultérieurs de l'organisation : c'est la force or- ganisatrice qui a dû diriger son travail de manière à mettre à profit les propriétés chimiques des maté- riaux dont elle disposait (250). Les graminées n'ont pas été créées pour servir de pâture aux animaux her- bivores, ni le pollen des fleurs pour servir de nourri- ture à l'abeille : ce sont au contraire les types du pachyderme et du ruminant qui ont été constitués de manière à ce que les graminées pussent offrir une ^ Essai , chap. V, n°' 65 et 66. DE l'idée de la nature. 497 pâture aux animaux construits sur ces types, et l'a- beille dont l'organisme a reçu les modifications con- venables pour qu'elle pût puiser dans le pollen des fleurs les sucs dont elle fait son miel. Enfin, il res- sort de la comparaison de toutes les harmonies fonc- tionnelles avec les données ou conditions typiques, que celles-ci dominent les autres (227), dans les dé- tails surtout, et qu'il s'en faut bien que l'on puisse rendre raison de la plupart des conditions typiques, au moyen des harmonie^ fonctionnelles. 318. — Les hommes ont senti de bonne heure le besoin d'un terme pour désigner cette puissance ca- chée qui fait partout circuler la vie, et pour la dési- gner avec les attributs que nous manifestent les phé- nomènes vitaux, sans mélange d'autres idées suggérées par des phénomènes d'un autre ordre, par la con- science que nous avons de notre personnalité morale, de nos déterminations réfléchies, d'une loi morale qui doit les régir, d'un bien et d'un mal moral. Le terme employé à cet effet est celui de Nature pris activement [Natura nahirans, comme disait l'Ecole) : terme si indispensable, qui correspond à une idée tellement déterminée, quelque malaisée qu'elle puisse être à définir, que nous voyons tout le monde d'ac- cord pour s'en servir, le croyant comme le sceptique, les philosophes de toutes sectes comme les savants de toutes les écoles, celui qui professe le matérialisme le plus grossier comme celui qui s'abîme dans les ré- gions les plus vaporeuses du mysticisme. Il faut bien qu'il y ait une raison d'un tel accord , et cette raison est le besoin de distinguer, de mettre à part ce qui frappe également tout le monde, ce que chacun se T. I. . 32 498 LIVRE m. — CHAPITRIi: X. sent forcé d'admettre, à quelque système philoso- phique ou religieux que sa raison ou sa foi le ratta- chent. On dirait un territoii-e qu'un intérêt commun prescrit de neutraliser, sauf à porter ailleurs les ar- deurs de la guerre. Que l'on croie à une Providence surnaturelle, qui rémunère et qui châtie dans sa bonté et sa justice, que les prières et le repentir tléchissent, ou qu'on rejette ce dogme consolateur, toujours fau- (ha-t-il reconnaître que dans le monde visible, en dehors de l'humanité, l'action de la cause suprême ne se manifeste que dépouillée de pareils attributs moraux, comme cela suffit pour le gouvernement d'un monde où la moralité n'a point de place. 1M9. — L'idée de la Nature, c'est l'idée d'une puis- sance et d'un art divins, inexprimables, sans compa- raison ni mesure avec la puissance et l'industrie de l'homme, imprimant à leurs œuvres un caractère propre de majesté et de grâce, opérant toutefois sous l'empire de conditions nécessaires, tendant fatalement et inexorablement vers une fin qui nous surpasse, de manière pourtant que cette chaîne de finalité mysté- rieuse, dont nous ne pouvons démontrer scientifique- ment ni l'origine, ni le terme, nous apparaisse comme un fil conducteur, à l'aide duquel l'ordre s'introduit dans les faits observés, et qui nous met sur la trace des faits à rechercher. L'idée de la Nature, ainsi éclaircie autant qu'elle peut l'être, n'est que la con- centration de toutes les lueurs que l'observation et la raison nous donnent sur l'ensemble des phénomènes de la vie, sur le système des êtres vivants. Ce serait une conception inutile, si nous n'avions à nous rendre compte que des lois immanentes qui régissent la ma- DE l'idée de la nature. 499 tière inerte, et nous ne la forgerions pas de toutes pièces, s'il ne s'agissait que d'expliquer les accidents de structure du monde matériel. C'est une conception qui devient insuftisante quand il faut répondre à d'autres exigences de la raison et du cœur de l'homme, quand on s'élève à la contemplation d'un ordre moral où l'homme a sa place. L'idée de Dieu, c'est l'idée de la Nature personnalisée et moralisée, non pas à l'in- star de l'homme, mais par une induction motivée sur la conscience de la personnalité et de la moralité hu- maines; l'idée de la Nature, c'est l'idée de Dieu, mu- tilée par la suppression de la personnalité, de la liberté et de la moralité : d'oi^i cette profonde contra- diction, qu'il y a dans l'idée de la Nature, à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que dans l'idée que l'homme se fait de ses propres facultés. Telle est la raison des monstrueux écarts que présentent les sys- tèmes religieux fondés sur la divinisation de la Na- ture : nous y reviendrons plus loin. 320. — Ou le mot de métaphysique ne signifie rien, ou il doit servir à désigner les spéculations qui de tout temps ont tourmenté l'esprit humain, à pro- pos des trois fondamentales idées de substance, de force, de finalité; ce qui mène à distinguer dans la métaphysique, non pas précisément trois sections ou trois branches (^ comme s'il s'agissait d'un corps de doctrines scien- tifiquement constitué), mais plutôt trois jxirties ou trois voix. rontologie, la dynamique transcendante, la téléologie : chacune répétant l'autre à sa manière, comme par un 500 LIVRE 111. — CHAPITRE X. changement de clef ou une Irausposition de la note fondamentale. La première clef s'adapte mieux à l'ordre des faits matériels ou purement physiques, la troisième à l'ordre des faits hiologiques; la seconde (pour laquelle nous avons laissé suffisamment percer notre inclination toute leibnitzienne) a le mérite de s'adapter également bien aux uns et aux autres. Nous avons tâché de mettre ce parallélisme en lumière, dans le cours du présent livre et du précédent, no- tamment aux chapitres VIII et IX du livre II, aux chapitres IV, IX et X du livre III. Nous ne méprisons point la métaphysique (qui oserait mépriser ce qui a fait la passion de tant de grands esprits?), mais nous ne saurions accorder, ni que la métaphysique soit une science, ni même qu'elle soit la meilleure et la maî- tresse partie de la philosophie : car, avant tout il faut placer cette logique supérieure qui procède de l'idée de Tordre, de l'ordre qui (suivant la pensée de Bossuet que. nous ne saurions nous lasser de citer) est ami fie la raison et son propre objet \ En consé- quence, tout en faisant à notre manière, dans les livres II et III du présent ouvrage, une métaphysique adaptée à l'explication et à l'histoire du monde phy- sique et de la Nature vivante, nous y avons eu surtout en vue l'application aux sciences physiques et natu- relles de cette logique supérieure, dont les principes avaient été brièvement exposés ou rappelés au livre I". 1 Essai , chap. XXV, n» 396. FIN DU TOME PREMIER. TABLE DES CHAPITRES DU TOME PREMIER. LIVRE I. L ORDRE ET LA FORME. Cbapitres. Payf?. I. De l'ordre et de la forme eu général. — Des caractères des sciences logiques et des sciences mathématiques 1 II. Des idées de genre et d'espèce, de nombre et de combinai- son, et des théories logiques et mathématiques dont elles sont la souche 13 III. Du passage de l'ordre purement intelligible à l'ordre phéno- ménal. — Des idées de temps et d'espace. — Des idées ou des intuitions primitives en géométrie 27 IV. De la cinématique, ou de la théorie géométrique des mouve- ments, considérés en eux-mêmes, indépendamment de toute notion sur les causes physiques qui les produisent, et sur la nature des corps 47 V. Des idées de loi ou de succession régulière, de l'essentiel et de l'accidentel, de l'ordre et de la classification rationnels par opposition à l'ordre et à la classification logiques. — De l'idée de type 62 VI. Des idées de fonction et de variable indépendante ; de la me- sure du temps et des principes du calcul infinitésimal. . . 79 VU. Des idées de hasard et de probabilité et de leurs apphca- tions logiques et mathématiques. — De l'arrangement sy- noptique des idées qui tiennent à l'ordre et à la forme. 89 VIII. De ce que deviendraient les sciences et la philosophie, si les idées auxquelles elles se réfèrent dans leurs explications se réduisaient à celles dont il est question dans ce premier livre 109 302 TABLE DES CHAPITRES LIVRE II. LA FORCE ET LA MATIÈRE. CbipitrM. Pag«i. L Des idées de force et de dépense de force 123 IL Des principes de la statique ou de la théorie de l'équilibre des forces 137 III. Des idées de matière, de masse et d'inertie 155 IV. Du passage immédiat de la théorie géométrique du mouve- ment à la théorie physique du mouvement des corps. — Du passage de la statique à la théorie physique du mouve- ment. — De la nature et du rôle des principes de la mé- canique physique daus la philosophie naturelle 165 V. De la double nature des appUcations de la mécanique phy- sique. — Résumé synoptique '. 191 VI. De la subordination des caractères et de la classification des théories physico-chimiques 203 VIL De la conversion des effets mécaniques, physiques, chimiques, les uns dans les autres. — Généralisation de l'idée de force disponible et du principe de la conservation des forces, dans les conversions circulaires 225 VUI. De la valeur des hypothèses en usage dans la physique cor- pusculaire et dans la physique des impondérables 2U IX. Considérations générales sur l'atomisme et le dynamisme. — Des idées de cause et de substance, en tant qu'elles pro- cèdent des idées de force et de matière 259 X. Caractères généraux des phénomènes et des lois de l'ordre physique. — De l'idée du Monde, et des sciences cosmolo- giques, dans leur contraste avec les sciences physiques pro- prement dites 271 XL Des idées d'unité, d'individualité, d'espèce et de type, dans leur application aux sciences physiques et cosmologiques. — De l'infinité du Monde, dans l'espace et dans le temps. 285 XII. Des questions d'origine dans les sciences cosmologiques. — Des idées d'ordre, d'harmonie, de finalité, de beauté, dans leur application aux phénomènes cosmiques 301 DU TOME PREMIER. 503 LIVRE III, LA VIE ET L ORGANISME. Clupitres. Page*. 1. De la vie et de l'organisme en général 317 II. Du cadre et des caractères des sciences naturelles, de l'his- toire et de la philosophie de la Nature 333 III. Des idées d'individualité, de centralisation et de perfection organiques. — Des idées de type organique et d'un plan des organismes 347 IV. De l'idée de force, dans son application aux phénomènes de la vie. — Du mode et des conditions de l'action vitale. . . 864 V. Du passage des phénomènes de l'ordre physique aux phéno- mènes vitaux. — De la génération et de ses divers modes. 389 VI. Des races et des espèces, et de la parenté des espèces. . . . 412 VU. De l'habitation, de la patrie, et de l'âge ou de la succession des espèces 431 VIII. De l'origine des espèces, et de l'idée de création organique. 449 IX. Des idées de substance et de cause, en tant qu'elles s'appli- quent à l'interprétation des phénomènes de la vie orgaruque et de la vie animale 469 X. Des idées d'harmonie et de finalité, des idées du beau et du bien dans leur appUcation aux êtres vivants. — De l'idée de la Nature 487 FIN DE LA TABLE. Uijoii , inip. J.-E. Kabulôt, place Siint Jean, 1 et 3. DE L'ENCHAINEiMENT DES IDÉES FONDAMENTALES DANS LES SCIEiNCES ET DANS L'HISTOIRE DIJON. — IMI'RIMERIE J,-E. RABUTOT. TRAITÉ DE I.'E \ C IIAI XEMENT IDÉES FONDAMENTALES DANS LES SCIENCES ET DANS L'HISTOIRE PAR M. COMNOT ANr.lKX INSPECTEUR GÉNÉRAL DES ÉTUPEÎ p. ECTF, LB DE L'académie de DIJO^ Filosofia, mi disse, a cUi l'altende Nota non pure in una sola parte Corne Natura le suo corso prende. Da>te, /»/•., c. XI. TOME SECOND PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C' RU F, PIERRE-SARRAZIN, 14 ( P rès lit rèrole de Médecin*) 1861 DE L'ENCHAINEMENT DES IDÉES FONDAMENTiLES DANS LES SCIENCES ET DANS l'hISTOIRE. LIVRE lY. LES SOCIETES HUMAINES. CHAPITRE PREMIER. DU MILIEU SOCUL, ET DE L'HUMANITÉ, DANS SES RAPPORTS DE CONFORMITÉ ET DE DISCORDANCE AVEC LE PLAN GÉNÉRAL DE LA NATURE VIVANTE. — PLAN Di: PRÉSENT LIVRE. 321. — Si nos philosophes et nos savants arran- geaient un inonde à leur guise, comme le paysan de la fable, il est à croire que, voulant y faire entrer un être dont les facultés intellectuelles trancheraient tout-à-fait avec celles des animaux, ils lui donne- raient une organisation par laquelle il différerait au- tant des animaux les moins éloignés de lui , que le type du vertébré diffère du type de l'insecte, ou que le type du mammifère diffère de celui de l'oiseau. Ce n'est pourtant pas ainsi qu'a procédé le grand ou- vrier, et il lui a plu de disposer d'un autre artifice, plus détourné à ce qu'il nous semble, pour atteindre T. II. l 2 LIVHE IV. — CHAPITRE I. le but saijs dévier, plus qu'il ue le fallait, des lois générales. Des modifications dans l'organisation et dans l'in- stinct, de la valeur de celles qui, à d'autres étages de la série zoologique, distinguent dans le môme genre ou dans la même famille les espèces sociables de celles qui ne le sont pas, ont fait de l'homme, tel que le naturaliste peut l'envisager, un animal sociable. Et cet instinct de sociabilité qui, lorsqu'il apparaît acci- dentellement, sporadiquement aux étages inférieurs de la série, produit des phénomènes aussi singuliers que la monarchie des abeilles ou la république des fourmis, venant à reparaître brusquement, ou sans transition de quelque importance, juste au sommet de la série, en coïncidence avec quelques perfectionne- ments d'organisme qui n'auraient zoologiquement qu'une valeur secondaire, y détermine l'évolution de ce grand phénomène que l'on appelle I'humanité. Dès-lors le philosophe doit cesser de s'étonner s'il y a tant de conformités d'organisation entre un homme et un grand singe et tant de distance entre les facultés de l'homme et celles du singe : non que la Nature et son Auteur aient dérogé au plan général, au point de re- noncer au parallélisme de développement entre l'orga- nisation et les facultés ou les fonctions, mais parce que, pour l'homme, par une exception toute singulière, un moyen terme, un véritable mikliateur est venu s'inter- caler entre l'organisme individuel et les facultés indi- viduelles. Ce moyen terme, ce médiateur n'est autre que le milieu social, où circule cette vie commune qui anime les races et les peuples : et il faut les perfec- tionnements de l'organisation sociale, opérés dans des DU MILIEU SOrJAL. 3 circonstances propices, sous l'influence de ce principe de vie, pour aboutir à donner aux facultés de l'homme individuel des perfectionnements qui nous étonnent à bon droit, et qui seraient en effet inexplicables par le seul organisme individuel. Non-seulement il est vrai de dire, comme on l'a dit de tout temps, que l'homme est fait pour la vie sociale, attribut qui lui est com- mun avec d'autres espèces; mais il est aussi vrai de dire que l'homme individuel, avec les facultés per- fectionnées qu'on lui connaît, est le produit de la vie sociale, et que l'organisation sociale est la véritable condition organique de l'apparition de ces hautes fa- cultés : proposition qui n'a point d'analogue pour les autres espèces vivantes. Si la perfectibilité individuelle appartient à l'homme à un degré remarquable, quoique bien limitée par la courte durée de son existence individuelle, elle n'est pas non plus absolument étrangère à l'animal, ni à la plante, qui même témoignent d'une tendance à la transmission héréditaire des qualités acquises par l'individu : mais la perfectibilité de l'homme , dont on parle tant, qui a fait concevoir tant d'espérances et former tant de rêves, est tout autre chose. Celle- ci implique surtout l'idée du perfectionnement pro- gressif des générations successives ; elle n'est donc que la suite et le résultat indirect de la perfectibilité des sociétés humaines : de sorte que, pour en étudier con- venablement le principe et les conditions essentielles, il faudra s'attaclier, non à l'organisme individuel, non aux vertus cachées du principe de la vie individuelle, mais à l'organisation sociale et aux conditions beau- coup plus apparentes de son développement. 4 LIVRE IV. — r.HAPITRE I. 322. — Aliii d'échapper au reproche de ravaler trop la coiKhtiou de l'homme, en le comprenant dans leurs classifications du règne animal, les naturalistes ont quelquefois mis eu avant l'idée d'un quatrième règne de la Nature ou d'un règne humain : mais, ce ne serait exprimer convenablement, ni la participa- tion de l'homme individuel à la nature animale, ni la quasi-parenté, au point de vue zoologique, entre l'espèce humaine et quelques espèces voisines, ni surtout les caractères qui mettent nn abîme entre l'humanité et la création animale. La seule supério- rité des instincts de l'homme et des facultés qui en dérivent immédiatement, supériorité qui se montre encore au sein des sociétés les plus grossières, ne suf- firait pas pour constituer dans la Nature un règne distinct et contrastant avec les autres règnes. Que si l'on tient compte de l'état auquel l'homme est par- venu après une longue culture, au sein de sociétés perfectionnées, il ne s'agit plus d'un nouveau règne de la Nature : il s'agit d'un ordre de faits et de lois qui contrastent avec tout ce que nous connaissons des faits et des lois de la Nature vivante. 11 y a une plus profonde distinction entre l'humanité ainsi envisagée et le règne animal, qu'entre celui-ci et le règne vé- gétal. Les lois du monde humain ou de l'humanité peuvent être mises alors en opposition avec les lois de la Nature vivante (végétale ou animale), comme celles-ci peuvent être mises en opposition avec les lois de la matière ou du monde inorganique. Aussi enten- dons-nous sans cesse opposer en ce sens l'homme à la Nature, la puissance et les œuvres de l'un à la puissance et aux œuvres de l'autre. Tantôt l'homme DU MILIEU SOCIAL. 5 se pose superbement comme le roi de la i\ature; tan- tôt il se plaint douloureusement d'en être le jouet et l'esclave. De telles prétentions et de telles plaintes indiquent bien d'autres rapports que ceux qui naî- traient du simple voisinage entre les membres d'une communauté, soumis aux mêmes lois et relevant de la même autorité. Cet orgueil se montre-t-il partout au même degré? ces plaintes se font-elles entendre partout avec la même vivacité? Non certainement, et par conséquent il faut bien qu'il y ait un état social dans lequel l'homme se rapproche davantage des conditions de la Nature. L'idée d'un état de nature n'est donc pas chi- mérique, quoiqu'il soit chimérique de prétendre fixer distinctement toutes les conditions de l'état de na- ture, sans quoi l'homme cesserait d'être un homme, même au sens zoologique, c'est-à-dire une créature à la fois plus souffreteuse et plus industrieuse qu'une autre, pouvant trouver dans un surcroît d'industrie des moyens de s'accommoder à des situations plus variées. Tandis que le castor maçonne partout sa de- meure de la même manière, et que chaque espèce d'oiseaux, dans l'habitation plus ou moins circons- crite que lui a donnée la Nature, construit partout son nid avec les mêmes matériaux, le sauvage construira sa hutte, ici avec telle espèce de matériaux, là avec telle autre, selon les matériaux mis à sa disposition et selon les exigences du climat, comme aussi d'après les instincts de sa race, qui peuvent suffire pour ex- pliquer la préférence donnée à tels matériaux ou à telle forme, et dont la variabilité d'une race à l'autre, quand il s'agit de détails aussi suboidonnés. n'a rien 6 LIVRE IV. — CHAPITUK 1. (jLii semble dérofier au plan général. Je ne dirai donc pas que des peuplades sau\ages sont sorties de l'état de nature, parce qu'elles se construisent des huttes et que chaque peuplade a adopté pour sa hutte un type différent : mais au rebours, quand je vois une ville d'un million d'habitants, avec ses places, ses rues, ses quais, ses promenades, ses marchés, ses édifices, ses fontaines, ses égouts, ses becs de gaz, ses magis- trats et ses agents de police, je comprends fort bien que je suis complètement sorti de l'état de nature, et que je suis entré dans un ordre de faits qui n'a rien de commun avec ceux dont le naturaliste s'occupe. 323. — Les langues et la manière de les apprendre peuvent nous fournir un autre exemple non moins frappant. L'enfant bégaie d'abord, et bientôt parle sa langue maternelle que lui enseigne sa mère ou sa nourrice, sans science, sans méthode, ou par une de ces méthodes dont la Nature a le secret et que nous ne savons pas rédiger. L'homme apprend naturellement à parler sa langue maternelle, comme il apprend na- turellement à marcher, parce qu'il lui est aussi na- turel de parler que de marcher. Les animaux à qui la marche est naturelle, mais non la parole, appren- nent naturellement à marcher, taudis qu'ils ne peu- vent apprendre naturellement à parler : toutefois, quoique l'homme soit, parmi les animaux, le seul qui parle, et que cette singularité suffise pour constituer une grande supériorité, on n'en reconnaît pas moins la marche de la Nature, aussi bien pour une chose dont la Nature n'offre pas d'exemples hors de l'espèce humaine, que pour des choses qui sont communes à l'homme et à d'autres espèces animales. DU MILIEU SOCIAL. 7 Un pauvre sauvage, fait prisonnier par une peu- plade ennemie, échappe au massacre, et bientôt ap- prend à parler la langue de la tribu a laquelle il s'est rattaché. Les mœurs des autres espèces animales ne peuvent nous offrir, non seulement rien de sem- blable, mais rien d'analogue, du moins tant qu'elles ne sont pas soumises au joug de l'homme. Déjà cette manière d'apprendre une langue, comparée à la ma- nière dont l'enfant apprend à parler sa langue mater- nelle, nous donne l'idée d'une déviation sensible de la marche de la Nature et de ses procédés généraux. Que sera-ce, si nous nous représentons un écolier bégayant une langue morte, un savant apprenant une langue étrangère, à l'aide de grammaires et de dic- tionnaires, en faisant des versions et des thèmes, en expliquant des textes ou en déchiffrant des inscrip- tions? Il ne s'agit plus ici d'une simple déviation des procédés ordinaires et des lois générales : il s'agit d'artifices, de méthodes, de procédés dont rien dans l'ordre naturel ne pourrait nous donner l'idée. Il y a là un tout autre ordre de phénomènes, de faits et de lois. Dans un état de civilisation tel que le nôtre, à peine l'enfant sait-il parler, qu'on s'occupe de lui apprendre à lire et à écrire : et pourtant, qui s'aviserait de dire que l'écriture est naturelle comme la parole, ou que la parole est artificielle comme l'écriture? Les logi- ciens peuvent bien dans leurs dissertations abstraites mettre sur la même ligne, comme autant de systèmes de signes conventionnels, la parole et l'écriture : mais chacun sent qu'il y a de la vie dans la parole, dans le langage, et qu'il n'y en a poinl dans le signe écrit (2 1 1 1 . 8 LIVRE IV. — CHAPITRE I. L'un est bien l'œuvre de l'homme, le produit de ses combinaisons réfléchies : l'autre est une manifesta- tion de cet instinct mystérieux qui conduit pareille- ment à leurs fins tous les êtres vivants, quoique par des voies différentes, selon le degré de perfectionne- ment des organes et des facultés dont ils sont doués. 324. — Si l'étendue des terres habitables avait été plus circonscrite, il n'y aurait rien de surprenant à ce que l'on trouvât partout l'homme en possession de l'écriture et du même système d'écriture, dès la plus haute antiquité : en conclurait-on que l'usage de l'é- criture est un des caractères naturels de l'espèce hu- maine, et que l'homme est sorti des mains de la iNa- ture avec l'usage de l'écriture? Nullement, pas plus qu'on ne doit regarder l'attachement du chien pour l'homme comme un des caractères naturels de l'es- pèce, quoique partout le chien ait été assujetti à l'homme et que l'on ne retrouve plus l'espèce dans son état vraiment naturel. Au contraire, la parole doit être regardée comme un caractère naturel de l'espèce humaine, non pas précisément parce que l'on a trouvé partout, et dès les temps les plus anciens, l'homme en possession du langage, mais parce que la parole a tous les caractères d'une faculté naturelle. La conclusion ne changerait pas, quand même il se- rait établi qu'à une époque reculée, antérieurertient à l'ordre actuel des choses, l'homme a pu et dû se trouver dans un état plus voisin de la nature animale, n'ayant pas encore l'usage de la parole. Cela prouve- rait que l'espèce n'est point invariable dans la tota- lité de ses caractères et qu'elle a varié, mais ne chan- gerait rien à la caractéristique de l'espèce actuelle. DU MILIEU SOCIAL. 9 Quand les naturalistes distinguent, pour les autres espèces, les résultats de la culture d'avec la constitu- tion naturelle de l'espèce, ils n'affirment pas que l'espèce naturelle a été affranchie de toute mutation dans un ordre de choses antérieur : ils déterminent et caractérisent les espèces actuelles, en évitant ou en ajournant les questions d'un autre ordre, qui con- cernent le mode de dérivation, de formation ou de création des espèces. A l'égard des espèces domestiques, les naturalistes ont un critère certain pour distinguer ce qui fait partie de la constitution naturelle de l'espèce, d'avec ce qui est le produit d'une culture artificielle : il ne s'agit que d'abandonner l'espèce à elle-même, et de voir quels sont les caractères qui persistent et quels sont ceux qui disparaissent. En l'absence même de ce critère décisif, un certain tact que donne la longue habitude des mêmes choses leur permettrait de faire le même départ avec une grande probabilité. (267). Il paraît en effet bien difficile d'user d'un tel critère pour l'espèce humaine; et néanmoins aucun natura- liste ne mettrait en doute que des enfants abandonnés en bas âge dans quelque île déserte, ne vinssent à bout de s'entendre plus tard au moyen d'un langage, très-grossier d'abord, et que le temps perfectionne- rait : tandis que des siècles pourraient s'écouler avant que quelqu'un de leurs descendants n'inventât à nou- veau un système artificiel d'écriture. 325. — Nous pourrions prendre d'autres exemples encore. A peine une peuplade de sauvages s'est-elle formée, que tous, par instinct, reconnaissent le com- mandement d'un chef, l'autorité d'un conseil d'an- 10 LIVRE IV. — CHAPITRE I. ciens ou de braves. Toutes les espèces auimales (jui vivent en société ou par troupe, en font presque au- tant; on reconnaît encore ici, avec quelques perfec- tionnements de plus, dus à la supériorité des facultés intellectuelles de l'homme, la marche habituelle de la Nature. 11 est vrai que plus tard, les circonstances aidant, ce simple début mènera aux constitutions po- litiques, aux formes et aux fictions monarchiques et parlementaires : mais alors nous serons entrés en plein dans ce monde artificiel que l'industrie et l'in- telligence humaine ont fini par créer, et qui ne res- semble pas plus au monde sorti des mains de la Na- ture, que le régime d'un canal avec ses biefs et ses écluses ne ressemble au régime d'un fieuve. Personne aujourd'hui ne confond les chants des poètes que la Nature inspire et que la mémoire re- cueille dans l'enfance des sociétés, alors que les livres et l'écrikire même sont choses inconnues, avec la poésie étudiée, cultivée, telle qu'on la connaît aux époques littéraires. A l'une et à l'autre date il peut y avoir des choses mauvaises ou médiocres et des œuvres admirables. Les bardes du Nord chantaient à la ma- nière d'Homère, et ils ne nous ont pas laissé de mo- numents qu'on puisse mettre à côté de l'IUade. Vir- gile n'est pas moins admiré qu'Homère : mais, depuis que nous sommes revenus, à force d'expérience ac- quise et d'observations accumulées, à un sentiment plus juste de la Nature et de l'antiquité, on trouverait plus raisonnable d'établir un parallèle entre Virgile et Voltaire ou Gœthe, que de comparer le poète de la cour d'Auguste au barde d'ionie. Il y a des fruits ex- cellents que la Nature produit toute seule sous un DU MILIEU SOCIAL. 1 1 ciel propice : il y en a d'autres qu'elle ne produit pas et pour lesquels il faut l'art du jardinier, quoique la Nature fournisse encore l'étoffe et les forces aveugles dont l'art dispose pour les produire. Telle est à peu près la différence entre la poésie des âges primitifs et celle des âges littéraires. Le même contraste se ferait sentir, si l'on compa- rait les coutumes naïves des peuples primitifs au droit savant et compliqué, résultant des travaux des juris- consultes, des publicistes et des philosophes; les ma- nifestations instinctives du sentiment religieux aux rituels rédigés par des collèges sacerdotaux ou aux formules dogmatiques composées par des théolo- giens. Ce n'est donc pas sans raison que l'on a opposé V homme de la Nature à l'homme modifié par la so- ciété et modifiant à son tour les êtres sur lesquels s'étend son empire. On n'a eu que le tort d'employer le plus souvent, dans un but déclamatoire, des termes auxquels il était facile d'attribuer un sens vraiment philosophique et même scientifique. 326. — Dans le monde humain, tel qu'il s'offre aujourd'hui à l'observation du philosophe, il y a à considérer le mode d'existence de l'homme indivi- duel, tel que le milieu social l'a façonné, et le mode d'existence des sociétés humaines dont le principe se trouve dans l'instinct de sociabilité que la Nature a départi à l'homme individuel. Puis il faut distinguer, aussi bien pour l'homme individuel que pour les so- ciétés humaines, ce qui est soumis aux lois générales par lesquelles sont régis tous les êtres vivants, tous les phénomènes de la vie, et ce qui déroge essentiel- 12 LIVRE IV. — r.HAPlTRE I. lemeiit aux lois de la Nature vivante. Considérons d'abord à ce point de vue l'homme individuel dont nous devons avoir une connaissance, sinon plus claire, du moins plus immédiate. Nous savons (205) que le caractère le plus appa- rent des phénomènes vitaux consiste dans la succes- sion des âges. Or, cette succession s'observe-t-elle pour toutes les facultés de l'homme et pour tous les produits de ces facultés? Evidemment non. Tandis que la force, l'énergie, le courage, la sensibilité, la mémoire, l'imagination et si l'on veut le génie pas- sent par ces périodes, la loi n'est plus la même pour ce que l'on nomme la raison, la sagesse, la science. Ces précieux dons s'accroissent encore quand l'homme vieillit par tous les autres côtés. Vainement objecte- rait-on qu'il vient une époque de décrépitude où la raison, la sagesse, la science s'éteignent à leur tour, où l'homme ne vit plus que d'une vie machinale : car, d'abord, il ne faut pas confondre la décadence ou l'abolition d'une faculté par suite de maladies ou d'autres accidents organiques, avec la décadence ou l'abolition résultant de la vieillesse générale de l'or- ganisme; et ensuite, il est bien clair que l'exercice des fonctions vitales et organiques est la condition in- dispensable de l'exercice de toutes les autres facultés de l'homme, aussi bien de la raison, de la sagesse, 'de la science, que du courage et de l'imagination. Mais, l'ensemble des observations n'indique pas, d'un côté comme de l'autre, une connexion immédiate, essentielle et nécessaire. La vivacité des passions, le feu de l'imagination, l'exaltation de la sensibilité et même l'enthousiasme de l'àme se rattachent à cer- DU MILIEU SOCIAL. 13 tains états de l'organisme, quelquefois comme cause, plus souvent comme effet, et toujours en vertu d'une sympathie manifeste, de quelque part que vienne l'é- branlement primitif. Mais, s'il est vrai qu'il faut au moins que le savant se trouve dans un état de santé passable pour pouvoir se livrer à ses travaux, on ne s'avisera pas de chercher dans le résultat de ses tra- vaux la trace de son tempérament, l'indice de son état de santé : on n'y reconnaîtra que l'influence des idées qui lui sont familières et qui l'ont guidé dans des recherches antérieures. 327. — Tandis que toute théorie de la sensibi- lité, de l'imagination et des passions, où l'on ferait abstraction des observations et des données physio- logiques, serait une théorie privée de ses supports naturels, la logique n'a pas le moindre besoin de prolégomènes empruntés à la physiologie. Tous les progrès faits et à faire dans l'anatomie du cerveau n'y changeront pas un iota. Nous pouvons affirmer que ce qui rend pour nous une proposition certaine, pro- bable la rendrait certaine, probable au même degré, pour les intelligences ayant les mêmes connaissances que nous, quoique physiologiquement constituées tout autrement que nous. Avec quelques circonvo- lutions de plus ou de moins dans le cerveau, on deviendra peut-être incapable d'étudier la géomé- trie : mais, si l'on reste capable de l'étudier, on re- tombera certainement sur les mêmes théorèmes par lesquels Euclide et Archimède ont passé. Il se peut que certaines races d'hommes soient inca- pables de produire des géomètres : toutefois, si elles ne sont pas frappées à cet égard de stérilité, il est sûr 14 LIVRE IV. — CHAPITRE I. qu'on ne verra pas se former chez elles une autre géométrie que la nôtre, dont les théorèmes ne cadre- raient pas avec nos théorèmes. Au contraire, par suite des différences de constitution organique, elles pourraient avoir une poésie, des arts, et même des idées philosophiques et religieuses qui ne ressemble- raient pas plus aux nôtres, que leurs langues ne res- semblent à la nôtre. En voyant, d'une part, combien sont compliquées, particulières et spécifiques les conditions organiques d'oia dépend pour nous le jeu de la pensée, d'autre part combien il y a de généralité et de simplicité dans les lois, dans les rapports que la pensée saisit, nous ne pouvons reconnaître ici le genre de subordination qui: subsiste entre la cause et l'effet. Et c'est ainsi qu'il faut concevoir que l'homme est conduit, par l'exercice même de quelques-unes de ses facultés vi- tales, jusque dans un monde intelligible, gouverné par d'autres lois que celles qui régissent les phéno- mènes de la vie. 328. — Nous avons montré dans un autre ou- vrage ^ quelles sont les conditions fondamentales de la science humaine et de nos méthodes en général. Nous avons fait voir qu'elles tiennent à la disconti- nuité des signes artificiels qui fixent les idées, les no- tions acquises, les règles de tout genre; et que de cette fixité résulte la possibilité du progrès indéfini, ou du moins d'une durée indéfinie, lesquels d'un autre côté supposent la suppression, la neutralisation de tout ce qui tient à la sensibilité, à l'imagination et à ^ Essai , passim, notamment les chap. XIII, XIV et suiv. DU MILIEU SOCIAL. 1 5 la vie. Ce que l'homme fait et ce dont il trouve au besoin le modèle en étudiant les phénomènes pure- ment physiques, et ce que la INature vivante ne sait ou ne veut pas faire, c'est ce qui se fait par logique et méthode, par géométrie et calcul, par combinaison et disjonction d'éléments juxtaposés : ce que la Na- ture fait et ce que l'homme ne peut pas faire, ou ce qu'il ne fait qu'instinctivement, par une expansion de la vie qui est en lui, c'est ce qui résiste à l'analyse ou ce que l'analyse détruit; ce qui ne se construit point par synthèse proprement dite, ou par le rappro- chement artificiel d'éléments épars, mais ce qui ré- sulte du développement d'un gemie, sous l'influence de causes extérieures d'excitation, par l'action d'un principe interne d'organisation et de mouvement, dont l'homme a le sentiment ou la perception con- fuse , sans en avoir une idée précise et fixe , sur la- quelle il puisse raisonner. 329. — De là le désaccord et la singularité d'un être qui appartient à la Nature vivante, et que la Na- ture a muni de facultés susceptibles de se développer, dans certaines circonstances exceptionnelles, d'une manière anormale, contrairement au plan suivi par elle pour tous les êtres vivants : de telle sorte que cet être si étrange puisse se croire parfois le maître ou le rival de la Nature elle-même. Tel est I'homme. De là vient aussi sa misère : car, ce que cet être intelligent sait le mieux, les seules choses qu'il sache à proprement parler, c'est ce qui s'éloigne le plus de sa propre nature, comme être doué de sensibilité et de vie. De là enfin sou penchant au surnaturel et au mer- 16 LIVRE IV. — CHAPITRE 1. veilleux, qui charme son imagination, exalte sa sen- sibilité, et à quelque hauteur que la pensée s'él^ve, y répand la vie, en l'absence de laquelle toutes les spéculations de la raison ne tournent qu'à raffliction d'esprit. Cette délinition devenue fameuse de nos jours dans une certaine école : « l'homme est une intelligence servie par des organes,» n'a donc que le petit incon- vénient de supprimer la vie , en mettant directement aux prises l'intelligence et le mécanisme. Mieux vau- drait la vieille définition scolastique « l'homme est un animal raisonnable, » si elle ne semblait impliquer que l'homme n'est supérieur aux animaux que par la raison, tandis qu'il y a en lui des sentiments, des passions, des instincts, des facultés qui ne relèvent pas de la raison , et qui suffiraient pour assurer sa prééminence. Est-ce que l'amour de la gloire, est-ce que l'enthousiasme et l'imagination poétique dépen- dent de la raison? Craignez bien plutôt de soumettre toutes ces grandes et belles choses au creuset de la raison, si vous ne voulez les voir d'abord se fiétrir et se dessécher. 330. — Ce que nous disons de l'homme individuel s'applique bien mieux encore aux sociétés humaines. Les sociétés, plus encore que les individus, com- portent en certaines choses le progrès indéfini, et moyennant des circonstances favorables une durée indéfinie. Mais, ce qui peut y être affranchi de la fa- tale loi des âges, ne l'est que par une fixité de prin- cipes et de règles incompatible avec les phases du mouvement vital. Ainsi s'établit un ordre de faits so- ciaux qui tend à relever, omisso medio, des principes DU MILIEU SOCIAL. 17 OU des idées purement rationnelles auxquelles était consacré notre premier livre, et qui nous ramène à une sorte de mécanique ou de physique des sociétés humaines, gouvernée par la méthode, la logique et le calcul (210 et 212) : en sorte que ce qui s'appelle proprement une civilisation progressive n'est pas, comme on l'a dit si souvent, le triomphe de l'esprit sur la matière (ce qui n'aurait, nous l'accordons, que de bous côtés, quoique cela sente un peu son gnosti- cisme), mais bien plutôt le triomphe des principes rationnels et généraux des choses sur l'énergie et les qualités propres de l'organisme vivant, ce qui a beau- coup d'inconvénients à côté de beaucoup d'avantages. Voilà la thèse dont la suite de cet ouvrage doit être le développement et la justification. Les sociétés humaines sont tout à la fois des orga- nismes et des mécanismes. On ne peut les assimiler exactement, ni les choses qu'elles produisent, surtout dans leurs phases finales, à un organisme vivant : mais ou se tromperait encore plus si l'on méconnais- sait, dans leurs premières phases, leur grande res- semblance avec un organisme vivant; et ce n'est pas une des moindres conquêtes intellectuelles des temps modernes, que d'avoir enfin saisi cette ressemblance, malgré la grande dissemblance des conditions oia nous sommes aujourd'hui placés nous-mêmes. L'avènement du règne de l'idée dans les sociétés humaines n'y détruit pas les forces instinctives, pas plus que les fonctions vitales ne s'arrêtent chez l'homme entièrement absorbé par les travaux de l'es- prit ou voué au culte d'une idée : mais l'idée régnante est comme une forme qui, une fois bien arrêtée, s'as- r. 77. i 18 LIVRE IV. — CHAPITRE I. sujettit de plus en plus les forces instinctives, en leur imposant le cadre où doivent ultérieurement se dé- ployer leur activité propre et leur vertu opérative. 331 . — Ce qui est pour l'individu un acte réfléchi, délibéré, accompli en conformité d'une idée dont il a conscience, peut avoir les caractères d'un acte in- stinctif, quant à son influence sur la vie sociale de l'être complexe dont l'individu fait actuellement par- tie. Ainsi, un ambitieux politique sait très-bien ce qu'il fait en poursuivant pour son propre compte le pouvoir, la fortune, la gloire : et en même temps il se trouve qu'il a travaillé, le plus souvent à son insu, à l'accomplissement de certaines destinées sociales dont on ne devait avoir que beaucoup plus tard, ou même dont on n'a pas encore la nette perception. Voilà ce que le grand Orateur a exprimé par ces mots restés célèbres : << L'homme s'agite e4; Dieu le mène. » Les anciens disaient : Deus anima biutomm. Partout oii l'instinct opère dans les œuvres collec- tives de l'homme et dans l'organisation des sociétés humaines, d'une manière incompréhensible pour nous, nous qualifions cet instinct de divin, et nous sommes portés à y reconnaître la manifestation d'un pouvoir supérieur et invisible. Le poète, l'artiste sentent un Dieu qui les inspire. On a regardé Dieu lui-même comme l'auteur des langues primitives, comme le pre- mier instituteur du langage humain : et l'on a eu toute raison, si par là on a entendu exprimer que la première organisation des langues s'est faite par un travail instinctif dont, ni les individus, ni les sociétés ne se rendaient compte, et qui a donné à la chose produite les caractères merveilleux des autres produits DU MILIEU SOCIAL. 19 de l'instinct dans l'économie vivante (211). Ecoutons sur ce point l'un des plus éminents linguistes que l'Allemagne ait produits. « Je ne crois pas, dit Guil- laume de Humboldt ', qu'il faille supposer chez les na- tions auxquelles on est redevable de ces langues ad- mirables, des facultés plus qu'humaines, ou admetre qu'elles n'ont pas suivi la marche progressive à la- quelle les nations sont assujetties : mais je suis péné- tré de la conviction qu'il ne faut pas méconnaître cette force vraiment divine que recèlent les facultés humaines, ce génie créateur des nations, surtout dans l'état primitif oii toutes les idées et même les facultés de l'àme empruntent une force plus vive de la nou- veauté des impressions, oh l'homme peut pressentir des combinaisons auxquelles il ne serait jamais arrivé par la marche lente et progressive de l'expérience... S'il est impossible de retracer sa marche, sa présence vivifiante n'eu est pas moins manifeste. Plutôt que de renoncer, dans l'explication de l'origine des langues, à l'influence de cette cause puissante et première, et de leur assigner à toutes une marche uniforme et mécanique qui les traînerait pas à pas, depuis le com- mencement le plus grossier jusqu'à leur perfectionne- ment, j'embrasserais l'opinion de ceux qui rapportent l'origine des langues à une révélation immédiate de la Divinité. Us reconnaissent au moins l'étincelle di- vine qui luit à travers tous les idiomes, même les plus imparfaits et les moins cultivés. » 332. — Chaque fois que des intelligences vraiment supérieures ont pénétré dans le jeu des institutions et * Lettre à Abel Rémusat, p. 55. Paris, 1827. 20 LIVRE IV. — CHAPITRE I. l'agencement des formes politiques, elles ont pareil- lement reconnu l'insuffisance de toutes explications purement logiques, de toutes données purement ra- tionnelles; elles ont aussi fait appel à un principe divin, c'est-à-dire à des instincts supérieurs dont Dieu a doué l'homme pour l'accomplissement de ses destinées sociales, et qui créent, conservent, ré- parent l'organisme social, comme d'autres forces in- stinctives créent, conservent, réparent d'autres or- ganismes vivants. « Il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu , » a dit l'Apôtre : entre tant de com- mentaires d'un texte si fameux, nous choisirons, à titre d'échantillon, l'un des plus récents, donné par l'un de nos contemporains les plus illustres, comme penseur et comme homme d'Etat. <( Cromwell, dit M. Guizot \ n'était point un phi- losophe; il n'agissait point d'après des vues systéma- tiques et préméditées; mais il portait dans le Gouver- nement les instincts supérieurs et le hon sens pratique de l'homme marqué de la main de Dieu pour gouver- ner. Il avait vu à l'épreuve cet arrogant dessein de créer, par la seule volonté populaire ou parlemen- taire, le Gouvernement tout entier; il avait lui-même audacieusement poussé à l'œuvre de destruction qui devait précéder la création nouvelle ; et au milieu des ruines faites de ses mains, il avait reconnu la vanité de ces téméraires expériences; il avait compris que nul Gouvernement ne peut être l'ouvrage de la seule volonté des hommes; il avait entrevu dans ce grand travail la main de Dieu, l'action du temps et de toutes ^ Histoire de la République d'Angleterre et de CromioeU , T. II, liv. V. DU MILIEU SOCIAL. 21 les causes étrangères à la délibération humaine. Entré, pour ainsi dire, dans le conseil de ces puissances su- périeures, il se regardait, par le droit de son génie et de ses succès, comme leur représentant et leur mi- nistre » Voilà certes un beau langage, et qui mieux est, un langage vrai, en ce sens que, plus l'homme s'élève dans l'échelle de la moralité, plus il est tenu de re- vêtir d'attributs moraux la puissance supérieure par laquelle il sent que ses destinées sont gouvernées. Il nous est bien naturel et bien consolant de croire que la Providence divine ne s'applique pas de la même manière à régler le sort d'une fourmilière, les- aven- tures d'une peuplade d'anthropophages et les desti- nées d'un grand empire, et d'exprimer à notre façon, par la variété des formes de notre langage, cette di- versité dans le mode d'application. Ce que nous ap- pelons la puissance de la >'ature, là oia un but moral n'apparaît pas, nous l'appelons la main de Dieu, là où nous sommes frappés surtout du sort réservé à des millions de créatures dont l'intelligence et le sens moral sont les plus nobles attributs (319). Mais il n'en reste pas moins évident que le caractère essen- tiel et constant de ces causes supérieures que signale l'éloquent publiciste, est de demeurer étrangères à la délibération humaine; d'opérer sans préméditation, instinctivement; et de faire de cette manière (comme tous les instincts) ce que la seule raison humaine est incapable de faire par des vues méthodiques et des combinaisons réfléchies. En d'autres termes, cela si- gnihe que l'art humain n'a pas le pouvoir de créer la vie de toutes pièces, d'infuser le principe de vie là 22 LIVRE IV. — CHAPITRE I. OÙ il n'est pas, mais uniquement celui de diriger, dans une certaine mesure, la vertu opérative des in- stincts vitaux. Ainsi simplifiée (et, si l'on veut, ra- baissée), la proposition sera vraie pour l'organisation polilique la plus grossière, pour celle d'une horde barbare, comme pour ces grands corps de nations, à la tête desquels figurent les grands personnages que l'on peut qualifier de représentants ou de ministres de la Providence, vu l'importance de leur rôle dans l'ordre des faits moraux et des idées morales. L'idée se trouve à la fois au-dessus et au-dessous de l'instinct : la force ou la vertu opérative apparte- nant surtout à l'instinct, tandis que l'idée est surtout la conception d'une forme. Et de même qu'un rap- port abstrait se dégage à la longue des nombres de la statistique, toute élimination faite des causes qui ont opéré activement pour la détermination de chaque faitparticulier(63), demême il doit arriver à la longue que l'idée ou la condition formelle prévale sur l'in- stinct : sur les instincts supérieurs, nobles ou déli- cats, comme sur les instincts animaux et grossiers; et qu'ainsi il y ait à certains égards un abaissement, à d'autres égards un perfectionnement dans les con- ditions de l'humanité. 333. — Il faut remarquer l'artifice par lequel la Nature emploie comme force instinctive, dans lorga- nisme social, ce qui est pour l'individu un acte d'in- telligence et de volonté réfléchie. Elle nous offre d'autres exemples de cette espèce de rabaissement des fonctions de la vie, dans le passage des organismes composants aux organismes composés (212). Chaque polype est un animalcule et le polypier est une sorte DU MILIEU SOCIAL. 23 de végétal. Dans le mystère de la génération, le sper- matozoaire figure aussi comme un animalcule ayant sa vie propre et indépendante, laquelle néanmoins n'a d'autre but que celui d'intervenir dans la repro- duction d'un être de nature supérieure, concurrem- ment avec d'autres appareils organiques privés de vie indépendante et de motilité propre (257). La société ne pense pas, comme l'individu, à l'aide d'un cerveau unique; et néanmoins, quand les so- ciétés en sont à cette phase où les idées les gouvernent, principalement ou en grande partie, la puissance divine trouve encore le moyen de réaliser le phéno mène de l'idée, de la connaissance rétléchie et con- sciente d'elle-même, aussi bien pour les sociétés hu- maines que pour l'homme individuel ; et elle a pour cela différents artifices. A une certaine époque de la vie des peuples, elle produit ce que Ton appelle des grands hommes, qui sont grands (suivant une re- marque déjà ancienne) parce qu'ils joignent à des fa- cultés personnelles éminentes le bonheur d'avoir une organisation intellectuelle et morale parfaitement en rapport avec les besoins, les tendances, les disposi- tions de la société, au temps et dans le pays oii ils vivent : de sorte qu'ils ont tout ce qu'il faut pour en devenir momentanément la monade dirigeante, l'^r- chée ou le moi (297). Et plus tard encore, l'idée est de- venue tellement distincte ; sa fixité, sa précision l'ont tellement rendue susceptible d'une transmission iden- tique d'individu à individu ; les moyens de transmission sont devenus si commodes, si multipliés, si rapides, que les sociétés peuvent subir le gouvernement des idées, sans même avoir besoin de grands hommes. 24 LIVRE IV. — CHAPITRE I . 334. — Tout ce jeu des sociétés humaines, jeu mé- langé d'organisme et de mécanisme, et qui mérite tant d'attirer l'attention du vrai philosophe, n'exige pas qu'on se mette en frais de métaphysique, ni sur- tout d'ontologie (320). 11 n'en est point à cet égard de la nature des sociétés humaines comme de celle de l'homme individuel, objet principal et constant de la spéculation ontologique. De tout temps les philo- sophes et les moralistes ont parlé de la dualité de la nature humaine, mais en se plaçant à des points de vue différents. Aristote, après avoir distingué dans l'homme le corps (awfia) et l'âme {^^xn) , distingue dans l'àme deux parties, l'une privée de raison et qu'il nomme V appétit (ope^t?), l'autre raisonnable et qu'il appelle V intelligence (vou?) : ce qui rentre bien dans la distinction établie plus haut entre ce qui re- lève et ce qui ne relève pas des lois générales de la vie * : mais la notion des substances, telle que la plu- part des modernes l'ont entendue, s'accommodait mal de cette distinction plus ancienne, et l'a fait tomber en discrédit. C'est alors qu'on a opposé l'intelligence à la matière, l'àme (ou la substance pensante) au corps ou à la substance étendue. D'autres, plus soucieux de distinctions morales que de distinctions ontolo- giques, opposent la chair à l'esprit, les instincts de la 1 Polit. VII, 23. CicÉRON avait dit de même [Tusc. IV, 5) : '< Py- t.hagoras primum, deinde Plato, animum in duas partes dividunt, alteram rationis participera, alteram expertera. » D'autres fois, chez les Grecs, la division de l'âme comprend trois parties : 6ujiiôf , voùç, «pp'Àv, les deux premières (la passion et l'intelligence) appartenant à certains degrés aux animaux comme à l'homme, et la dernière (l'entendement proprement dit) qui n'appartient qu'à l'homme. DioG. Laeiit. VIM, 30. Voyez encore notre Essai , T. I, n" 127. DU MILIEU SOCIAL. 25 bête aux aspirations du principe divin (qui sont aussi des instincts, mais d'une nature supérieure), les im- pulsions d'une fatalité aveugle aux déterminations d'une énergie libre. Nous ne discutons aucune de ces divisions, de ces antithèses, qui toutes ont leur fon- dement et leur vérité relative : la nôtre ne procède, ni d'une ontologie douteuse, ni du désir (d'ailleurs si respectable) d'expliquer ou de confirmer une doc- trine morale; nous n'entendons qu'invoquer une idée propre à expliquer ou à relier un grand nombre de faits : ce sera à nous de la justifier en montrant qu'elle remplit ce but, sans prétendre que le résultat (en le supposant obtenu) doive infirmer la valeur d'autres distinctions dont le but est différent. 335. — Remarquons que ces philosophes, ces mo- ralistes qui insistent tant, chacun dans leur sens, sur la dualité de la nature humaine, se préoccupent sur- tout de l'homme individuel et de ses destinées comme être individuel. Loin de nous la pensée de les en blâ- mer, puisque la loi morale a surtout pour objet de gouverner l'être individuel, la personne vraiment mo- rale, et que les destinées de la personne morale peu- vent en un sens avoir plus de prix que les destinées d'une race, d'une nation, de l'espèce tout entière, lesquelles ne sortent pas des limites d'un monde sen- sible et passager. Nous tenons seulement à faire com- prendre que, par cela même, leurs classifications, leurs divisions, leurs antithèses échappent au con- trôle de l'observation scientifique ou historique, ainsi qu'aux règles de critique, e.i- analogia nniversi. Car, à prendre les choses scientihquement et historique- ment, ce n'est que par la culture sociale et par la 2b LIVRE IV. — CHAPITRE I. ti-adition historique que se développent, delà manière la plus variable, les facultés supérieures de l'homme. Quand on étudie dans son organisation, dans ses in- stincts, l'animal que la Nature seule a façonné, on fait de la science : car, l'organisation et les instincts de l'animal sont l'organisation et les instincts de l'es- pèce, sauf des déviations accidentelles de nulle im- portance , et l'espèce même reste invariable dans le temps qu'embrassent nos observations. Mais l'homme individuel, au point de vue de la science, n'est qu'une pure abstraction. Oii le prenez-vous? A quelle époque a-t-il fait son apparition dans le monde? A quelle race appartient-il? Dans quel milieu s'est-il formé? 11 faut donc considérer, non plus l'homme individuel, mais l'humanité, si nous voulons saisir un principe de distinction qui ait vraiment une importance capi- tale et qui comporte une preuve, au point de vue scientifique et historique. Non-seulement le moraliste, le prédicateur, le mystique, l'ascète, mais encore le poète, le roman- cier, le dramaturge fouillent, chacun à leur manière, et au besoin en mettant de côté toute métaphysique, cette inépuisable mine qu'on appelle l'âme humaine, le cœur humain, la nature de l'homme. La littéra- ture et en grande partie l'art tirent de là leur aliment, aussi bien que la religion : la science, la philosophie des sciences n'ont pas grand'chose à y voir. Se figure- t-on les subtiles analyses d'un moraliste ou d'un ro- mancier, coordonnées en systèmes scientifiques? Donc, puisque nos recherches, déjà bien assez variées, ont pour objet la philosophie des sciences et les idées qui président à la coordination scientifique, nous n'au- I DU MILIEU SOCIAL. 27 rons point à nous occuper de toutes ces spéculations sur la nature morale de l'homme, emisagé dans son mode d'existence individuel et personnel : mais en revanche il rentre essentiellement dans notre sujet de tenir compte de tous les éléments de la nature hu- maine qui se traduisent en faits sociaux sur lesquels la science et l'histoire ont prise, et que doivent éclai- rer la philosophie des sciences et la philosophie de l'histoire. 336. — Voilà pourquoi nous allons parler des so- ciétés HUMAi>"ES dans ce quatrième livre, à la suite de celui qui avait pour ruhrique la V'IE et l'orga- NisME : de cette manière aucune analogie n'est rom- pue; le même fil scientifique continue de nous guider; la disposition sériale se poursuit et eu même temps le cycle s'achève, de manière à nous donner l'idée d'un tout parfaitement lié et continu. Nous retrouvons à propos de la formation et de la distrihution des races humaines, avec leurs langues et leurs instincts divers, grossiers ou relevés, des questions de même ordre que celles qui s'agitent à propos des autres espèces vi- vantes. Nous sentons l'action des mêmes causes, dont les unes vont en s'affaiblissant , et les autres en se prononçant davantage, jusqu'à ce que nous voyions nettement prédominer un autre ordre de phéno- mènes, mais qui n'a pour nous rien d'étrange, car il repose sur des principes avec lesquels l'étude des règles fondamentales de la raison et des lois les plus générales du monde physique nous a déjà familiarisés. Après cette vue d'ensemble, il s'agit de savoir dans quel ordre nous procéderons, bien sommairement encore (notre cadre et aussi nos forces nous en font 28 LIVRE IV. — CHAPITRE I. une loi), à une discussion plus détaillée. On ne doit pas s'attendre à trouver ici toute la rigueur logique que comporte l'enchaînement de certains rapports abstraits : tout se mêle et s'entrelace, dans la trame de la vie des peuples et dans le déroulement de leurs destinées, plus encore qu'ailleurs; il suffit d'adopter un ordre qui ne fasse point par trop violence aux connexions les mieux marquées. 337. — Et d'abord les questions à examiner en premier lieu, comme tenant de plus près à celles qui nous ont occupés précédemment, sont évidemment celles qui ont trait à la diversité des races humaines, aux principes de cette diversité et à la valeur des ca- ractères différentiels qui les séparent. Il n'est pas moins évident que toutes ces questions conduisent à des questions analogues, en ce qui con- cerne plus particulièrement la formation des langues et les lois de leur développement. Après les langues, rien ne paraît tenir plus intime- ment à la constitulion intellectuelle et morale de l'homme que les instincts religieux; la durée des re- ligions est comparable à celle des langues, ce qu'on ne peut dire d'aucune autre institution sociale; en- fin c'est par les religions, comme par les langues, que certains peuples privilégiés ont étendu leur in- fiuence bien au-delà du cercle de leurs destinées propres, et contribué sur la plus vaste échelle aux progrès de l'humanité : tout semble donc indiquer que, dans ce recensement rapide, les instincts reli- gieux et les idées religieuses doivent venir après les langues. Nous placerons ensuite les observations générales I DU MILIEU SOCIAL. 29 auxquelles donnent lieu les moeurs et les idées qui sont le fond de la morale proprement dite. En contact intime avec les mœurs et les idées mo- rales, et notamment avec l'instinct de la coutume et l'idée du devoir, le sentiment et l'idée du droit s'en distinguent pourtant par des caractères propres, par des tendances organiques mieux marquées, qui don- nent à l'institution juridique, chez les peuples ap- pelés à la développer, une vie et une existence plus indépendantes. La coutume et l'idée juridiques contiennent en quelque sorte la coutume et l'idée politiques, comme le genre contient l'espèce. Sans doute on ne peut con- cevoir les sociétés humaines sans une ébauche de gouvernement qui est le lien, au moins extérieur, de l'unité sociale ; et à ce titre les instincts et les idées politiques sembleraient devoir venir, même avant les religions, si ce n'est avant les langues. Sans doute aussi, des liens politiques (souvent très-durs) s'ob- servent chez des peuples qui n'ont guère développé l'instinct ni cultivé l'idée du droit : mais il est bien certain également que les formes politiques ne peu- vent sortir de cette rudesse barbare, plutôt que pri- mitive, qu'autant qu'elles se rattachent à l'idée du droit et en en suivant les diverses évolutions. Nous devrons insister sur ces évolutions successives qui dé- terminent finalement l'apparition d'une idée nou- velle, celle d'une administration des intérêts sociaux, indépendante des formes politiques. Ceci annoncera au lecteur que nous entrons dans un ordre de faits qui sont loin d'avoir (au moins lors- qu'ils parviennent à un degré de développement, suf- 30 LIVRE IV. — CHAPITRE I. fîsant pour leur donner une valeur philosophique) la même universalité, la même ancienneté que les pré- cédents, et qui appartiennent à ce que l'on appelle une civilisation avancée. Notre méthode nous con- duira donc H énumérer et à discuter les principes des sciences qualifiées d'économiques, qui ont pour objet essentiel les lois sous l'empire desquelles se forment et circulent les produits de l'industrie humaine, dans des sociétés assez nombreuses pour que les individua- lités s'effacent, et qu'il n'y ait plus à considérer que des masses soumises à une sorte de mécanisme, fort analogue à celui qui gouverne les grands phénomènes du monde physique. Enfin , après avoir successivement passé en revue (autant que le permet un cadre si resserré) toutes les grandes institutions sociales , et mis en relief leurs principales connexions, il nous restera à établir une comparaison du même genre entre l'art, la science, l'industrie, que l'on ne peut plus considérer comme des institutions sociales, mais qui n'en sont pas moins les formes les plus distinctes et les plus importantes de l'activité humaine, au sein des sociétés perfection- nées. Tel est le plan que nous nous proposons de suivre dans ce quatrième livre. DES RACES HUMAINES. 31 CHAPITRE II. DES IDÉES d'espèce ET DE RACE, APPLIQUÉES A L'HOMME ET AUX SOCIÉTÉS HUMAINES. — DE L'ANTHROPOLOGIE ET DE l'ETHNOLOGIE. 338. — De tout temps les hommes se sont préoc- cupés de la question de savoir jusqu'à quel point ils devaient se considérer comme parents ou comme étrangers les uns aux autres. Pendant longtemps, le sentiment de la parenté , de la consanguinité de tous ceux qui parlent la même langue , observent les mêmes rites et les mêmes coutumes, conserve une très-grande énergie : comme aussi, par contre, le mépris et l'aversion pour les populations étrangères, réputées barbares parce qu'elles ne parlent pas la même langue, impies parce qu'elles n'adorent pas les mêmes dieux, grossières parce qu'elles n'ont pas les mêmes mœurs, inspirent une sorte de répugnance pour toute idée de parenté ou de consanguinité avec elles. La cosmogonie indigène ne s'occupe pas de leur origine, ou, si elle s'en occupe, c'est pour expli- quer à sa manière le sceau de réprobation qu'elles portent. Si, par la vertu du mythe, ces étrangers sont encore des parents dans un sens animal et grossier, ils sont au moins sortis de la famille : ce sont des parents déshérités et désavoués. Les institutions reli- gieuses, en se développant et s'organisant selon le mode antique, d'après les idées de pureté et d'impu- 32 LIVRE IV. — CHAPITRE II. reté, ne font que renforcer l'idée d'une séparation originelle entre les peuples ou même entre les castes qui parlent la même langue, qui se trouvent, sinon fondues ensemble, du moins juxtaposées et enchevê- trées au point de former un même peuple. Plus tard, d'autres institutions religieuses dont le principe est essentiellement différent et que nous nommerons des religions prosélytiques, produisent un effet tout contraire : elles tendent à réunir dans une même foi et dans l'attente de destinées communes ceux qu'avaient tenus séparés les uns des autres la disparité de leurs rites grossiers ou l'hétérogénéité de systèmes religieux plus profonds; et elles ne peuvent atteindre ce but sans s'appuyer sur l'idée d'une fra- ternité originelle entre tous les hommes, exprimée de manière à la rendre saisissante et populaire. Mais de plus, et indépendamment de toute influence religieuse, le propre d'une civilisation progressive est de détendre les liens de solidarité qui tiennent à la conformité du langage, du culte, des mœurs, des institutions, et de faire de plus en plus prévaloir ce qu'il y a d'universel dans la nature humaine, sur ce qui est propre à chaque temps, à chaque lieu, à chaque classe, à chaque nationalité. Une fois que les sociétés sont entrées dans cette phase, il faut donc que les hommes inclinent de plus en plus à mettre l'idée de l'humanité au-dessus de l'idée de toute na- tionalité particulière, et même au-dessus de l'idée de toute confraternité religieuse. En langage moderne, cela s'appelle philanthropie, et la philanthropie n'est pas quelque chose qu'il faille ridiculiser, malgré l'abus qu'on en a fait. DES RACES HUMAINES. 33 339. — Nous venons d'indiquer pourquoi l'on ne peut agiter, même avec la plus grande impartialité scientitîque, la fameuse question de l'unité de l'espèce humaine, du principe de la diversité des races hu- maines, sans éveiller les susceptibilités religieuses et philanthropiques : non que l'on tienne précisément à la formule scientifique de l'unité d'espèce, mais parce qu'on y associe mentalement une autre idée qu'em- brasse sans peine l'imagination des hommes les plus dépourvus de culture scientifique; à savoir l'idée de la descendance d'un couple unique. Et pourtant, dans l'ordre des faits naturels dont la science s'occupe, il n'y a non plus de raison pour admettre à l'égard de l'espèce humaine l'hypothèse de la descendance d'un couple unique, que pour l'admettre à l'égard de toute autre espèce vivante. Tous les chênes de même espèce seraient-ils tous issus du même gland, et toutes les abeilles de la même mère abeille? En faudra-t-il dire autant pour toutes les innombrables espèces vé- gétales et animales, et pour chacune des créations qui caractérisent les étages géologiques (288)? D'un autre côté, ceux qui se font (dans l'intérêt d'une certaine solution scientifique ou philosophique) les champions de la science ou de la philosophie, auraient vraiment mauvaise grâce à réclamer auprès des gardiens de la tradition de plus promptes concessions, quand la science et la philosophie sont encore si peu sûres de leurs procédés et de leurs conclusions. Déjà l'on s'est concilié à propos de questions astro- nomiques, de questions géologiques où la philanthro- pie n'avait rien à voir, et qui d'ailleurs n'intéressaient pas au même degré la tradition religieuse : la conci- T. IL 3 34 LIVRE IV. — CHAPITRE II. liation s'opérera aussi, je n'en doute pas, sur le ter- rain de l'anthropologie et de l'ethnologie (294); mais il est dans l'ordre qu'elle soit plus tardive. Abordons donc à notre tour, puisque notre sujet nous y force, et abordons avec toute liberté d'esprit ces questions délicates. Séparons ce que l'Auteur des choses a lui- même si visiblement séparé, l'ordre naturel et l'ordre surnaturel; vénérons ce qui doit être \énéré, et ne risquons pas de le profaner en le mêlant à nos dis- cussions scientifiques *. 340. — Si l'on prend pour définition de l'unité spécifique des races l'aptitude à des unions hybrides. ^ Que ceux qui seraient tentés de condamner durement notre réserve, veuillent bien relire le passage curieux de la Cité de Dieu (liv. XVI, chap. 9), où S. Augustin rejette l'existence des antipodes, mais non (comme d'autres Pérès), par des raisons tirées de la mau- vaise physique de son temps. Au contraire, il admet volontiers les preuves cosmologiques de la rondeur de la terre, tout en remarquant avec beaucoup de justesse que ces preuves n'établissent pas : 1° qu'il y ait des terres émergées dans l'hémisphère opposé au nôtre; 2° que ces terres émergées, au cas qu'elles existent, aient des hommes pour habitants. Il ne dit rien non plus des prétendus obstacles que l'extrême chaleur de la zone torride aurait dû, dans l'opinion de beaucoup d'anciens, opposer à la migration des es- pèces d'un hémisphère à l'autre. En conséquence, son seul motif pour rejeter l'existence des antipodes, c'est qu'il lui semble par trop absurde de supposer que quelques individus aient pu franchir l'immense Océan, pour aller propager à de telles distances la lignée du premier homme. « Nimisque absurdum est, ut dicatur, aliquos homines ex liac in illam partem, Oceani immensitatetrajecta, navi- gare ac pervenire potuisse, ut etiam illis ex une illo primo homine genus institueretur humanum.» Mettons que le saint Docteur s'est trompé en déclarant par trop absurde ce qu'aujourd'hui beaucoup d'hommes pieux et éclairés se croient obligés d'admettre, et ce qu'on a voulu quelquefois présenter comme une chose toute simple : ce sera un motif de plus pour éviter toute affirmation tranchante, et par cela môme imprudente. DES RACES HUMAINES. 35 possédant la fécondité et la transmettant dans un nombre illimité de générations (263 et ^w/y.), la ques- tion de l'unité des races humaines se trouve tranchée par un fait notoire, à savoir par la fécondité des unions entre races aussi disparates que la race euro- péenne, et les races nègre, hottentote, américaine. Reste une question accessoire, très- intéressante au point de vue de la physiologie seulement, celle de savoir si la race métisse peut se conserver indéfini- ment avec ses caractères mitoyens, ou si, en l'ab- sence de toute nouvelle infiltration du sang de l'une des races composantes, les produits des unions mé- tisses finiraient par revenir à l'un des deux types pri- mitifs. On allègue des observations dans un sens et dans l'autre; et assurément, s'il était prouvé que le type métis ne peut pas se perpétuer indéfiniment, malgré le cantonnement des produits, et malgré la persistance indéfinie du pouvoir prolifique dans les générations successives, ce serait l'indice que la Na- ture a marqué par des traits plus profonds, sinon la séparation, du moins la distinction des races hu- maines : mais le fait seul de l'aptitude à une repro- duction indéfinie suffirait pour établir entre toutes les races humaines un rapprochement bien plus grand que celui qui existe entre les espèces animales les plus voisines, qui ne peuvent par leur mélange donner lieu qu'à des produits d'une fécondité limitée. Ce serait déjà un soutien physique suffisant de l'idée sainte d'humanité, telle que tendent à la faire préva- loir les doctrines religieuses et morales les plus dignes de nos respects. A cette preuve si forte de l'étroit rapprochement 36 LIVRE IV. — CHAPITRE II. des races humaines, qui devient une preuve décisive de l'unité spécifique, si l'on donne de l'unité spéci- fique la seule définition précise ou logique qu'il soit possible d'en donner (263-266), les partisans de l'u- nité joignent un argument qui n'a guère moins de force. Us demandent aux adversaires de vouloir bien s'entendre sur l'énumération distincte et la caracté- ristique précise des races qui deviendraient les véri- tables unités du naturaliste, à la place de la grande unité qu'ils préconisent. Et comme tant de travaux entrepris depuis un siècle n'ont pu aboutir ni à une énumération constante, ni à une caractéristique fixe; comme les uns réunissent ce que les autres séparent et séparent ce que les autres réunissent, on en con- clut avec grande apparence de raison, que les races humaines ne comportent ni dénombrement formel ni caractéristique précise, ce qui ne laisserait plus sub- sister, dit-on, que l'idée d'une espèce unique. 341. — Enfin, comme le succès encourage, on va encore plus loin et l'on dit : Les différences d'une race à l'autre, sont de l'ordre de celles que l'on ren- contre entre individus de la même race, et de celles que produisent, soit les accidents de la génération, soit les changements prolongés d'influences climaté- riques et surtout de genre de vie. Elles sont absolu- ment comparables à celles que l'éducation et la cul- ture produisent dans nos races domestiques. Nous ne repoussons l'idée d'une transformation des unes dans les autres que parce que notre attention est frappée du contraste des termes extrêmes, par exemple de l'européen et du nègre. Il est vrai que le nègre, trans- porté à Saint-Pétersbourg, reste nègre, si la phthisie DES RACES HUMAINES. 37 OU la pleurésie ne le tuent pas, et que l'européen transporté dans les régions tropicales y reste blanc, s'il ne meurt pas du choléra ou de la fièvre jaune : mais, concevons que la peuplade nègre, originaire de Guinée, ait fait une longue étape dans le Soudan, puis au pied de l'Atlas, puis dans le Tell, puis en Espagne, ou qu'inversement la race blanche se soit avancée par longues étapes, des régions tempérées jusqu'à l'équa- teur, en modifiant progressivement aussi son genre de vie; et l'hypothèse de la transmutation progressive, tout en restant une hypothèse, n'aura plus rien qui choque le bon sens : or, nous avons des motifs d'y tenir, tant qu'on ne nous en prouvera pas l'impossi- bilité par raison démonstrative. C'est ici que, pour notre propre compte, nous nous voyons obligé d'abandonner les partisans de l'hypo- thèse. On a un bon moyen de prouver a posteriori l'identité des races artificielles que l'homme a créées : c'est de les abandonner à elles-mêmes, auquel cas toutes périssent, ou retournent promptement à un type unique, le même partout et qui ne peut être que le type primitif de l'espèce; et si par hasard le type auquel toutes retournent se modifie d'un lieu à l'autre, les légères différences dénotent une influence natu- relle et locale sur le type primitif, tout-à-fait indé- pendante des procédés artificiels qui avaient constitué les races domestiques. Rien d'analogue ne s'observe à l'égard des races humaines. Certaines différences d'une race à l'autre, quelle qu'en soit la cause origi- nelle, se sont consolidées au point qu'il n'y a plus aujourd'hui aucun moyen d'opérer la transmutation d'une race dans l'autre. On a sur tous les points du 38 LIVRE IV. — CHAPITRE II. globe, par suite de migrations certainement très- anciennes ou de causes primordiales tout-à-fait ca- chées, des exemples nombreux de races très-distinctes, vivant côte à côte depuis un temps très-long, malgré l'identité des influences extérieures. Les différences dans le genre de vie, entre peuplades également gros- sières, ne peuvent expliquer les différences physiques et psychologiques qu'on y observe; elles en sont la conséquence, loin d'en être la cause. Malgré l'in- fluence d'une civilisation de plusieurs milliers d'an- nées et les prodigieux changements qu'elle a dû ap- porter dans le genre de vie, les traits du Chinois accusent encore aujourd'hui ses liens de parenté avec d'autres peuples qui n'ont pas reçu la même culture; les traits de l'ancien Egyptien rappellent le type afri- cain tel qu'on l'observe chez des peuples restés sau- vages : ni le Chinois, ni l'Egyptien ne se sont rappro- chés du type européen par une si longue culture, de manière à faire perdre la trace des différences origi- nelles qui les séparent. On cite à la vérité un ou deux exemples de pareilles transmutations de type : les Magyars, les Osmanlis, qui, en se fixant sur le terrain de la civilisation européenne, auraient pris le type européen, et ne témoigneraient plus que par le lan- gage, de leur affinité originelle avec les races fiinnoise ou turke; mais ces exemples sont bien douteux, précisément parce que les circonstances de l'enclave et d'autres renseignements historiques permettent d'expliquer le même résultat par une infiltration de sang étranger, très-compatible avec la permanence de l'idiome. Est-ce que nous ne parlons pas un patois de la langue latine, sans avoir dans nos veines une DES RACES HUMAINES. 39 goutte de sang latin? Il n'y a nul parallèle à établir entre ces exemples douteux, péniblement recueillis, et les exemples nets, frappants, qui s'offrent d'eux- mêmes à l'appui de la thèse contraire. Quant à cette circonstance, que l'on trouverait chez les peuples de toute race, des déviations individuelles du type de la race, (physiques ou psychologiques, peu importe) poussées au point de rapprocher des indivi- dus appartenant aux races les plus dissemblables, elle ne prouve pas plus contre la distinction originelle des races, que les cas de monstruosité proprement dite (qui rappellent au sein d'une espèce le type d'une espèce voisine, ou même parfois le type d'une espèce très-éloignée), ne prouvent contre la distinction ori- ginelle des espèces. On comprend que, la parenté entre les races humaines étant bien autrement étroite que la parenté entre espèces (congénères ou non con- génères), ce qui passe avec raison dans un cas pour une monstruosité, le plus souvent incompatible avec l'entretien de la vie de l'individu, ne soit plus dans .l'autre cas qu'une rareté, parfaitement compatible avec toutes les conditions d'existence (269). 342. — Nous n'hésiterons donc pas à admettre qu'il y a dans la famille humaine des différences de races, différences que l'on ne peut point assimiler à celles que nous créons par l'éducation et la culture au sein de nos espèces cultivées, mais qui sont au contraire permanentes, natives et originelles, en ce sens que l'art n'en peut point créer, et que la Nature n'en crée plus de semblables dans les circonstances actuelles, quoiqu'elle ait dû avoir (il faut bien que tout le monde le reconnaisse) des moyens de les pro- 40 LIVRE IV. — CHAPITRE II. cluire et de faire sortir les types les uns des autres, dans des circonstances différentes. En tant que na- tives et originelles, au sens qui vient d'être expliqué, dépareilles différences entre les races humaines, que l'on ne pourra plus comparer aux différences entre les races domestiques, se trouveront comparables aux différences spécifiques, quoiqu'elles n'aient, ni la même profondeur, ni probablement le même âge. Et en effet, si l'espèce humaine a apparu la dernière (ou l'une des dernières) parmi les espèces supérieures, comme on a tant de raison de l'admettre, il paraît très-conforme à l'ordre général que les mêmes causes qui produisaient plus anciennement des distinctions spécifiques, n'aient produit plus tard que des distinc- tions en races permanentes, avant d'arriver à l'ordre final dans lequel il ne semble pas qu'il se produise, même des races permanentes, quoiqu'on puisse en- core faire varier artificiellement les circonstances et les milieux, au point de produire des déviations de types qui simuleraient les différences natives et origi- nelles d'un autre âge, même les différences spécifiques, si elles n'étaient entièrement dépouillées de l'attribut de la permanence. 343. — Dès-lors (et du moment que l'on dégage de l'idée de l'unité spécifique l'idée de la descendance d'un couple unique) toute difficulté disparaît. On n'a plus de peine à comprendre comment, à l'époque de la consolidation des caractères des races autochtones, ces caractères ont pu se nuancer sur de vastes étendues de pays dont les points divers étaient soumis à des in- fluences analogues, mais non identiques, de manière qu'on soit aujourd'hui dans l'impossibilité d'arriver à DES RACES HUMAINES. 41 une caractéristique tranchée et à un dénombrement fixe, accepté de tout le monde. La singularité est bien plutôt qu'on y arri\e pour les espèces végétales et ani- males; et il y a certainement lieu de se demander comment la caractéristique des espèces a pu prendre la fixité qu'on lui connaît, dans l'hypothèse peu dou- teuse où l'évolution des mêmes espèces se serait faite sur plusieurs points à la fois. Au contraire, quel qu'ait pu être le procédé mystérieux suivi par la Na- ture pour la première évolution des organismes vivants, elle n'aura fait que se montrer conséquente à elle- même, si, en n'admettant pas pour l'homme, venu après tant d'autres espèces, des distinctions aussi pro- fondes que la distinction spécifique (ce que prouve le critère de la fécondité indéfinie des alliances), elle a en même temps renoncé à la fixité de caractéristique et de détermination qui accompagne la distinction spécifique chez des êtres d'une organisation moins relevée et d'une origine plus ancienne. 344. — La distribution géographique actuelle des races humaines ne semble (au moins de prime abord) liée d'une manière nécessaire, ni aux influences cli- matériques, ni à la distribution, ni à l'étendue ou aux distances des grands massifs et des portions in- sulaires du sol habitable, dans l'ordre actuel des choses. Les races les plus distinctes peuvent habi- ter et habitent, en contact les unes avec les autres, les mêmes contrées du globe. La race blanche con- serve tous ses traits dans l'Amérique du Nord; la race noire, transportée aux Antilles ou au Brésil, conserve les siens; et rien ne s'opposerait à ce que la race américaine pût vivre et se perpétuer en Europe ou 42 LIVRE IV. — CHAPITRE II. en Afrique. La Chine pourrait être habitée par des hommes blancs comme ceux d'Europe, et l'Europe habitée par des hommes jaunes comme les Chinois. On trouve aux extrémités orientales de l'Asie, dans les grandes îles qui les avoisinent, et jusque dans les ar- chipels les plus lointains du Grand Océan, des races noires, inférieures, autochtones ou plus anciennement établies, aujourd'hui en contact avec d'autres races qui les ont opprimées et refoulées. Pourquoi ces races noires, éparpillées à de grandes distances, dans une portion considérable de l'hémisphère austral, ont-elles pu gagner tant d'îlots, et n'ont-elles pu ga- gner le continent américain ou s'y perpétuer? Pour- quoi occupent-elles des contrées plus rapprochées du pôle antarctique, tandis que, plus près de l'équateur, dans la Polynésie, habite un type supérieur au Papou, à l'Australien comme au nègre de Guinée? Nous ne pouvons pas plus répondre à ces questions d'origine, par des raisons tirées de l'ordre actuel des choses, que nous ne pouvons répondre à la plupart des questions qui concernent l'origine et la distribution géogra- phique des espèces animales ou végétales. En tout cas, il faut admettre que les races humaines une fois constituées, dans les conditions de l'autochtonie, ont joui d'une faculté d'extension, de migration, inégale d'une race à l'autre, mais en général supérieure à celle que possèdent les espèces animales et végétales : de manière à réunir sur le même territoire, à placer côte à côte des races qui contrastent par des caractères tranchés, tandis qu'il n'y avait le plus ordinairement que des nuances entre elles et leurs voisines, dans les primitives conditions de l'indigénat. DES RACES HUMAINES. 43 345. — Jusqu'ici nous n'avons tenu compte, en traitant de la distinction et de l'origine des races hu- maines, que des races dont la formation est imputable à la Nature agissant seule, spontanément, en confor- mité d'un plan général auquel les accidents fortuits sont eux-mêmes soumis, et qui comprend l'ensemble des espèces vivantes. Mais, il serait étrange que les facultés propres à l'homme, par lesquelles il se sous- trait dans une certaine mesure à l'empire des lois géné- rales de la Nature, et qui ont la vertu de créer au sein des espèces domestiques et cultivées des variétés arti- ficielles, héréditaires sans être permanentes, n'eussent pas aussi la vertu d'en créer d'analogues au sein de l'espèce humaine et au sein des races natives, perma- nentes, dont l'origine remonte plus haut. En effet, il a suffi que les hommes formassent des sociétés sépa- rées, habituellement hostiles les unes aux autres, entre lesquelles des différences de langage, de reli- gion, de mœurs, de genre de vie, creusent des dis- tinctions, entretiennent des antipathies et mettent des obstacles aux alliances sexuelles, pour donner nais- sance à des races comparables à celles que les soins de l'homme créent artificiellement parmi les espèces domestiques. De telles races périssent, non-seulement par l'extermination, mais encore par la fusion ou par la dissémination des familles survivantes au sein d'une autre société. Dans le croisement entre des races qui reconnaissent une telle origine, les traits se mélangent en toutes proportions et se fondent les uns dans les autres, tandis qu'il y a plutôt combinaison que mé- lange dans les cas d'hybridité entre des races native- ment distinctes. Et de même qu'il faut la direction 44 LIVRE IV. — CHAPITRE II. constante de la main de l'homme pour maintenir la race domestique, de même il faut l'influence persis- tante du même milieu social pour maintenir les va- riétés héréditaires ou les races constituées par l'effet du groupement des hommes en castes ou en sociétés distinctes. 346. — Nous tirons de cette idée un moyen de pré- ciser le sens qui doit s'attacher, suivant nous, aux termes Ôl anthropologie et à' ethnologie, dont l'inven- tion remonte fort peu haut, et dont les progrès rapides de nos connaissances modernes ont bien vite répandu l'usage, sans qu'on ait peut-être assez nettement vu, ou du moins assez nettement exprimé les distinctions à observer dans l'application qu'on- en fait. L'anthro- pologie est l'histoire naturelle de l'homme. En consé- quence, tout ce qui est imputable, dans la constitu- tion de l'espèce humaine et de ses divers rameaux, à l'action spontanée des forces naturelles, exerçant sur l'homme le même mode d'action que sur les autres espèces vivantes, se trouvera être du ressort de l'an- thropologie; tandis que l'ethnologie s'occupera de tous les faits accidentels auxquels donnent lieu les cir- constances du groupement des hommes par sociétés distinctes, en conformité des instincts de sociabilité qui d'ailleurs ressortissent de l'anthropologie, en tant qu'ils font partie du fonds commun de la nature hu- maine, ou qu'ils revêtent des formes spéciales et ca- ractéristiques pour chacun de ses rameaux primitifs. Nous distinguerons donc les deux ordres de races hu- maines ou de variétés héréditaires dans l'espèce hu- maine, dont il a été question ci-dessus, et dont la longue confusion explique assez l'embrouillement du DES RACES HUMAINES. 45 sujet, en qualifiant les unes de variétés anthropolo- giques, et les autres, de variétés etJmoIogiqiies. Ainsi, que l'on compare un Européen à un Chinois, à un sauvage de rAmérique, à un Nègre, à un Hot- tentot : et du premier coup-d'œil, par suite d'une suggestion du bon sens que la science n'a pas le droit de dédaigner 267), on reconnaîtra qu'il y a là des variétés de type que toutes les diversités ou les res- semblances de régime et d'institutions sociales n'au- raient pas la vertu de créer ou d'effacer; qui sont de l'ordre de celles que nous ne pouvons reproduire par aucun procédé factice, par aucune expérience artifi- cielle, si longtemps qu'on la prolonge; dont ne saurait donner une explication suffisante l'action des élé- ments et des milieux ambiants, telle du moins qu'elle s'offre à nous dans le monde actuel, et après une suite de siècles déjà longue, qu'embrassent les témoignages de l'histoire et des monuments : ce qui nous oblige d'admettre que les causes quelconques, auxquelles il faut imputer ces différences caractéristiques, ont dû exercer et même à peu près épuiser leur action dans des temps que l'histoire n'a aucun moyen d'atteindre. Au contraire, lorsqu'il est question des caractères par lesquels contrastent l'Arabe, l'Hellène, le Celte, le Saxon, et tant d'autres races dont les traits distinctifs paraissent avoir eu une si grande influence sur la trame des événements historiques, nous sentons fort bien qu'il peut être du ressort de l'histoire d'expli- quer, en totalité ou en partie, comment de telles races se sont formées, perfectionnées, abâtardies ou éteintes. Nous concevons aussi que les déterminations du na- turaliste ne remplissent ici qu'un rôle accessoire, en 46 LIVRE IV. — CHAPITRE II. tant qu'elles traduisent par quelques variétés sensibles d'organisation, des contrastes qui ont une origine plus profonde, et qu'il n'est pas impossible d'expliquer historiquement, sans sortir des conditions du monde actuel, par le seul effet des aventures qui ont dû se succéder dans le période de temps affecté au dévelop- pement des sociétés humaines. 347. — A en juger par ce que produit la culture sur nos espèces domestiques, il faut s'attendre à ce que les diversités imputables à des influences ethno- logiques surpassent quelquefois en amplitude les di- versités natives qui sont du ressort de l'anthropologie et dont la Nature s'est réservé le secret. Les deux ordres de variétés héréditaires dans l'espèce humaine se distingueront donc, ou par une appréciation in- stinctive et partant un peu vague du cachet que la Nature imprime à ses œuvres (2 H), ou par l'observa- tion capitale du fait de la permanence. Ainsi, il reste bien constaté que les races qui habitaient le nord de l'Europe au temps de Strabon, et qui l'habitent en- core, sont loin d'avoir conservé tous les traits phy- siques que leur attribuaient les anciens, et qui se sont considérablement modifiés à mesure qu'elles ont mo- difié leur genre de vie en entrant dans les voies de la civilisation. Nous-mêmes, en parcourant les contrées de l'Europe, nous observons à cet égard une grande différence entre les populations des campagnes et les populations des villes. On peut voyager dans un wa- gon de première classe en Allemagne, en Angleterre, en France, sans presque s'apercevoir du changement de pays, si les compagnons de route jugent à propos de garder le silence : mais, regardez les paysans qui DES RACES HUMAINES. 47 s'attroupent à la gare, et vous reconnaîtrez bien que les populations ne sont plus les mêmes. D'un autre côté, y a-t-il rien clans l'histoire de plus curieux que la persistance du caractère attribué si unanimement à la race celtique par tous les écrivains de l'antiquité, et qui offre une conformité si frappante avec ce que tout le monde dit encore du caractère des nations restées foncièrement celtiques, malgré l'infdtration d'un sang étranger? Cependant ces nations ont passé, dans le cours des âges historiques , par les phases les plus diverses de barbarie et de civilisation. Elles ont changé plusieurs fois de coutumes , de lois , de reli- gions. Quelques-unes même (chose bien rare) ont oublié leur langue pour prendre celle que leur ap- portaient leurs administrateurs ou leurs prêtres (341). Les signes ordinaires auxquels on s'attache seraient ici en défaut. C'est sur la scène de l'histoire qu'il faut étudier les peuples dont nous parlons, pour ap- prendre qu'il y a dans leur organisation native quelque chose à quoi l'on doit imputer ce tempérament moral, cette indéfinissable association de qualités et de dé- fauts qu'on appelle par excellence le caractère, dans les races comme chez les individus; que l'éducation et le genre de vie ne changent pas; qui se conserve malgré le changement ou l'amortissement des pas- sions; que l'homme porte d'ordinaire avec lui du ber- ceau à la tombe; et qui, paraissant tenir à ce qu'il y a de plus insaisissable et de plus fugace dans les mo- difications de l'organisme, n'en a pas moins la vertu de persister mieux que des traits en apparence plus fondamentaux, ou du moins plus sensibles. 348. — Au surplus, nous ne prétendons pas affir- 48 LIVRE IV. — CHAPITRE II. mer qu'il y ait entre les deux ordres de variétés héré- ditaires que nous mettons en contraste, une de ces démarcations tranchées que la Nature n'admet que rarement, et comme par dérogation à ses procédés ordinaires. D'une part on ne peut se représenter l'homme vivant sur la terre sans un certain dévelop- pement de ses instincts sociaux et sans une certaine influence du milieu social : d'autre part il ne faut pas perdre de vue que, si le groupement en tribus est à lui seul une cause de la constitution de variétés hé- réditaires, la préexistence de variétés héréditaires d'un autre ordre a dû être dans les premiers temps et demeurer par la suite la principale cause du rappro- chement des familles et de leur groupement en tribus. Or, à quelle heure a dû se clore l'époque de forma- tion des variétés primordiales et permanentes? Nul ne peut le dire, et il serait peu raisonnable d'admettre que cette clôture a eu lieu à une heure précise. Donc on doit s'attendre à ce qu'il y ait des degrés dans la persistance et des nuances dans l'accentuation des traits différentiels. Selon toute apparence, plus la sé- paration est ancienne et plus les différences caracté- ristiques sont marquées et persistantes; plus aussi les causes de séparation, quelles qu'elles soient, semblent avoir participé de la nature de celles auxquelles il faut imputer la constitution des variétés héréditaires de premier ordre, de celles dont la détermination rentre dans le cadre des éludes habituelles du naturaliste, comme étant une suite et un retentissement des causes qui avaient antérieurement déterminé les différentia- tions spécifiques. 349. — Certaines variétés ethnologiques se sont DES RACES HUMAINES. 49 formées et ont péri, à la lueur, pour ainsi dire, du flambeau de l'histoire : d'autres remontent aux temps qui ont précédé la \ie historique des peuples. Rien de plus intéressant, à une époque de l'histoire grecque, que le contraste des deux races ionienne et dorienne ; ce contraste se fait sentir partout : dans la langue, dans la littérature et les arts, dans les mœurs et les institutions politiques; et en lisant dans Thucydide le récit de leurs luttes , on croirait qu'il s'agit d'antipa- thies insurmontables, parce qu'elles tiennent à des différences indélébiles. Cependant on ne voit pas par les poèmes d'Homère, que de son temps on attachât à beaucoup près la même importance à la distinction de Doriens et d'Ioniens; et peu de temps après Thu- cydide, les populations grecques s'étaient fondues au point de ne plus guère laisser de trace des distinctions de race et d'idiome qui jouaient un rôle si considé- rable à l'époque du grand historien. Bien plus tard, l'histoire nous fait assister à la formation d'une race anglo-saxonne, tour à tour conquérante et subjuguée, puis recouvrant avec son autonomie une nouvelle vi- gueur d'expansion et de conquête , et prenant à tra- vers ses phases diverses une trempe particulière qui ne permet pas de la confondre avec les autres frac- tions de la même race, qui, en gardant leur habitation continentale, n'ont pas couru les mêmes aventures. Enfin, de nos jours on commence à s'apercevoir que l'Anglo-Américain ne ressemble pas exactement à l'Anglo-Saxon resté sur l'autre bord de l'Atlantique; et sans doute la suite des événements et des siècles amènera de plus grandes diversités entre ces deux rameaux séparés d'une même famille. Voilà des T. IL 4 50 LIVKE IV. CilAl'lTUI': 11. exemples de variétés ethnologiques et de races du second ordre, qui se ramifient dans le cours de leur développement historique et sous l'empire d'événe- ments historiques. D'autres distinctions héréditaires, supérieures à celles-ci eu consistance et en durée, quoique moins consistantes que celles qui sont indépendantes du milieu social, ont certainement précédé le commen- cement de l'histoire proprement dite. C'est à des temps qui ont précédé, non-seulement l'histoire que nous possédons, mais toute histoire possihle, qu'il faut rapporter l'action des causes qui ont séparé si nettement (hien plus encore par les caractères psy- chologiques et moraux que par les caractères phy- siques sur lesquels les climats et le genre de vie ont la principale influence) la famille sémitique de la fa- mille indo-européenne, et même celles qui ont opéré, au sein de cette dernière famille, la séparation des rameaux pélasgique, celtique, germanique, slave. Il ne faudrait pas s'étonner (291) si les races créées par un concours de causes qui nous sont historiquement con- nues, ne se montraient pas à nous avec des caractères aussi prononcés et aussi purs que ceux qui appar- tiennent à des races d'origine anté-historique ; et il n'y aurait rien que de conforme à l'ordre général si, après le mélange des races d'origine anté-historique (quoique toujours d'origine ethnologique, selon le sens expliqué ci-dessus), et après la confusion de leurs idiomes, il ne sortait plus de ce mélange et de cette confusion, des types nouveaux, comparables, pour la consistance et la précision de leur caractéris- tique, aux types que le temps a épargnés, ou à ceux DES RACES HUMAINES. 51 qui ont péri, et dont les débris ont fourni les élé- ments de types d'une formation plus récente et plus imparfaite (29 ii. 350. — On conçoit à merveille que, plus les ca- ractères distinctifs des races perdent de leur profon- deur et de leur consistance, plus il devient difficile de les constater par des observations faites sur les individus, du genre de celles qui servent au natura- liste à établir la caractéristique des espèces. Mais, ce qui ne se manifeste pas d'une manière assez nette et assez constante sur les individus, peut se montrer fort clairement lorsque l'on compare une tribu à d'autres; et des différences caractéristiques, même du genre de celles qui portent sur des choses phy- siques et palpables , peuvent être mises ainsi en évi- dence, qui ne pourraient point l'être sans le secours que l'ethnologie prête en cela au naturaliste. D'ail- leurs, ce qui nous intéresse dans la caractéristique des races humaines de second ordre , ce ne sont pas tant les caractères physiques qui tombent sous les sens, que les caractères moraux, les instincts, les aptitudes intellectuelles, liées probablement à des modifications de l'organisme, que des sens plus exquis et une anatomie plus fine parviendraient peut-être à mettre en évidence, sans que pour cela nous fussions plus instruits du lien mystérieux qui rattache les unes aux autres (327) . Or, toute cette partie si importante de la caractéristique des races, qui doit son origine ou son développement aux influences de la vie sociale, ne peut être connue que par l'observation ethnologique : en sorte que l'ethnologie est l'auxiliaire indispensable de l'anthropologie, dans l'établissement ou le com- 52 LIVRE IV. — CHAPITRE II. plôment de la caractéristique des races, même de celles que l'on pourrait à la rigueur distinguer nette- ment les unes des autres, indépendamment de l'ob- servation ethnologique. 351. — L'histoire rend des services du même genre à l'ethnologie et par conséquent (au moins d'une manière indirecte) à l'antliropologie : car, il peut y avoir et il y a des nuances telles que leur exi- stence ou que du moins leur importance échappe aux procédés d'investigation de l'ethnologue ; tandis que l'histoire, en mettant en relief, à travers une longue suite de siècles, certaines particularités du génie et du tempérament moral d'une race appelée à vivre de la vie historique, vient au secours de l'ethnologue et du naturaliste, et leur tient lieu en quelque sorte d'un nouveau réactif, plus délicat et plus sensible, propre à accuser des variétés de type et d'organisation qu'il serait difficile, probablement même impossible de saisir autrement. En ce sens, l'histoire est comme la statistique, un moyen de manifester par des résultats moyens et généraux, une influence constante qui se trouverait masquée dans chaque cas individuel ou dans chaque sil nation prise isolément, parles acci- dents particuliers qui la compliquent (03) : et, si l'his- toire ainsi conçue le cède à la statistique en précision, elle s'accorde mieux , par ses formes pittoresques et animées, avec l'allure de la Nature vivante (347). DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 53 CHAPITRE III. DES LANGUES ENVISAGÉES DANS LEUR DÉVELOPPEMENT ORGANIQUE. 352. — Nous avons traité ailleurs * de la théorie du langage, considéré d'une manière générale et ab- straite, dans ses rapports avec la nature de la pensée dont il est la principale et souvent l'unique expression : ici, nous nous occuperons, non plus du langage, mais des langues ; c'est-à-dire que (sans pouvoir ni vouloir sortir du champ des généralités) nous passerons du point de vue du logicien à celui où doivent se placer le linguiste et l'ethnologue. Nous ne sommes plus, Dieu merci, au temps où l'on pouvait disserter pour ou contre une prétendue théorie de l'invention du langage et de l'institution conventionnelle des langues (331). 11 n'appartient pas non plus à la philosophie d'examiner si Dieu, en créant l'homme, l'a mis par des moyens surnaturels en pos- session d'une langue toute formée, ni quelle langue il lui a donnée. Si une langue ne formait pas un tout organisé, si elle ne procédait pas de l'évolution pro- gressive d'un germe que la vie a pénétré, et où elle circule tant que dure son développement, la formation de la langue par voie de superposition d'assises et de construction systématique serait naturellement impos- sible; et l'on comprendrait encore moins qu'elle put ^ Essai , particulièrement l'S cliap. XIV, XV et XVI. 54 LIVRE IV. — CHAPITRE 111. s'imposer tout d'un coup et de toutes pièces à une fa- mille, à une tribu, à une race, de manière à s'y in- corporer en quelque sorte et à en devenir un des caractères les plus distinctifs. Les principes et les méthodes du naturaliste devront donc s'appliquer à la linguistique, qui n'est autre chose que l'histoire naturelle des langues, la science des causes qui en déterminent et des lois qui en règlent la formation, le développement organique, et enfin l'arrêt, la fixation ou la décomposition. 353. — Et d'abord une première observation se présente d'elle-même. Quoique la diversité des lan- gues doive nécessairement admettre pour raison pre- mière un enchaînement de causes physiques ou plutôt physiologiques, qui ont infiué originairement sur le choix des articulations , des voyelles , des intonations de la langue, et même sur le choix des constructions, des tournures et des images (en tant qu'il relève de la constitution intellectuelle, laquelle dépend à son tour de la constitution physique des individus et des races), il est certain que dans l'ordre actuel des choses toutes ces causes s'effacent devant la force de transmission qui s'attache à la première éducation : puisque nous voyons l'enfant dépaysé dans son bas âge, apprendre la langue de ceux qui l'entourent et aux([uels il ne tient point par les liens du sang, et la parler de manière à ce que rien ne trahisse son origine étrangère. Ordi- nairement même, l'accent étranger du père ou de la mère ne passe point aux enfants nourris près d'eux et par eux, si ceux-ci ne trouvent pas hors de la famille des personnes dont le commerce continuel tende à leur conserver cet accent. DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. oo 334. — Les langues possèdent donc un principe de transmission ou de propagation qui leur est propre et que l'on peut qualifier d'héréditaire, parce qu'il accompagne habituellement et naturellement l'héré- dité proprement dite, sans toutefois en dépendre d'une manière nécessaire. Et quoique les variétés d'organi- sation qui ont dû influer originairement sur la pre- mière détermination des éléments d'une langue, se rangent parmi les variétés les moins profondes et en général les moins consistantes, les plus sujettes à des irrégularités dans la transmission héréditaire, il n'y a rien de plus régulier et de plus constant dans le cours naturel des choses que la transmission héréditaire de la langue. On a ainsi l'exemple frappant d'un type or- ganique qui se perpétue et se multiplie dans des exemplaires sans nombre , avec des variantes très- légères d'un individu à l'autre, et une grande persis- tance des traits fondamentaux du type : ce qui n'em- pêche pas ce type de comporter des altérations, des perfectionnements ou des dégradations séculaires, dues à l'action continue des miheux ambiants. On comprend bien sur cet exemple comment l'action des milieux, capable à l'origine de constituer des types, a dû se borner dans la suite à leur imprimer des modi- fications séculaires. Des causes extérieures, telles que la rudesse ou la douceur du climat, le genre de vie nomade ou sédentaire , ont pu suffire pour imprimer à la langue, encore rudimentaire et indécise dans ses formes , ses traits les plus caractéristiques et les plus profonds ; tandis que, la constitution de la langue une fois arrêtée dans ses traits fondamentaux, elle a dû se maintenir par la seule force des habitudes acquises 56 LIVRE IV. — CHAPITRE III. et par le commerce de la famille et de la société, de manière à ne plus éprouver de modifications essen- tielles par suite de changements de climat ou de ré- gime qui suffisaient dans l'origine pour diversifier profondément les idiomes. On en peut dire autant de l'action des causes purement fortuites. 11 faudrait maintenant, au sein du monde civilisé, des circon- stances bien extraordinaires pour mélanger des popu- lations de manière à créer en fait de langues des types hybrides capables de se perpétuer. L'un des types soumis à l'action du mélange finira par recouvrer sa pureté (340), ou ne subira que des modifications lé- gères, tandis qu'aux époques anciennes, le mélange de quelques familles de sauvages a pu être (chacun le comprend) la raison suffisante de la création d'une langue ou même d'une famille de langues. Voilà des rapprochements qui sans doute ne nous expliquent pas comment la Nature a eu autrefois, pour diversi- fier profondément les types organiques , un pouvoir que les conditions d'époques plus récentes ont appa- remment détruit ou suspendu (puisqu'elle n'en use plus maintenant), et qui tendent néanmoins à rendre ce fait moins incompréhensible pour nous. 355. — Dans les cas rares, mais non sans exemple, où le fond d'une langue se transmet accidentellement d'une race à une autre, le travail intérieur par lequel cette langue se développe ou se corrompt, ne s'en poursuit pas moins : le tempérament de la race au sein de laquelle la transfusion s'est opérée, peut con- tribuer à modifier les phases ultérieures delà langue; mais il peut aussi se faii-e que la constitution même de la langue, déjà suffisamment arrêtée par un travail DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 57 antérieur, prime toute autre influence, et que la langue se développe ou se corrompe ultérieurement, surtout en vertu des lois qui tiennent à l'organisation de l'idiome, et d'une manière à peu près indépen- dante de l'organisation de la race qui se l'est appro- priée. Voilà ce que nous exprimons en disant qu'une langue a son génie, c'est-à-dire sa vie et son orga- nisme propres, procédant de la vie et se grefTant sur l'organisme de la race au sein de laquelle la langue s'est formée, sans que la langue perde pour cela sa propre individualité et sa vie indépendante. 356. — Examinons plus en détail comment, à la faveur des facultés dont notre espèce est douée, cette nouvelle et (à ce qu'il paraît) cette dernière catégorie d'organismes a pu se constituer. On a fait une re- marque ingénieuse et d'une grande portée, malgré la vulgarité du fait qu'elle relate \ Que l'on établisse un camp pour un siège, pour des manœuvres de guerre ou simplement pour l'instruction des troupes, et à peine quelques semaines se seront écoulées, que tous les détails du terrain qui méritent l'attention du sol- dat, auront reçu des noms adoptés de tous. Sans s'être concertés et sans rien qui ressemble à une con- 1 Renan, De l'origine du langage, § VI, et Histoire générale des langues sémitiques. Nous indiquons ici, une fois pour toutes, ces ou- vrages habilement écrits, pleins de vues parfois contestables, mais toujours dignes d'un esprit supérieur. Nous devons au bénéfice de notre âge d'avoir longtemps, quoique silencieusement, réfléchi sur les mêmes questions, bien avant que la plume du jeune orientaliste n'eût tourné de ce côté l'attention du public français. Nous conti- nuerons d'exposer nos idées à notre manière, heureux quand elles se trouveront d'accord avec celles qu'il a su revêtir d'un coloris si brillant, et qu'il a pu étayer d'une autorité qui nous manque. 58 LIVRE IV. — CHAPITRE III. vention, plusieurs milliers d'hommes se trouveront d'accord. 11 suffira que le besoin de ces dénomina- tions se fasse généralement sentir : l'esprit le plus prompt à saisir un rapprochement entraînera cinq ou six camarades, et de proche en proche ceux-ci enlrai- neront rapidement tous les autres. Le siège pourra durer ensuite autant que celui de Troie, ou même da- vantage : les mots ne changeront plus, même lorsque de plus avisés ou de plus en renom parmi leurs cama- rades en trouveront de meilleurs ou de plus saisis- sants, même lorsque les savants de l'armée s'en mê- leront; parce que rien ne rend désormais nécessaire l'invention de dénominations nouvelles, et que l'amé- lioration ne vaudrait pas la peine de changer d'habi- tudes. Dans les langues vraiment vivantes et partant populaires, on n'invente, ou ne crée que par l'absolue nécessité d'inventer et de créer, et la faculté créatrice peut rester engourdie pendant des siècles pour ne se réveiller qu'au moment du besoin. Cela ne rappelle- t-il pas la Nature qui a cessé de se mettre en frais de création organique, dès qu'il a sufh de maintenir des types déjà créés, pour assurer dorénavant la perpé- tuité des manifestations de la vie (288-293)? 357. — Ce que les soldats font pour le coin de terre où ils campent, nos paysans le font ou plutôt l'ont fait il y a longtemps pour le territoire de leur village. Chaque petit coin de terre qui mérite d'être distingué y a son nom, et ces noms se perpétuent de- puis des siècles. Les paysans des villages voisins n'ont pas besoin de les connaître et ne les connaissent pas : mais, s'agit-il d'un cours d'eau qui traverse plusieurs cantons, plusieurs province s et que tous les riverains DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 59 ont besoin de nommer, ce cours d'eau portera presque toujours le même nom dans toute sa longueur, par suite, non d'une con\ention impossible, mais d'un entraînement qui a la \ertu de s'étendre tout juste autant que l'exigent les besoins naturels qui ont pro- voqué le phénomène d'entraînement. Or, il y a une convenance évidente à ce que le même cours d'eau porte partout le même nom : car, en quel point de la ligne continue s'opérerait le brusque changement de nom? Les noms imposés de la sorte peuvent avoir une durée vraiment surprenante. Sur deux versants de la chaîne des Alpes, bien éloignés l'un de l'autre, l'Isère de Grenoble et VIsar de Munich perpétuent le même mot celtique dans deux pays, l'un complètement ro- mam'sé, l'autre complètement germanisé. Les noms de Mosa et de Mosella que César a trouvés chez les Gau- lois et habillés à la manière romaine, se retrouvent en- core aussi bien sur la partie tudesque que sur la partie romane ou ^vallone des territoires que ces rivières par- courent. En effet, il n'y avait pas de raison pour que les populations successivement amenées, par les ha- sards de leurs aventures, sur les bords de ces rivières, et les générations qui s'y sont paisiblement succédé, trouvant un nom tout fait, fissent à aucune époque les frais d'un nom nouveau, ou prissent sur elles de changer une habitude acquise, sans y être sollicitées par aucune influence extérieure. 358, — On voit au contraire une raison pour que, de plusieurs appellations données fortuitement dans l'origine à une même chose et passées également dans l'usage, il n'en reste finalement qu'une et que les 60 LIVRE IV. — CHAPITRE III. autres s'éliminent. César donne à la Saône le nom à'Arar, et certainement on l'appelait aussi de son temps Sacarma, d'où le nom de Saône est venu : car, ce nom se montre dès les temps gallo-romains, et il avait une origine plus ancienne, n'étant pas autre au fond que le nom de Sequana {Seine), appliqué à une rivière qui prend sa source à quelques lieues de la Saône. Deux noms pour la Saône, c'était évidemment trop, et l'un des deux a disparu de la langue popu- laire, sans que les grammairiens ni les administra- teurs aient eu besoin d'intervenir pour cela dans la police du langage. Gantmna et Ganinda, d'oti nous avons fait Garonne et Gironde, ne sont pas deux mots comme Arar et Sacauna, mais deux formes dialec- tiques du même mot, comme Sacauna ^i Sequana : cependant Garonne et Gironde ont pu rester tous deux en se spécialisant convenablemenf, grâce à ce que la Garonne, après s'être unie à la Dordogne à une petite distance des côtes, devient subitement une sorte de bras de mer, entre dans ce que les géographes nom- ment un estuaire; et qu'un tel accident est de nature à parler à l'imagination et à frapper fortement l'at- tention des riverains. 359. — L'invasion d'une armée de conquérants, comme celle des Normands chez les Anglo-Saxons, lorsqu'elle est suivie à la longue d'une fusion des races, amène aussi à la longue, sinon la fusion des idiomes, ce qui paraît répugner maintenant à la nature du langage (354), du moins une sorte d'amalgame ou de bigarrure; et tandis qu'elle éprouve cette espèce de crise, la langue mélangée se trouve avoir deux ou plusieurs mots d'extractions différentes, pour désigner DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 61 la même chose. Les exemples en sont nombreux dans l'anglais moderne. Mais alors un travail s'opère pour aboutir, soit à éliminer les termes rigoureusement synonymes, dont la conservation ne serait qu'un inu- tile embarras, soit à les différencier par des nuances d'acception ou d'emploi. Une invasion de letlrés res- semble à cet égard à une invasion de conquérants. Tous ceux qui se sont occupés de l'histoire de notre langue connaissent cette époque où les doctes s'avi- sèrent de redemander au latin, sous une forme plus latine, les mêmes racines qui avaient toujours fait partie de la langue populaire sous une forme plus altérée. Beaucoup de ces emprunts n'ont servi à en- richir que la langue cultivée dont nous ne nous oc- cupons point ici; mais d'autres ont reçu le cachet populaire. Par exemple, le mot fragile est au moins aussi connu du peuple que le mot frêle qui même semble exceptionnellement réservé pour exprimer des nuances d'idées plus délicates ou plus élégantes. En tout cas, chacun sait bien que, malgré l'étymologie, les deux mots ne peuvent pas s'employer indiffé- remment, et qu'ils n'ont pu subsister l'un à côté de l'autre, que parce que l'instinct des masses a pu donner à chacun d'eux son attribution, tant dans le sens physique et propre , que dans le sens moral et figuré. Nous pouvons déjà nous faire une notion du be- soin qui provoque, de l'instinct qui détermine, dans le travail organique des langues, la force vitale et agissante, et même de son mode d'action, par voie à! entraînement , qui tient lieu ici de sympathie ou de consemus organique. Il faut tâcher maintenant de 02 LIVRE IV. — CHAPITRE III. nous rendre compte des secours que prêtent à ce tra- vail instinctif des hommes ou des sociétés humaines la disposition mrme de la langue sur laquelle l'in- stinct opère, la ilexibilité, la plasticité, la vitalité plus ou moins grandes des diverses pièces de son orga- nisme. Il faut en un mot tâcher de comprendre en quoi consiste l'imprégnation du principe de vie dans le corps même de la langue; et pour cela nous con- tinuerons de prendre nos exemples, non dans l'ar- senal de la haute érudition, mais aussi près de nous que possible. 360. — Chaque nouvelle conquête de l'industrie et des arts, lorsqu'elle est rendue populaire par la nature de ses applications, intlue sur le vocabulaire commun, sur la langue proprement dite ou sur celle que tout le monde parle; mais, selon le génie et l'état de la langue, cette intluence peut se manifester de deux manières différentes : en suscitant un nouveau développement organique et en quelque sorte une re- prise de végétation dans la langue, au moyen des pro- priétés plastiques que la langue possède encore, ou bien par voie de syncrétisme ou de composition inor- ganique, en déterminant l'accession de parties nou- velles, l'accroissement par juxta-position d'éléments nouveaux qui ne sortent pas du fonds primitif, ou dont la langue ne possédait pas le germe antérieure- ment. On applique d'une manière ingénieuse à la repro- duction des images, les propriétés chimiques des rayons lumineux ; cette invention devient populaire, et par suite notre vocabulaire français s'accroît des mots photographie , daguerréotype , images daguer- DU DÉVELOPPEMENT DES LAISGCES. 63 riennes, tirés d'une langue morte (et dès lors n'ayant par eux-mêmes aucun sens pour le peuple), ou rappe- lant le nom-d'un inventeur (de l'un des inventeurs, si l'on veut) et dès lors n'ayant non plus aucun sens pour les masses qui ne sont pas ou qui bientôt cesse- ront d'être au courant de l'histoire de l'invention. Voilà un exemple de ce que nous nommons l'accrois- sement par juxta-position. L'Allemand dit Lichthild, Lichtbildung *, et de la sorte, sans convention préa- lable, sans avoir besoin de prendre des doctes le mot d'ordre, il crée ou plutôt il tire spontanément, in- stinctivement, du fond même de sa langue, grâce aux propriétés plastiques que cette langue possède encore à l'endroit dont il s'agit, des mots vraiment nouveaux, populaires, intelligibles pour tous, exprimant préci- sément ce qu'ils doivent exprimer, ne contenant rien d'arbitraire et que tous adopteront, parce que tous pourront croire qu'ils les ont inventés eux-mêmes et qu'en réalité personne ne pourra s'en dire l'inventeur, le génie de la langue ayant effectivement créé, produit ou inventé pour tous. Voilà un exemple très-sensible, même au temps où nous vivons, de ce que l'on doit nommer le développement vital ou organique des langues. On invente de nouvelles voies de communication, destinées à changer la face du monde civilisé, et nous ne trouvons rien de mieux dans notre langue, pour désigner la chose dont chacun parle, que la péri- phrase ou l'expression composée chemin de fer, qui n'ajoute absolument rien au fond du vocabulaire. 1 Des racines Bild, image; Licht, lumière. 04 LIVRE IV. — CHAPITRE III. Au contraire , les expressions allemande et anglaise Eisenba/m *, railway constituent vraiment des mots nouveaux, produits de la force plastique de la langue, auxquels on peut appliquer tout ce que nous avons dit à propos des mots cités plus haut. Il a fallu un terme pour désigner l'édifice où s'entreposent voyageurs et marchandises, au départ et à l'arrivée, et nous avons pendant quelque temps employé en France les mots A' embarcadère et de débar- cadère, mots qui trahissent encore leur origine étran- gère et qui d'ailleurs ne valent rien, puisque l'embar- cadère des uns est le débarcadère des autres : on y a substitué le mot de gare qui n'offre pas la même am- biguïté, et qui a l'avantage d'être français et d'être court. Mais, ce dernier mot n'est point neuf et n'a rien de particulier au chemin de fer ; il s'applique aussi bien à une gare à ciel ouvert, comme celle d'un canal, où il s'agit seulement de se garer des embarras de la voie, qu'à des constructions qui ont encore bien d'autres destinations. Les Allemands n'ont pas éprouvé ces difhcultés, et leur moi Ba/in/tof^ , né de la circon- stance, dit juste ce qu'il faut dire. 361. — Quoique les langues romanes aient bien moins d'aptitude que les langues germaniques à for- mer des mots composés (|ui, par la soudure de leurs éléments, constituent vraiment des mots nouveaux, propres à exprimer des idées nouvelles et à en susciter d'autres, notre langue française en offre pourtant quelques exemples (sans parler, bien entendu, de ^ EisEN, fer; Bahn, voie. L'anglais ivay, l'allemand Weg et le latin via, viens, ont la même racine et le même sens, 2 HoF, cour, manoir y hôtel. DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 65 mots qui lui ont été fournis, dans leur état de com- position, par les langues préexistantes). Ainsi les mots arc-en-ciel, chef-d'œuvre, contrôle (contre-rôle). Un poète a pu appeler le drapeau tricolore l arc-en-ciel de la Liberté, ce qui serait intolérable s'il n'y avait soudure entre les éléments du mot composé, et pour- tant la soudure n'est pas telle qu'il ne répugne de former le pluriel du mot composé, comme on forme- rait celui d'un mot simple. La soudure devient plus intime dans le mot chef-d' oeuvre que nous prononçons chédceuvre, au lieu que nous retenons la prononciation de la lettre finale dans le composant chef. Eu consé- quence, le mot ne porte plus avec lui son explication, pour qui n'est pas lettré, et il faut apprendre, par l'usage même du mot composé, qu'il sert aujourd'hui à désigner une œuvre capitale , magistrale ; tandis qu'il désignait plus spécialement jadis la pièce qu'un apprenti produisait pour justifier de son aptitude au titre de maître. Le troisième mot cité, celui de con- trôle, a perdu bien plus complètement encore sou sens originel. Il faut presque être antiquaire pour sa- voir que le mot rôle {rotulus, rouleau de parchemin ou de papier) n'a retenu quelque chose de son sens primitif que dans les greffes et dans les études d'offi- ciers publics, et que le contre-rôle est un double du rôle qui doit servir à en vérifier l'exactitude. Il faut savoir que du greffe le rôle a passé dans les coulisses, et que nous appliquons figurément à la conception même d'un poète dramatique, ce qui ne devrait s'en- tendre au propre que du rouleau de papier mis entre les mains du comédien pendant que la pièce est à l'étude : de sorte qu'il est arrivé à notre mot français r. ;/. 5 66 LIVRE IV. — CHAPITRE III. rôle, exactement ce qui était arrivé au Trpé^wTrov grec et dM persona latin (297). Quand on parle aujourd'hui du rôle d'un homme d'Etat, du rôle de la critique, du contrôle des actes du pouvoir, du contrôle d'une théorie par l'expérience, on est bien loin du rotulm ou du roolle du tabellion du moyen-âge. 362. — Prenons un exemple tout près de nous, et qui cette fois portera, non sur le vocabulaire ou le lexi([ue de la langue, mais sur le système de ses con- structions, de ses formes, de ses tournures, partie bien plus essentielle encore, bien plus caractéristique, bien plus persistante que le matériel. des mots. Nous avons dans notre langue le mot on (venu certainement du mot hommes ou de la forme ancienne homs), et la locution ON DIT [hommes disent) calquée sur la locu- tion germanique man sagt, laquelle s'est substituée aux formes latines dicunt, dicitur, lorsque celles-ci sont devenues inintelligibles et que la conjugaison la- tine a péri. Si nous ne trouvions pas aujourd'hui dans la langue ce signe si utile (en raison même de son in- détermination, et à cause de la juste correspondance de cette indétermination du signe à l'indétermination de l'idée qu'il s'agit de rendre), nous ne pourrions plus y suppléer que par des circonlocutions gênantes et moins justes : car, ce mot qui fait partie de la langue populaire , qui lui donne une de ses formes essen- tielles, n'est pas de ceux qui s'inventent ou qui s'im- posent ; et quelque claire qu'en soit l'origine , elle n'est plus remarquée que des grammairiens et des philologues. Pour qui n'a pas d'érudition, le mot on n'est qu'un monosyllable dont la tradition et l'usage apprennent le sens et l'emploi, et qui par lui-même DU DÉ^'T:LOPPEMENT DES LANGUES. 67 n'est pas plus expressif que ne l'étaient les désinences wit, itnr, aux septième et huitième siècles de notre ère, lorsque la conjugaison latine se décomposait. La langue n'a donc pu s'enrichir de cet élément de son organisme qu'à l'époque où une même forme archaïque représentait à la fois les deux mots hommes et on, de manière que tous les esprits s'hahituassent à passer d'une nuance d'idée à une autre, d'une acception à une autre acception \oisine, sauf à être amenés plus tard à les discerner nettement, et par suite à faire en définitive deux mots distincts de ce qui n'avait été primitivement qu'un même mot appliqué à deux idées ou à deux faces de la même idée. La Nature ne procède pas autrement (68) : et s'il était permis de comparer de si petits détails à des traits bien autre- ment importants, nous dirions que c'est ainsi qu'à une certaine époque de la vie de l'embryon les deux sexes n'en font qu'un, sauf à passer plus tard, par l'effet d'un développement ultérieur, à l'état de sexes distincts et contrastants. D'un autre côté (pour reve- nir à notre humble exemple) le passage du mot HOMMES au mot ON, du nom commun au pronom in- défini, aurait été impossible, même à l'époque relati- vement ancienne où ces réflexions nous reportent, si dès lors les signes que nous nommons articles eussent été employés à imprimer aux idées que les noms com- muns expriment, ce degré de précision et de raffine- ment, essentiellement attaché dans notre français moderne à l'emploi des articles. Car, alors, au lieu de cette expression hommes disent, on en aurait eu d'autres bien plus arrêtées : les hommes disent, des hommes disent ; et un degré plus grand de précision 68 LIVRE IV. — CHAPITRE III. dans l'expression eût été justement un obstacle à ce que l'on acquît un signe pourle degré d'indétermina- tion qui est si souvent dans la pensée et auquel nous affectons le pronom indéfini. Nous comprenons, à l'aide de considérations de ce genre, ce qu'il faut entendre par les conditions de souplesse ou de fixité requises h chaque phase du travail organique des langues. A mesure que la fixité fait des progrès, la force plastique délaisse peu à peu la langue, et un organisme vivant tend à devenir un instrument dont une main habile peut encore tirer d'admirables ser- vices, mais qui n'a plus par lui-même la vertu de se développer et de susciter dans la pensée un mouve- ment analogue. 363. — Quand un élément du système organique a perdu la souplesse nécessaire au mouvement vital, et qu'il fait partie de la charpente ou de l'ossature du système, il faut encore, pour sa fixité, qu'il ne soit pas exposé à des causes naturelles de dégradation. C'est le cas, à ce qu'il semble, pour notre pronom indéfini on. Il est d'une structure si simple , d'un usage si général et si commode, que l'on ne conçoit pas quelle cause naturelle pourrait le faire dispa- raître de la langue française, tant que cette langue sera parlée. Pour avoir des exemples du contraire, il n'y a qu'à se reporter aux époques d'organisation et de dépérissement de nos langues classiques. Considé- rons en particulier ces flexions du verbe latin ama-vi, ama-visti, ama-vit : nul doute qu'à une certaine époque elles n'aient clai- rement rappelé l'association de l'idée d'aùner, expri- DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 69 mée par le radical omo, avec l'idée de temps passé, exprimée par les formes correspondantes du verbe substantif fui, fuisti, fuit; de même qu'à une époque plus ancienne encore, ces dernières formes exprimaient d une manière tout aussi claire, par la présence de certaines articulations caractéristiques, les idées de personne qui parle, à qui l'on parle , dont on parle. Plus tard , ces dériva- tions ont cessé d'être senties ; les érudits seuls en ont recherehé la trace; et pour le commun des hommes, des formes imposées par les lois du développement organique de la langue n'ont plus été que des formes convenues , fixées par la grammaire , enseignées par le maître ou par l'usage de la bonne conversation : si bien que, quand ces moyens artificiels de conser- vation ont fait défaut, quand les écoles se sont fer- mées, il a bien fallu que les peuples oubliassent des formes compliquées qui pour eux n'avaient plus de sens. Alors la conjugaison latine a péri; on a été obligé de recourir à d'autres procédés spontanément compris de tous, pour exprimer les mêmes modifica- tions d'idées; et les mêmes causes, ou des causes ana- logues, agissant sur les autres éléments organiques du langage, la langue même s'est dissoute, et d'autres langues ont été formées de ses débris. 364. — Les langues ne se fixeraient jamais, si par langues fixées on entendait des langues qui ne se mo- difient plus : car. du moment que l'homme est sorti de la vie sauvage, ses besoins, ses idées se modifient sans cesse, et il faut bien que la langue s'approprie à 70 LIVRE IV. — CHAPITRE III. l'expression de besoins nouveaux et d'idées nouvelles; comme il faut aussi que la langue se débarrasse de tours ou de tournures affectées à l'expression de be- soins éteints et d'idées qui n'ont plus cours, ou qui servaient à discerner des nuances qu'on ne distingue plus. Mais, par cela même qu'une langue est un tout organisé, dont les parties réagissent les unes sur les autres et se coordonnent harmoniquement, elle offre à une certaine phase de son développement, des traits caractéristiques, mis en harmonie entre eux, de ma- nière qu'on ne pourrait toucher aux uns sans toucher aux autres, et sans amener par conséquent la ruine de la langue, en détruisant les conditions fondamen- tales de son organisation; tandis qu'il y a dans le système de la langue d'autres détails accessoires ou d'une importance secondaire, sur lesquels la main du temps peut s'exercer sans déranger la charpente du système. Il est permis de dire qu'une langue parvenue à cet état est une langue fixée; pourvu que l'on sous- entende qu'il y a des degrés divers de rigidité ou de fixité, et une transition continue de l'état de rigidité extrême, propre aux parties qui forment comme l'os- sature ou la charpente du système, à l'état de sou- plesse des parties éminemment vivantes, oii le travail de composition et de développement organique se poursuit encore avec toute liberté. 365. — Le perfectionnement organique d'une langue (car nous ne nous occupons point encore du perfectionnement littéraire) suppose évidemment un certain perfectionnement dans les facultés du peuple qui la parle : mais de quelles facultés et de quel per- fectionnement s'agit-il ici? Une observation bien DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 71 simple nous le fera sentir. Si nous voulons juger des beautés qu'une langue doit à son organisation, les connaître et les goûter dans leur plénitude, nous n'i- rons pas écouter la conversation des savants, des let- trés, des philosophes et des gens d'affaires, pas plus que celle des gens du peuple : nous irons entendre l'orateur, l'improvisateur, l'acteur qui s'adresse à la foule, qui veut la remuer par la puissance de la pa- role, qui lui parle en conséquence un langage qu'elle entend, mais qu'elle ne pourrait parler elle-même dans cette perfection. Trop d'idées et trop peu d'idées nuisent également à l'abondance, à la pompe, à la solennité, à l'harmonie du langage. La grossièreté, la pauvreté de la langue du sauvage indiquent la gros- sièreté de ses sensations et la pauvreté de ses idées : à l'autre point extrême de la culture sociale, la pré- dominance de l'idée sur la sensation, l'abondance des idées et le besoin de les exprimer rapidement tendent à changer la langue en une sorte de chiffre algé- brique, comme celui qui sert à saisir la parole au vol ou à transmettre instantanément les dépêches. On ne fait plus rien pour le charme de l'oreille; la syllabe accentuée étouffe les autres; les sons-voyelles s'effa- cent ou se confondent ; les mots et les formes s'abrè- gent, d'autant plus facilement que la langue s'est maté- riellement plus usée par un long service, et que l'usage ou l'usure ont fait perdre de vue l'origine des dériva- tions, des flexions, des compositions, ainsi que la va- leur expressive qui originairement et spontanément s'attachait à chaque forme matérielle du langage. Le perfectionnement organique de la langue dé- pendra donc, non du perfectionnement de l'intelli- 72 LIVRE IV. — CHAPITRE III. gence, mais du perfectionnement de la sensibilité et de l'imagination chez le peuple qui la parle ; non du progrès des sciences, des affaires et des idées, mais d'un concours de circonstances heureuses et néces- sairement passagères qui impriment aux œuvres de la Nature comme à celles de l'homme leur plus haut degré de beauté. Dans ce concours harmonique, tout ce qui favorise l'art proprement dit favorise la langue, et la langue réagit sur l'art. Otez aux Grecs leur belle langue et il n'y a plus d'Homère; ôtez Homère et il n'y a plus d'art grec, à l'irréparable préjudice de l'humanité. 366. — Il est donc tout simple que les langues, à l'époque où elles fout encore des progrès comme in- struments de l'esprit ou comme signes d'idées, et même à l'époque où elles n'existent pas encore à l'état de langues littéraires, aient déjà perdu une por- tion des richesses de leur organisme et de leur beauté physique. Les formes moins utiles, ou qui répondent à des distinctions plus propres à frapper les sens que la raison, s'usent plus vite que les autres et dispa- raissent les premières. Le duel des grammairiens est dans ce cas : la logique ne reconnaît que deux caté- gories vraiment contrastantes, l'unité et la pluralité; et s'il lui faut des déterminations plus précises, elle en réclame pour les nombres trois, quatre, cinq, etc., au même titre que pour le nombre deux. Au con- traire, quand l'esprit de l'homme est moins dégagé des impressions sensibles, la dualité le frappe par opposition à la pluralité indéfinie, et il est tout simple que cette impression de sa nature sensible se reflète dans les formes du langage. DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 73 La prosodie des langues , qui s'adresse principale- ment aux sens, et qui fait une partie si essentielle de ce que nous nommons leur beauté physique, doit de même s'émousser, par cela seul que les langues, à mesure que leur durée se prolonge, tendent à se spi- ritualiser et à frapper l'attention des hommes plutôt par les idées qu'elles réveillent que par les sons qu'elles emploient. 11 ne s'agit pas ici de ces changements de prononciation, de ces mutations de voyelles et de consonnes, qui ont lieu d'un âge à l'autre, d'un can- ton à l'autre, et qu'il faut rapporter à des variétés d'organisation insaisissables, ou à des influences exté- rieures dont nous ne pouvons souvent nous rendre bien compte : il s'agit d'une loi générale que la raison explique, et que le contraste des langues classiques et des langues modernes met hors de doute. Les deux éléments principaux de la prosodie des anciens (dont la distinction très-nette faisait de leurs langues une vraie modulation musicale) , la quantité et Y accent to- nique, ont été oblitérés l'un et l'autre, le dernier sur- tout, de manière à se confondre sensiblement avec \ accent frappé, qui, dans nos langues modernes, est destiné à mettre en relief la syllabe dominante et à constituer l'unité du mot \ Il est impossible de mé- counaître dans cette altération séculaire l'effet d'une loi générale en vertu de laquelle l'idée tend à l'em- porter sur les moyens matériels d'expression et l'es- prit sur les sens, non sans préjudice pour l'art dont la perfection consiste à saisir le point juste où l'idée ' Noyez la Théorie générale de l'accentuation latine, de MM. Weil et Benlcf-w, et les autres ouvrages qu'a publiés le second de ces deux humanistes distingués. 74 LIVRE IV. — CHAPITRE III. et l'expression sensible se font ressortir mutuellement sans que l'une efface l'autre. 367. — Une langue peut être violemment oppri- mée, détruite, soit par l'oppression et la destruction du peuple qui la parle, soit par un concours dé cir- constances qui tendent à imposer à une population tout entière la langue que parlent ses maîtres ou ses voisins. L'ascendant d'une civilisation supérieure est presque toujours nécessaire pour produire un tel ré- sultat, quoiqu'on ait des exemples de la transfusion des idiomes, même dans l'état sauvage ou barbare. Au contraire, une langue peut mourir, de mort na- turelle, par la raison déjà indiquée (363), lorsque le cours habituel des choses et la lente action du temps ont amené l'usure et la ruine de quelques-uns des éléments essentiels de son organisme ; et alors, bien entendu, elle ne meurt pas à heure fixe : le nouvel organisme se dégage lentement des ruines de l'orga- nisme ancien. Enfin, la ruine de cet ancien organisme, au lieu de provenir d'un travail intérieur d'usure et de décomposition, peut être provoquée par l'invasion d'un trop grand nombre d'éléments étrangers qui en troublent viscéralement l'économie. Une nouvelle langue succède encore dans ce cas à l'ancienne langue qui a péri. Les conquêtes, le mélange des races don- nent l'explication toute simple de ce dernier phéno- mène, quoiqu'il soit impossible de dire à quelles doses les sangs doivent être mélangés pour amener dans la langue une perturbation viscérale, et entre quelles limites l'ancien organisme conserve la force d'éliminer les éléments étrangers ou de se les assi- miler (359). DU DÉVELOPPEMENT DES LANGUES. 75 Dans tous les cas, soit que les langues s'usent et se fatiguent en continuant de vivre, soit qu'elles suc- combent à des blessures trop profondes et que d'autres langues se forment de leurs débris, on n'a nulle peine à comprendre que les dégradations du vieil organisme doivent de plus en plus nuire à la beauté native de la langue, aux propriétés plastiques dont elle était douée aux âges antérieurs; et que la fusion d'éléments hété- rogènes ne peut jamais être telle, qu'il n'en résulte un obstacle au développement régulier, harmonique des langues nouvelles. Comment, par exemple, une langue dont les mots les plus usuels sont formés par la mutilation des mots que le travail organique d'une langue préexistante avait développés , une langue où l'accent tonique ne frappe plus sur la racine primi- tive, ne rappelle plus l'idée dominante; comment cette langue se prêterait-elle au genre de composition qui fournit des mots nouveaux pour toutes les idées nouvelles, eu les tirant des entrailles mêmes de la langue vivante et populaire (360)? Aussi les langues néo-latines n'auraient-elles jamais pu atteindre dans leur organisme à la perfection des langues classiques, même quand elles se seraient formées sous des in- fluences extérieures d'ailleurs identiques, et dans un milieu social exactement semblable (349). 76 LIVRE IV. — CHAPITRE IV. CHAPITRE IV. DES QUESTIONS d'ORIGINE DANS LA LINGUISTIQUE. — DE LA PARENTÉ DES LANGUES ET DE LEUR CLASSIFICATION. 368. — Les questions d'origine, en ce qui concerne les langues, offrent au philosophe un intérêt tout particulier : car, puisque la genèse des langues est de toutes la dernière en date, il y a plus de chances, en s'y attaquant, de soulever un coin du voile qui re- couvre pour nous les débuts de toute formation orga- nique (211 et 212). Postérieurement à l'apparition des langues , il peut bien y avoir encore des origines obscures, sur lesquelles l'habileté de l'antiquaire par- vient à jeter du jour, en signalant des faits inaper- çus, en rapprochant des faits épars et en en tirant des conséquences inattendues; mais il n'y a plus d'origines mystérieuses dont la seule conception fasse le tourment du philosophe, ou pour lesquelles on éprouve le besoin de recourir à des explications sur- naturelles : il n'y a plus de questions d'origine, dans le sens que nous avons dû mettre à cette expression en écrivant le présent ouvrage. Quand on parle de l'origine des langues, il n'est pas précisément question de l'origine du langage (352). Demander quand et comment l'homme a commencé de parler, c'est demander quand et comment l'homme a commencé d'être homme, quand et comment l'es- DE LA PARENTÉ DES LANGUES. 77 pèce humaine a été constituée avec ses attributs dis- tinctifs (324). Or, au point où nous en sommes dans notre travail de recensement et de mise en ordre, il ne s'agit plus de l'origine, de l'époque, ni du mode de la constitution des espèces en général, ni de l'es- pèce humaine en particulier : il s'agit d'un phéno- mène consécutif et plus spécial. Le langage ou l'expression par la parole a pu et vraisemblablement a dû être dans un état de fluctua- tion, d'indécision, suffisant aux besoins de l'état pri- mitif, avant qu'il n'y eût des langues constituées avec les caractères qui leur méritent le nom d'organismes, assez bien distinguées les unes des autres, parlées pendant un assez grand nombre de générations et par des groupes d'hommes assez nombreux, pour qu'on pût leur attribuer une individualité reconnaissable. Les époques de transition d'une langue à une autre, par exemple du latin barbare aux langues romanes, nous donnent une idée, quoique très-imparfaite, de cet état de fluctuation et d'indécision du langage pri- mitif. Comment a-t-il pu en sortir pour la première fois, de manière à donner lieu au phénomène de la constitution et de la propagation des langues? Là est la question présente. 369. — En pure logique, on ne peut pas plus, sans hypothèse arbitraire, regarder chaque langue comme l'œuvre et la propriété d'une seule famille indéfini- ment multipliée, que regarder chaque espèce végétale ou animale comme la descendance d'un seul individu ou d'un couple unique (339). Le phénomène d'imita- tion ou d'entraînement que nous avons cherché à caractériser (356), a pu selon les circonstances s'é- 78 LIVRE IV. — CHAPITRE IV. tendre h plus ou moins de familles, sur un espace plus étendu ou plus resserré; et il a dû, tantôt se propager par une sorte de mouvement continu, tantôt s'arrêter brusquement par des causes faciles à com- prendre, au nombre desquelles figurent en première ligne les antipathies et les hostilités de races. D'où la formation de groupes ou d'agglomérations linguisti- ques, en rapport habituel, mais non nécessaire, avec les liens du sang et la similitude du genre de vie. Rarement des races très-distinctes par le sang ont pu être associées par le langage : tandis que l'on conçoit à merveille que des populations unies par le sang aient pu être profondément scindées par le cantonne- ment des idiomes. Remarquons maintenant que le phénomène d'en- traînement, qui suppose un besoin de s'entendre de proche en proche, ne suppose pas en général, et sauf des exceptions comme celles que l'on a déjà signa- lées (357), le besoin de s'entendre aux termes extrê- mes de la série. D'où l'on conçoit qu'il a pu exister dès le principe, dans une même circonscription ou communauté linguistique, des différences de dialectes, même assez grandes pour que les peuplades parlant des dialectes différents ne s'entendissent nullement entre elles. On qualifie le plus ordinairement de différences dialectiques les différences qui portent sur la pronon- ciation, sur l'articulation des mêmes mots, sur leur allongement ou leur raccourcissement, sur l'intona- tion et la quantité, sur tout ce qui compose les élé- ments phonétiques de la langue : mais elles peuvent également porter sur les acceptions données aux I DE LA PARENTÉ DES LANGUES. 79 mêmes mots, sur l'emploi fait des mêmes racines, sur la préférence donnée, ici à telle racine, là à telle autre, ici à telle forme de la même racine, là à telle autre forme, pour préciser telle nuance d'idée ou de rapport, au moment oii le besoin de plus de précision s'est fait sentir. Rien de plus aisé que de montrer des exemples de ce phénomène, quand on rapproche des mots de notre français parisien les mots normands portés de l'autre côté du détroit. Le mot àe poche, de pochette ou de budget, employé pour désigner une bourse, un trésor, et finalement le compte du revenu et des dépenses de l'Etat, fournit certainement un des exemples les plus piquants : la valeur expressive avait bien changé et démesurément grossi, quand le mot à l'usage du fermier normand a repassé la Manche pour venir, sous sa dernière forme, se naturaliser chez nous. A l'heure qu'il est nous avons, dans tous nos pa- tois ou dialectes, des mots qui ont été jadis d'un usage plus général, mais qui ont péri, les uns ici, les autres là, et que la suprématie d'un dialecte littérai- rement cultivé (phénomène dont nous traiterons au chapitre suivant) tend à chasser de partout. Chacun sait que naguère en France les mesures, surtout les mesures agraires ou celles qui s'appliquent aux pro- duits de la culture , changeaient , non seulement de valeur, mais souvent de nom, d'un canton à l'autre : on ne sait pas aussi généralement qu'aujourd'hui en- core il y a une foule de termes qui changent de pro- vince à province, qui ne s'écrivent que dans les contrats et ne s'impriment que sur les affiches et dans les annonces des journaux de la localité, et qui sont 80 U\l\E IV. — CHAPITRE IV. destinés à exprimer, selon l'usage local, les rapports entre propriétaires, fermiers, locataires, les choses de la vie domestique et de l'économie rurale. Quelques- uns de ces termes ont été formés sur place et ne se sont pas propagés plus loin : mais la plupart sont ti- rés du fond commun de la langue ou d'une langue plus ancienne; ils survivent à beaucoup d'autres qui ont entièrement péri, et ils ne se trouvent ainsi dissé- minés que parce qu'eux-mêmes ont péri partout, sauf sur un point. 370. — La continuité des transitions doit être re- gardée comme le caractère des différences dialecti- ques, de même qu'elle est le caractère des variétés d'un même type spécifique : cependant si, par une cause quelconque, les communications cessent, des barrières s'élèvent entre des peuplades qui ne diffé- raient, quant au langage, que par des nuances dialec- tiques, bientôt des passages brusques remplaceront les transitions continues ; et dès lors les variétés dialec- tiques, sans avoir foncièrement changé de nature, pourront être prises pour des langues distinctes, pour des langues-sœurs, proies sine matre creata. Car, ces langues-sœurs n'auront pas de mère, à proprement parler; les populations qui les parlent n'auront ja- mais parlé la môme langue; ou, si l'on veut, elles auront jadis parlé la même langue, mais de manière à ne pas s'entendre entre elles. Ceci ressemble moins au phénomène de la généra- tion, qu'à ce que les jardiniers nomment la multipli- cation par éclats. Un paquet de racines, qui étaient censées appartenir à la môme plante, sera brisé; et les fragments ou éclats, replantés dans des sols diffé- DE LA PARENTÉ DES LANGUES. 81 rents ou à des expositions différentes, inégalement modifiés par la culture, deviendront autant de plantes très-distinctes les unes des autres par leur stature et leur port, et par les qualités de leurs produits. Que si plus tard ou opère de même sur les individus ainsi obtenus, il pourra bien arriver qu'on observe une ressemblance plus grande entre des individus dont la séparation remonte plus haut. En tout cas, les divi- sions, les fissures consécutives, qui morcèleront de plus en plus ce qui ne faisait dans l'origine qu'un tout continu, mais non pas nécessairement homogène, ne se trouveront pas en relation nécessaire avec l'al- lure des variations qui préexistaient dans le tout non divisé : et le degré de ressemblance ne sera pas pré- cisément l'indice du degré de proximité originelle. 371. — La composition matérielle des mots, la nature des idées qu'ils expriment, leurs rapports avec un état de civilisation plus ou moins avancée, pour- ront fournir de curieuses données pour fixer, sinon l'âge absolu des fissures ou séparations dialectiques, du moins leur âge relatif, à peu près comme on fixe en géologie l'âge relatif ou la succession chronolo- gique des dislocations de terrain. Ainsi, la parfaite identité des racines qui expriment les noms de nombres dans les branches les plus divergentes de la famille des langues indo-européennes, met hors de doute que ces racines appartenaient avec leur signification nu- mérique au fond commun du langage, avant le frac- tionnement de la famille *. Le mot cent lui-même ^ M. Max Muller, Essai de mythologie comparée, p. 40 de la tra- duction française. T. II. 6 82 LIVRE IV. — CHAPITRE IV. {satam en sanscrit, Éxaxbv en grec, centwn en latin, szimtas en lithuanien), fait partie de ce fond com- mun ; et si la racine a péri dans le gothique oii l'on emploie l'expression composée dix fois dix, on ne peut y voir qu'un accident comme celui qui a fait périr dans notre dialecte parisien les mots septante^ octants, nouante, remplacés maintenant par des locu- tions composées. Au contraire, quand on voit l'idée de mille exprimée en sanscrit par sahasram, en grec par x'^'oîi en latin par mille, en lithuanien par tuk- stantis, en gothique par timsandi, et quand on songe d'ailleurs qu'il est si naturel que le besoin de préciser cette idée soit venu après celui de préciser les nombres jusqu'à cent, on reste convaincu que l'invention des mots pour désigner mille est en effet postérieure à l'éparpillement de la famille. En même temps cela confirme la présomption que la disparition dans le gothique de la racine usitée ailleurs pour le nombre cent est un fait purement accidentel : puisqu'elle est restée dans le lithuanien, rapproché du gothique par l'identité de la racine qui sert à désigner mille, et qu'il serait absurde qu'un peuple ne comptât pas jus- qu'à cent, quand il compte jusqu'à mille. Le grec est plus riche que les autres, et il a acquis une racine pour désigner la dizaine de mille, acquisi- tion fâcheuse d'ailleurs en ce qu'elle a nui, comme nous l'indiquerons plus loin, à la perfection du sys- tème arithmétique des Grecs. Mais, à une époque toute moderne, qui ne se prêtait guère à l'acquisition de racines nouvelles, lorsqu'il a fallu aller plus loin encore, notre propre langue habituellement si pauvre, et dans le génie de laquelle l'emploi 'ous voyons, par exemple, que la religion du sauvage n'est pas toujours réduite à un fétichisme grossier ; que parfois son adoration s'adresse aux astres et aux éléments ; que d'autres fois il s'élève à la conception des démons, des esprits, ou même h celle d'un grand Esprit, maître de toutes choses. D'un autre côté, dans les religions même les plus épurées, les croyances populaires retiennent encore bien des choses qui rappellent les imperfections et les grossiè- retés des superstitions primitives, sans en excepter même le fétichisme : car, il faut bien qu'une religion 154 LIVRE IV. — CHAPITRE VII. satisfasse, d'une manière ou d'une autre, à des besoins de nature diverse et à tous les penchants naturels de l'esprit ou du cœur de l'homme. Des dieux sans nombre ou un Dieu unique, l'immortalité de l'âme Qu son anéantissement : voilà, à ce qu'il semble de prime abord, des distinctions aussi catégoriques que possible. Cependant, si l'on admet (hypothèse que la raison n'a aucun motif de repousser) des êtres inter- médiaires entre le Dieu suprême et l'homme, ayant une influence sur l'homme et des droits à son culte, on sera exposé à passer par des transitions insensibles d'un dogme monothéiste à un culte polythéiste, et l'on sera embarrassé de classer la religion ainsi trans- formée, parmi les religions polythéistes ou parmi les religions monothéistes. De même, une immortalité dans laquelle l'âme s'affranchit de toutes les condi- tions de la vie, telles que nous les connaissons, et sur laquelle le mysticisme, le quiétisme auront épuisé tous leurs raftinements, pourra finir par ressembler beaucoup au nirvana bouddhique, qui (aux yeux de nous autres, théologiens ou philosophes européens) ressemble beaucoup au néant (20). En conséquence, pour les religions comme pour les langues (377), il s'agit d'étudier, non la classification, mais le mode de distribution, au sens géographique, ethnologique et proprement historique : c'est ce que nous entrepren- drons de faire plus loin. DES IDÉES MORALES. 155 CHAPITRE VllI. DES MŒURS ET DES IDÉES MORALES PROPREMENT DITES. 418. — Dans l'acception la plus large du mot, les ynœurs comprennent quasi tout ce qui est du ressort de l'ethnologie : mais nous n'entendrons ici par mœurs que ce qui est, dans l'ordre des faits coutu- miers et instinctifs, le corrélatif de la morale dans l'ordre des idées. Ainsi, qu'un peuple soit ou non dans l'usage de louer des pleureuses pour un enterre- ment ou de faire des banquets funéraires, qu'il brûle ses morts ou qu'il les enterre; ce sera, à notre point de vue, une affaire de coutume et non de mœurs : et en effet, si ces coutumes peuvent se lier à certaines idées religieuses ou y conduire, on ne voit pas com- ment elles se lieraient aux idées qui sont proprement du ressort de la morale, ou y conduiraient. Au con- traire, les honneurs accordés à la vieillesse, le respect de l'hospitalité, la solidarité des membres de la famille pour la vengeance des torts ou des affronts, sont des traits de mœurs, en rapport évident avec certaines idées morales, et qu'une culture morale plus avancée épurera, renforcera ou effacera. Parmi les philosophes qui ont traité de la morale à un point de vue spéculatif, les uns ont cherché à lui donner pour fondement des idées prises en dehors de la morale, ceux-ci des idées religieuses, ceux-là des 156 LIVRE IV. — CHAPITRE VIII. idées politiques; d'autres enfin se sont efforcés d'éta- blir par le raisonnement qu'elle a ses fondements propres, son existence indépendante, tout en recon- naissant qu'elle s'associe fort naturellement à des idées d'une autre provenance. Nous croyons cette dernière opinion beaucoup mieux fondée ; mais, d'après notre plan, il ne s'agit point de la justifier par des raisonnements abstraits on par une prétendue observation psychologique de l'homme individuel : il faut tâcher de l'induire de l'observation des faits so- ciaux (335). 419. — D'abord nous voyons que le développement des instincts religieux n'est pas en rapport nécessaire avec le développement des instincts moraux. Souvent, il est vrai, le respect pour la religion établie, l'exacte observance de ses rites et de ses préceptes, cadrent avec un fond de bonnes mœurs dans la société et avec des idées morales épnrées; mais souvent aussi les peuples les plus enchaînés par les liens religieux se montrent les plus cruels et les plus dépravés ; et la substitution de croyances religieuses incomparable- ment plus pures ù des superstitions grossières, ou même à des religions foncièrement corruptrices de la morale, est loin de les préserver complètement d'une pareille dégradation de la moralité. Bien plus, toutes les religions, même les plus pures, semblent exiger de l'homme le sacrifice de quelques-uns des principes de la morale commune et humaine, ou l'abandon de quelques-unes de leurs conséquences. Si les religions concourent certainement dans beaucoup de cas à per- fectionner les mœurs et la morale publique, le pro- grès, l'épurement des idées morales concourent aussi DES IDÉES MORALES. 157 d'une manière incontestable à perfectionner les reli- gions dans ce qu'elles ont de perfectible, selon notre sens humain, et à laisser peu à peu tomber dans l'ombre tout ce qui, dans leur constitution primitive, nous paraît sortir des conditions communes de la moralité. Le phénomène si rare, mais si important, d'une révolution ou d'un changement radical dans le système religieux d'une nation ne semble même pou- voir s'opérer qu'à la faveur d'un grand progrès accom- pli à la longue dans les idées morales auxquelles toutes les couches de la société prennent plus ou moins de part, tandis que des progrès analogues dans la philosophie et dans les sciences, réservés à quelques esprits choisis, n'aboutiraient qu'à des faits d'incré- dulités ou de conversions sporadiques. Or, il est clair que la moralité publique n'a p^is pu prendre dans la religion les armes qui lui servent à renverser le sys- tème religieux. Si la morale publique s'est toujours montrée empressée à rechercher l'appui de la religion, en d'autres termes, si l'on a donné pour appui à la morale la piété envers des dieux, même immoraux, c'est donc apparemment en vertu de cette règle (394) qui attribue au fort la tutelle du faible, tant qu'une tutelle est nécessaire; et il n'en faut pas conclure que la morale est dépourvue d'une existence propre, in- dépendante de celle de la religion. Lors même que la morale ne sortirait jamais de la tutelle d'une religion quelconque, comme celui à qui des infirmités natives et non la faiblesse de l'âge rendent une tutelle néces- saire, la succession des tutelles suffirait pour dénoter chez le pupille une personnalité propre, indépendante de la personnalité du tuteur. On distinguera très-bien 158 LIVRE IV, — CHAPITRE VIII. la liane de l'arbre, quoique la liane s'accroche à l'arbre pendant toute la durée de sa vie. 420. — La théorie philosophique qui fonde la mo- rale sur la politique et sur la force dont se trouve investi le législateur souverain, résiste encore moins à ce genre de critique que nous tirons de l'observation des faits sociaux. Quand s'est-on avisé de regarder la poHtique comme une école de morale? Ne semble-t-il pas plutcM que l'on s'accorde à excuser les infractions à la morale, comme une suite fâcheuse, mais presque inévitable, des exigences de la situation politique ou des tentations que fait naître la possession du pouvoii' politique? Quand le législateur a eu la prétention d'innover en morale et d'extirper les sentiments, les préjugés, les idées régnantes, bonnes ou mauvaises, n'a-t-il pas presque toujours échoué? D'ailleurs, si les législateurs ont statué sur Ces observations sont très-justes, et néanmoins il 1 Macaulay, Histoire du rècjne de Guillaume III, T. I, chap. 2, tra- duction de M. Amcdéc Pichot. Voyez aussi un passage fort intéres- sant de M. DE TocQLEvii.LE [De la démocratie en Amérique, III" partie, chap. 18), déjà cité et commenté par nous, Essai..., chap. XII, n» 172. ( DES IDÉES MORALES, 167 faut admettre que tout ce qui singularise un homme ou une classe d'hommes, soit en relevant, comme l'auteur le suppose, leur indépendance et le sentiment de leur force, soit en resserrant au contraire des liens de Hdélité et de dépendance, peut également donner lieu à ce que nous nommons le jmint d'honneur ou simplement V honneur. Pour une moitié du genre hu- main, les délicatesses de l'honneur tiennent précisé- ment à un sentiment de dépendance et à l'engagement de tidélité qui en est la suite. L'idée de l'hommage, de Xhominiwn (ou d'un engagement de la foi, conci- liable avec la liberté civile et la dignité personnelle), cette idée apportée par les races germaniques dans le monde civilisé, est certainement l'une de celles qui ont contribué à amener la supériorité des civilisations modernes sur les civilisations antiques, en mettant dans les rapports entre les hommes plus de délica- tesses que n'en permettent la séparation des castes, les distinctions tranchées de maîtres et d'esclaves, de Spartiates et d'Hilotes, de vainqueurs et de vaincus. En ce sens, Montesquieu a eu raison d'opposer l'honneur, tel qu'il était encore conçu de son temps, à la vertu civique des anciens et à la morale Spartiate. Mais, dans un autre sens, il faut mettre sur la même ligne toutes ces idées morales qui tiennent à la singularité des conditions, et qui sont toutes destinées à s'affai- blir, à mesure que les rangs se confondent et que les populations se mélangent, non sans que cet affailjlis- sement entraîne certaines conséquences regrettables. Jamais la morale universelle, reine absolue et légi- time de l'opinion publique, n aura dans sa lutte avec les passions du cœur humain, cette force, au besoin 108 LIVRE IV. — CHAPITRE VIII. tyrannique, que savent prendre les pouvoirs qui sen- tent que leur légitimité est contestable, et que pren- nent en efTet les morales de secte, de caste ou de parti. Elle peut suffire à prévenir ou à réprimer les désordres généraux, sans avoir la vertu d'empêcher une foule de désordres particuliers, 425. — On n'ose plus même rappeler, tant il est rebattu, le lieu commun de la pureté des mœurs an- tiques et de la dépravation progressive des Ages sui- vants. En envisageant la question plus sévèrement, on sera tenté de croire qu'il en est de l'histoire des mœurs des nations comme de l'histoire des perturba- tions atmosphériques, où une multitude de petites pé- riodes s'enchevêtrent, au point de masquer toute loi régulière et de laisser à chacun la facilité de se faire illusion sur ses propres souvenirs : chacun croyant volontiers que les saisons se faisaient mieux et que les mœurs étaient meilleures, à l'époque où, grâce à sa propre jeunesse, il avait des sensations plus vives, plus franches, et des sentiments plus purs et plus gé- néreux. Quoique rien n'intéresse plus les hommes que la morale, et que le monde n'ait jamais manqué de moralistes par goût ou par état, même aux époques les plus stériles pour les sciences, les lettres et les arts, il n'y a en réalité rien de si mal connu que l'his- toire de la moralité des sociétés humaines et des amé- liorations, des corruptions et des réformes qu'elle a tour à tour subies. Nous avons là-dessus beaucoup de déclamations et de plaidoyers, mais peu ou point de documents qui donnent une prise suffisante à la critique. Le sujet est si complexe, il y aurait tant de distinctions à marquer entre les différentes classes de DES IDÉES MORALES. 169 la société; il faudrait faire la part de tant d'influences, qu'il est \rainient impossible d'écrire l'histoire des ré\olutions morales comme on écrit l'histoire poli- tique, l'histoire des religions et du droit, l'histoire d'une langue, d'une littérature, l'histoire des sciences et des arts. A travers tant de vicissitudes de la mora- lité pratique, l'historien philosophe ne peut guère dé- mêler de lois générales qu'en ce qui touche le déve- loppement de la morale spéculative ou la succession des idées d'après lesquelles les hommes ont pensé, en divers temps, qu'ils devaient régler leur conduite, lors même que leurs passions s'opposaient à ce qu'ils conformassent effectivement leur conduite à leurs idées. 426. — On ne saurait contester le fait de l'appari- tion successive et du développement progressif d'un certain nombre d'idées morales, comme conséquences du progrès de la culture sociale et de l'amélioration croissante des institutions religieuses et civiles, en tant que ce progrès et cette amélioration se lient aux progrès mêmes de la raison ^ En ce sens, la morale, conmie l'industrie et les sciences, fait partie de la ci- vilisation générale et obéit à la même loi de progrès indéfini : mais cela n'est vrai que de la morale géné- rale et philosophique, de celle qui rentre dans la sphère des idées que la raison combine, conformé- ment au type de l'ordre et de la loi, et ne s'applique nullement à ces morales particulières, locales, indi- gènes, nationales, dans lesquelles on sent, pour ainsi dire, palpiter la fibre vivante du cœur de l'homme. ' Essai , chap. XII.. n" 173. no LIVRE IV. — CHAPITRE VIII. Voyez les mœurs des peuples à qui les raffinements de culture sont inconnus : chez eux les violences sont fréquentes, les vengeances atroces; mais c'est aussi chez eux que l'on trouve le respect religieux de l'hos- pitalité, la solidarité de la famille, la majestueuse au- torité de la vieillesse, toutes choses sans lesquelles l'instinct de ces peuples sent hien que leur organisa- tion sociale se dissoudrait. Ainsi, toutes les nuances morales sont mieux tranchées, tous les caractères plus fièrement dessinés; c'est là le type de la morale que l'on pourrait nommer poétique et héroïque, parce que la vie est la source de toute beauté poé- tique; et plus tard ce type va toujours en se dégra- dant : quelquefois sans compensation aucune, lorsque par de malheureuses circonstances, sous l'empire de mauvaises institutions, les peuples corrompus ne prennent de la civilisation que ses vices ; d'autres fois avec un avantage réel pour l'humanité, lorsque la ci- vilisation, brisant ses entraves', prend vraiment l'al- lure progressive qui lui est propre, en entraînant dans ses progrès tout ce à quoi peut s'appliquer la loi du progrès. 427. — Voyez en effet d'autre part les nations chez qui la civilisation est entrée dans une voie de pro- grès rapide, et au besoin contentez-vous de suivre la transformation des mœurs et des idées morales dans notre Europe depuis trois siècles. Que de scandales, que de désordres dans la vie civile et d'excès dans la guerre se produisaient au seizième et dans la première moitié du dix-septième siècle, à une époque de splen- deur des lettres et des arts, et dont le retour eût paru impossible, seulement cinquante ans plus tard! Les DES IDÉES MORALES. 171 vices des cours du dix-huitième siècle, les excès po- pulaires qui en ont été le châtiment terrihle, peuvent- ils nous faire méconnaître le progrès général de la moralité publique, si clairement marqué par tant d'institutions de bienfaisance, par tant d'efforts fruc- tueux pour l'amélioration des classes ignorantes et souffrantes, par la suppression des supplices barbares, par l'adoucissement des peines et leur appropriation à la correction des coupables, par le décri des pro- ductions licencieuses, par le ménagement des bien- séances dans tous les rangs de la société? Y a-t-il pour cela plus de piété, d'honneur, de vertu? ^'ous n'oserions soutenir ni l'affirmative, ni la négative, moins encore l'affirmative que la négative; mais ac- cordons, si l'on veut, la négative : en faudra-t-il con- clure que le prétendu perfectionnement des mœurs et des idées morales n'est qu'un raffinement d'hypocri- sie? Pas le moins du monde. Il en faudra conclure seulement que Dieu a mis dans la nature humaine divers principes de perfectionnement et de grandeur, les uns destinés surtout à relever les individus, les autres à procurer le perfectionnement de l'espèce; et que si la piété, l'honneur, la vertu, tout en étendant autour d'elles leur salutaire influence, ont surtout pour effet de rendre digue de notre respect et de notre admiration ceux qui en sont les héros, les pro- grès de la société, dans l'ordre même des idées mo- rales et de la moralité publique, ne tiennent pas précisément à l'apparition de ces modèles héroïques et de ces types toujours supérieurs aux conditions moyennes de l'humanité, k quelque époque qu'on les considère. 172 LIVRE IV. CHAIMTRK VIII. 428. — Ainsi, il est dans la nature des choses que la morale universelle aille en s'étendant, en se per- fectionnant, en s'e])urant, tout en perdant de sa vertu iinpérative par l'affaiblissement des principes sur les- quels reposent les morales particulières dont elle tend à se dégager de plus en plus. Dans les progrès de la morale universelle consistent les seuls obstacles à la constitution définitive du code des nations sur des bases purement expérimentales et scientifiques. En général, toutes les fois que l'expérience peut se pro- noncer d'une manière irréfragable, elle doit néces- sairement prévaloir à la longue, au sein des sociétés civilisées, même sur l'autorité de la tradition et sur la force des passions et des haltitudes. Evidemment il n'y a pas de préjugé national ni d'opinion de caste, de secte ou de parti, qui ne doive finalement céder, dans la pratique du gouvernement des sociétés, à la certitude des faits acquis à la science, t^e que l'ex- périence même ne peut infirmer, ce sont les prin- cipes de la morale universelle, naturellement gravés dans les cœurs de tous les hommes, ou naturellement saisis par eux tous, sans distinction de nationalités ni de races, à mesure que leurs mœurs s'adoucissent et que leurs sentiments s'épurent. On aurait beau prou- ver de nos jours, par une statistique concluante, que la société gagne en population et en bien-être à l'a- bandon des enfants mal conformés : on ne nous ferait pas rétrograder jusqu'à la barbarie des législations antiques qui toléraient ou encourageaient cet aban- don. Vainement l'expérience prouverait-elle, au gré de quelques théoriciens, que les institutions chari- tables ne font qu'étendre la lèpre de la mendicité et DES IDÉES MORALES. 173 de la misère : (3ii n'oserait soulever la conscieuce pu- blique en demandant à ce titre la suppression des in- stitutions charitables. Or, à quoi tiendrait en pareil cas un tel soulèvement d'opinion? Est-ce à l'idée que le pauvre a droit à des secours, que l'enfanl nouveau- né a droit à l'existence (420)? C'est là sans doute une thèse philosophique qu'on a souvent soutenue, mais qui, nous le croyons, serait loin de protéger la créa- ture faible et souffrante comme la protègent en effet les sentiments de bienveillance, de compatissance, que la religion a fait naître, que la culture sociale continue de développer chaque jour, et dont tous les hommes sentent qu'ils ne peuvent se dépouiller sans décheoir à leurs propres yeux. 429. — Nous expliquerons tout à l'heure comment l'idée du di'oit donne naissance à cette construction systématique et savante que Ion nomme la jurispru- dence : de même, à la faveur de certaines conditions qui font sentir, dans ce que l'on nomme le for inté- rieur, le besoin de règles fixes, analogues à celles que nécessite l'organisation des tribunaux ou du for exté- rieur, l'idée du devoir devient le principe d'un corps de science que l'on nomme la casuistique, science au- jourd'hui peu connue, souvent raillée, presque dé- criée, sans qu'on se soit rendu compte de la raison du décri. On la trouve dans la nature même du juge- ment que nous portons sur la moralité des actes, ju- gement qui est presque toujours de l'espèce de ceux que Leibnitz nomme inexplicables , parce qu'ils ré- sultent d une appréciation instinctive ou conscien- cieuse, pour laquelle il n'y a pas de règles logiques : et cela même résulte de ce que le caractère de n)o- 174 L1VK1-: IV. — ClIAPITRK VIII. ralité varie le plus souvent d'une manière continue, par nuances indiscernables, entre lesquelles nous ne pouvons établir de lignes de démarcation tranchée qu'à la faveur d'abstractions artilicielles'. L'idée du droit s'accommode de telles fictions, et même les re- quiert, parce que le droit, même privé, a toujours par certains côtés, et en tant qu'il donne ouverture à une action devant les tribunaux, un caractère public; il en sera donc de même des devoirs auxquels corres- pond une action et par conséquent un droit : quant aux devoirs du for intérieur, ou qui relèvent de ce qu'on appelle proprement la morale, ils répugnent à toute tiction logique, à toute règle arbitraire, eu tant du moins qu'ils sont imposés par la morale univer- selle; car il peut y avoir, et il y a eu des tribunaux de point dlionneur. Une casuistique formaliste, une théorie des devoirs, formant un corps de science lo- gique et abstraite, d'où l'instinct et la vie se sont re- tirés, ne peut donc être appropriée qu a un système de morale particulière, et conséquemment doit dé- choir dans l'opinion , à mesure que les systèmes de morales particulières perdent de leur vertu impérative. 430. _ Oserons-nous, avant de clore ce chapitre, parler de ce qu'on appelle la raison d'Etat ou la mo- rale politique, par opposition à la morale proprement dite, à la morale universelle? « C'est d'elle qu'Ulpien dit qu'elle n'est point connue naturellement à tous les hommes (comme l'équité naturelle), mais seule- ment à un petit nombre d'hommes qui ont appris par la pratique du gouvernement, ce qui est nécessaire 1 Essai , chap. XIII, n" iO«. Voyez aussi les chap. XVIII et XIX. DES IDÉES MORALES. 175 au maintien de la société \ » Il est clair que les êtres collectifs qu'on appelle des peuples, n'ayant pas la même destinée que l'homme individuel, ne peuvent pas avoir, ou du moins peuvent bien ne pas avoir les mêmes règles de conduite. Supposez un petit nombre d'hommes, séparés de la grande société, n'ayant de commerce qu'entre eux; supposez de plus que ces hommes doivent vivre des siècles, avec la parfaite cer- titude que toute leur destinée s'épuise dans le cours de leur vie terrestre; et affirmez, si vous l'osez, que la morale de ces êtres imaginaires devrait être en tout point conforme à la nôtre. S'il y a pourtant dans notre morale des règles qui ne dépendent point de ce qui est particulier à notre condition d'hommes, et dont l'autorité serait la même pour des êtres constitués comme ceux que nous imaginions tout à l'heure, il est naturel de croire qu'elles doivent figurer au même titre dans le code de la morale politique ou de la raison d'Etat. Il serait donc aussi peu raisonnable de transporter sans examen dans la politique toutes les règles de la morale proprement dite, que de ridiculi- ser toute réclamation faite au nom de la morale, quand il s'agit de la politique. Si donc la pensée d'Ul- pien devait être acceptée de nos jours, ce ne serait pas en ce sens que peu d'hommes ont été assez initiés à la pratique du gouvernement pour bien juger de ce qui est indispensable au salut de la société, mais plu- tôt en ce sens que peu d'hommes sont doués d'une intelligence assez ferme et assez droite pour ce juge- ment de haute critique qui consiste à discerner dans * Vico, Science nouvelle, liv. IV, cb. 3, traduction de M. Michelet. 176 iJviiK IV. — c.nAi'iTUE vm. les lois de notre morale, pour le sentiment desquelles Dieu nous a donne' la plus précieuse de nos facultés instinctives, celles qui dominent même les conditions particulières de riiumanité, et qui s'appli(jueraient encore à des êtres qui n'auraient ni la même consti- tution, ni les mêmes destinées que nous. En tout cas, il faut soidiaiter de voir devenir de plus en plus rares les occurrences où peut s'appliquer cette raison d'Etat, cette morale exceptionnelle dont il est si facile d'abuser, et qui, si elle ne révolte pas les consciences, les jette au moins dans une per- plexité pénible. Or, les progrès de la civilisation gé- nérale, qui tendent à faire prévaloir la morale uni- verselle sur tous les codes particuliers à l'usage d'une secte, d'une classe, d'une corporation, doivent tendre aussi à faire prévaloir la morale universelle sur ce code mystérieux et redoutable, où, suivant Ulpien, si peu d'adeptes pourraient lire. La morale qui pré- vaut ainsi n'est pas exempte du reproche de relâche- ment et de composition trop facile; elle est trop hu- maine pour ne pas s'accommoder, autant que faire se peut, aux faiblesses de l'humanité; elle est peu propre aux luttes violentes et n'inspire guère les sublimes renoncements; mais elle rend, par compensation, les luttes et les sacrifices moins nécessaires : car, elle prévient le retour des cruautés, des perfidies et de tous les grands scandales dont l'ancienne histoire est pleine, et qui avaient leur principe et leur excuse dans l'idée d'une morale particulière ou exceptionnelle, et par cela même plus impérieuse et plus impitoyable. DE l/lDÉE DU DROIT. 177 CHAPITRE IX. riE l'idée nu droit kt de ses divers modes de développement. l\ 431. — L'idée du droif est naturelle à l'homme; dans quelque état qu'on l'observe, on le trouve imbu de cette croyance qu'il y a des droits attachés à sa personne : soit qu'il les ait acquis par lui-même, par son travail, par son courage ou par sa bonne fortune; soit qu'il les tienne de ses ancêtres et qu'il les regarde comme des prérogatives de son sang, de sa race, de la tribu dont il fait partie ou de la cité qui lui a donné le jour. Les philosophes ont pris à tâche de tirer l'idée du droit de l'idée de la loi, idée bien plus abstraite et plus générale, puisqu'elle s'étend non- seulement aux phénomènes sensibles, mais à l'ordre des vérités et des rapports purement intelligibles (41). Cette déduction philosophique peut être bonne théo- riquement : historiquement elle est fausse ou con- traire h la marche naturelle de l'esprit humain qui ne débute pas ainsi par les plus hautes abstractions dont la plupart des hommes restent toujours incapables. Il ne faut pas d'un sauvage faire un Montesquieu , ni transporter dans l'histoire le début de YEsprit des Lois. Naturellement et hisloriquemeiit, l'homme in- fère au contraire l'idée de la loi de l'idée du droit : il se soumet à la loi comme à l'ordre d'une personne en T. II. 12 178 LIVRE IV. — CHAPITRE IX. qui il reconnaît le droit de lui commander. Je suis r Éternel ton Diev, qui t'ai tiré de la terre d'Egypte : voilà la raison de l'obéissance du peuple hébreu à la loi promulguée sur le Sinaï. L'esclave reconnaît le droit de son maître, le serf celui de son seigneur, le plébéien celui du patricien, le vilain celui du noble. 11 n'y a de véritable royauté que là oij le peuple re- garde l'autorité royale comme le droit d'une famille, ni de vraie république que là où la nation tient par coutume à l'omnipotence de son sénat, de sa diète ou de son parlement, comme au fondement de la loi. Vico a cité à plusieurs reprises ce mot de l'histo- rien Dion Cassius : o Les hommes obéissent à la loi comme à un tyran, à la coutume comme à un roi. » Il en est en eifet des lois, même les meilleures, quand elles sont faites de toutes pièces, comme de ces hommes supérieurs à qui leur habileté, leur gé- nie, leur sagesse ont donné la souveraine puissance, sans qu'ils deviennent l'objet de ce genre de culte qu'il paraît naturel de rendre aux rois de vieille souche, de même qu'aux coutumes qui nous viennent de nos ancêtres. Une législation faite de toutes pièces, ce qu'on appelle proprement une loi, une constitu- tion, un code, peut ressembler à ces édifices dont l'ordonnance nous impose : le droit proprement dit, le droit natif et spontané, la coutume enfin, a pour nous le charme de ces productions organiques, qui se sont progressivement développées et épanouies, par une action lente et cachée (211). Les jurisconsultes romains ont donc eu tort de dire que la coutume imite la loi : mieux vaudrait dire au rebours que la loi imile la coutume, puisque partout le droit coutu- 1)K L IDÉE 1)1" DJJOIT, 179 mier a précédé la loi ou le statut formel, et qu'histo- riquement la loi formelle De peut émaner que d'un droit primitif, antérieurement fondé et reconnu. Plus tard intervient le raisonnement philosophique qui fonde, ou cherche à fonder la notion des lois hu- maines et positives sur la notion d'une loi antérieure et supérieure, nécessairement identique avec l'idée de l'ordre général et de la raison universelle : et de là l'antagonisme entre les deux écoles philosophique et historique, sur le terrain de la jurisprudence civile et politique. Mais, cet antagonisme même n'est que le symptôme d'une phase de transition, comme nous ne tarderons pas à l'expliquer. 432. — Le développement organique du droit offre de grands rapports avec le développement organique des langues : il en est l'image, image affaiblie, parce qu'il est encore plus naturel à l'homme d'avoir une langue que d'avoir des idées de droit, et qu'auisi l'artifice ou l'art doivent se montrer plus tôt dans la formation du droit que dans la formation de la langue. Les premiers développements du droit, comme ceux de la langue, procèdent de 1 instinct d'imitation et du sentiment naturel de l'analogie. Ce que l'on se sou- vient d'avoir vu décider ou pratiquer dans un cas, suggère ce qui doit être décidé ou pratiqué dans un cas analogue; et l'autorité d'un exemple s'ajoutant à celle d'un autre, donne bientôt à un principe juri- dique assez de force pour qu'il puisse, non-seulement faire autorité ou subsister par lui-même, mais encore engendrer d autres règles juridiques que l'application fortifiera de même et qui en engendreront d autres à leur tour. D'ailleurs, le droit, en se développant ainsi, 180 LIVRE IV. — CIIAIMTRI-: IX. s'accommodera comme la langue aux besoins d'une société qui est elle-même en voie de développement; et cela sul'lit pour faire comprendre comment ;i la longue, les besoins des peuples et toutes les condi- tions de l'état social venant à changer, le droit pure- ment coutumier, sembla])lc à une langue sans litté- rature et que l'écriture ne conserve pas, peut se transformer au point de ne pas garder de traces appa- rentes de son état primitif. Les causes internes du dépérissement du droit, dans ce qu'il a de propre à une race ou à une nation, n'ont pas moins de ressemblance avec les causes in- ternes du dépérissement des langues. L'histoire nous apprend que, dans l'enfance des sociétés, l'idée du droit se traduit ou s'exprime par des démonstrations symboliques, par des rites que viennent plus tard remplacer des paroles solennelles ou ce que l'on nomme des formules. Mais, le sens du rite tombe en oubli ou l'acte symbolique cesse, par une répétition trop fréquente, de frapper comme il le faudrait l'at- tention des hommes; la formule (par suite de l'usage même (jue l'on en fait) perd également de son énergie et de sa force sacramentelle; elle passe à l'état à^ for- malité ou de formule morte dont on finit par se dé- barrasser connue d'une gène inutile. Tous les peuples civilisés ont dans leur droit public et privé ces clauses de protocole, de chancellerie ou de style, qui, pour avoir trop servi, ne servent plus de rien, et qu'il faut de temps en temps supprimer ou rajeunir. Non-seu- lement des formules ou des formalités en paroles, mais des formalités en acte ou des procédures s'usent de la même manière, cessent d'avoir un sens, une va DE L IDEE DU DROIT. 181 leur, et de remplir le but pour lequel elles ont été instituées, et appellent finalement une réforme qui les fasse disparaître de la coutume ou du droit. 433. — Le travail de Forganisation du droit res- semble tout h fait au travail de l'organisation des langues, dans ce qu'il a d'instinctif et de populaire : mais l'analogie n'est plus la même lorsque, par suite des cbangements de l'état social, l'application du droit se concentre entre les mains de quelques personnes réputées prudentes ou savantes, et qu'elle devient la prérogative d'une caste, d'une classe, d'un corps, ou l'objet d'une profession. Car, dès que le droit est une science, il faut bien qu'il prenne les caractères d'une construction scientifique oii les propositions s'enchaî- nent et se tirent logiquement les unes des autres. Et comme les idées de justice, d'équité, communes à tous les hommes, ainsi que les idées plus particulières, transmises d'une génération à l'autre par la tradition nationale, n'ont pas la valeur absolue ni la détermi- nation précise qu'exigeraient la régularité et la ri- gueur d'une coordination scientifique, il faut que l'abstraction intervienne pour créer ce qu'on nomme des fictions de droit, ou pour donner fictivement aux conceptions juridiques le degré de précision et de ri- gueur compatible avec les exigences scientifiques. Dans le droit ainsi construit scientifiquement, il peut arriver et il arrive que le jurisconsulte tire d'un prin- cipe fondé sur l'équité naturelle ou sur la coutume, des conséquences qui froissent l'équité naturelle ou qui sont en désaccord avec les goûts, les préjugés, les habitudes d'où la coutume est issue : auquel cas le sentiment du droit national doit s'émousser, en raison 182 LIVRE IV. — CHAPITRE IX. même des applications juridiques que l'on en fait. Nous avons montre ailleurs ^ comment cette con- struction scientifique du droit est nécessaire quand on veut organiser le pouvoir judiciaire de manière que ses décisions admettent un contrôle formel, et éviter l'arbitraire inhérent aux jugements inexpli- cables (429). Nous avons fait voir aussi comment la distinction de ces deux sortes de jugements, les uns explicables, les autres inexplicables logiquement, est le vrai fondement de la distinction entre les jugements qu'on appelle de droit, et ceux qu'on nomme juge- ments de fait : ce qui conduit à une analyse de l'idée du droit sous un autre point de vue qui n'est pas celui auquel nous devons nous attacher ici. Il suffit d'avoir remarqué qu'un développement systématique et arti- ticiel du droit, chez les nations qui y ont recours pour accommoder les applications du droit à la nature de leurs institutions judiciaires, peut contribuer à faire perdre de vue le fondement du droit et son sens ori- ginel, et hâter le moment où le droit national cesse d'être, en quelques-unes au moins de ses parties, un droit vivant et populaire, en prenant les caractères d'une doctrine savante et abstraite. 434. — Au surplus, de même qu'une langue morte peut continuer d'être un instrument artificiel, à l'u- sage des savants et des lettrés, et durer ainsi longtemps après qu'elle a cessé de vivre (389), de même un droit qui n'est plus populaire ni imprégné de la vie du peuple chez qui il avait pris naissance, peut continuer d'être cultivé par les légistes, et imposer à des tribunaux ' Essai , chap. XVIII ff. XIX. DE l'idée Dr DROIT. 183 composés de légistes son autorité scientifique. Lors- qu'il y a, comme dans l'Europe du moyen-âge, trop de disproportion entre l'état intellectuel du peuple et les connaissances des lettrés, il est tout simple que les lettrés dédaignent la langue populaire et le droit indigène pour cultiver une langue savante et un droit savant. Il doit même arriver que, suivant la direction imprimée à cette culture par les différentes écoles lit- téraires ou juridiques, la langue et le droit admettent, tout morts qu'ils sont, des modifications diverses : de façon qu'on distinguera le droit écrit de tel parlement d'avec le droit écrit de telle autre cour souveraine; comme on voit un connaisseur distinguer à leur fac- ture les vers latins sortis d'un collège de Jésuites, et éviter de confondre le latin d'un humaniste de Leyde avec le latin d'un humaniste de Paris. 435. — Chaque peuple a son droit national dont les principes se retrouvent dans les instincts primitifs de la race et dans les grands événements de son histoire. Cç droit indigène a lui-même sa vie propre qui le fait passer par des périodes successifs d'enfance, de ma- turité et de vieillesse; il se complique et s'altère, tout comme les langues, par des emprunts faits à des na- tions étrangères. Mais, tandis qu'à certains égards il perd de sa perfection organique, en un autre il s'amé- liore, en profitant de tout ce qui a été imaginé de propre à simplifier et à régulariser le mécanisme des institutions sociales; il se dépouille de ce qu'il avait de plus original, mais aussi de ce qu'il avait de plus rigoureux; il devient plus tlexihleetplus/«//;OMIQUE. 251 la meilleure organisation de l'industrie et du travail, la plus avantageuse exploitation de toutes les richesses naturelles? D'abord il faudrait distinguer entre les richesses aménagées et les richesses qui s'épuisent. Laissez faire l'intérêt privé, et certainement il exploi- tera, sans souci de l'aménagement ni des générations futures, tout ce qui est actuellement exploitable avec profit actuel. Mais, lors même qu'il s'agit de richesses aménagées et exploitées avec souci de l'avenir, rien n'autorise à affirmer que le plus grand bien général doit nécessairement cadrer avec la résultante des in- térêts particuliers. Par exemple, les personnes versées dans l'écono- mie forestière ont très-bien établi que l'aménagement d'une forêt, le plus propre à donner le plus grand produit annuel en mètres cubes de bois, et par consé- quent le plus utile à la société des hommes, le meil- leur au point de vue de l'exploitation des forces na- turelles et des ressources du sol dans l'intérêt de l'homme, est un aménagement séculaire dont aucun particuher ne pourrait s'arranger; parce que, faisant (comme il doit le faire la part de l'escompte, son re- venu annuel, apprécié en argent, se trouverait de plus en plus réduit, tandis que le produit matériel croîtrait de plus en plus. Rien n'est plus facile que d'expliquer ce paradoxe apparent et le conflit inévitable qui en résulte entre l'intérêt général et l'intérêt privé. L'n particulier hérite d'une forêt, et il la trouve aménagée en taillis, comme le veut l'intérêt privé, ou en futaies comme le voudrait l'intérêt général. Si c'est en taillis, le sol est loin de rendre en bois tout le produit annuel qu'il pourrait rendre par un plus long aménagement: 252 LIVRE IV. — niIAPlTRE XII. mais, poiii* passer d'un aménagement à l'autre, il fau- drait ajourner à long ternie la perception d'une grande partie du revenu, et faire un calcul d'intérêt composé pour comparer ce revenu éloigné au revenu actuel : le résultat du calcul est de prouver au propriétaire que, dans l'intérêt de sa descendance comme dans le sien (à supposer même que l'intérêt de sa descen- dance le touche autant que le sien propre), il vaut mieux ne pas changer d'aménagement. Si au contraire la forêt se trouve déjà à cet état d'aménagement qui donne annuellement le plus grand produit en bois, le propriétaire calculera, par les formules de l'intérêt composé, ce que doit valoir à sa descendance le ca- pital qu'il peut actuellement réaliser par une coupe extraordinaire en abrégeant l'aménagement. De toute manière, l'avantage général devra céder h un avan- tage particulier; et cet avantage général restera très- distinct de la somme des avantages particuliers de tous les propriétaires, en y comprenant l'État lui- même, s'il administre ses propres forêts en proprié- taire ou en financier, plutôt qu'en vue de l'économie générale de la société. i78. — Si l'on va au fond de la difficulté, on voit qu'elle tient précisément à ce que la loi de la compo- sition des intérêts, vraie lorsqu'elle ne reçoit que quelques applications partielles et limitées, n'est plus qu'une illusion lorsqu'on veut l'appliquer sur une très-grande échelle, par exemple en fait d'amortisse- ment d'une dette publique. Ce sou, placé à intérêts composés depuis une vingtaine de siècles, et les sommes fabuleuses qu'il produit, sont un jeu d'esprit, bon à laisser dans nos classes de mathématiques. Le 1 DE l'idée Économique. 253 capital réel, pas plus que la population, iie saurait s'accroître en progression géométrique; et en général la progression géométrique n'a d'existence que dans le monde des idées. Si la formule de l'intérêt composé pouvait s'appliquer en grand, si l'économiste pouvait calculer comme le banquier, il serait de l'intérêt gé- néral aussi bien que de l'intérêt privé, de faire coupe blanche des futaies : car, le produit de la coupe se convertirait en un capital réel, sous forme de fer forgé, de poutres, de bordages; lequel capital réel en produirait un plus grand au bout d'un au, un plus grand encore au bout de deux, et ainsi de suite, eu progression géométrique. Nous procurerions ainsi à nos arrière-neveux, en abattant actuellement nos fu- taies, une prospérité fabuleuse. C'est à quoi répugne la nature des choses : mais il n'en résulte pas moins de la constitution du système économique et com- mercial (fondée sur la notion abstraite de la valeur d'échange et sur l'emploi des métaux précieux comme instruments de l'échange), que chaque particulier peut faire, avec profit pour lui et les siens, le calcul qui ne serait pour le corps de la société qu'une illu- sion désastreuse. Inutile d'ailleurs d'éplucher et de critiquer les données physiques de notre exemple, puisqu'il suffit, pour renverser une maxime en tant que maxime, de concevoir nettement la possibilité d'une hypothèse qui mettrait la maxime en défaut. 479. — Supposons maintenant qu'il s'agisse de comparaisons à établir entre des produits non simi- laires. On brûle ici du charbon de bois et là de la houille; on cultive l'olivier dans le midi, et dans le nord on récolte des graines oléagineuses; plus au 254 LIVRE IV. — CHAPITRE XII. midi encore ou cultive le coton, et plus au nord le lin ou le chanvre; on consomme ici du vin, ailleurs du cidre ou de la bière; ailleurs encore on convertit la fécule en alcool. Ce qui favorise les producteurs de houille pourra nuire aux propriétaires de bois; ce qui provoque l'extension des houblonnières pourra faire arracher des vignes. Comment appliquera-t-on alors l'idée de l'optimisme économique? S'il ne s'agissait que d'un procès entre la canne et la betterave, je crois qu'on pourrait comparer les rendements en sucre, à un titre bien connu, et s'arranger pour avoir le ren- dement maximum : mais, si l'on comparait de même, d'après la proportion d'alcool qu'elles renferment, les diverses boissons alcooliques qui entrent dans nos consommations, il est clair que le résultat de la comparaison serait par trop défavorable à la bouteille de Chambertin, comparée au litre d'eau-de-vie de pommes de terre. Il faudrait donc, selon le principe favori d'une école célèbre, s'en rapporter au cours du commerce libre, et regarder comme le plus grand produit économique, le plus grand produit en argent, pourvu que le commerce n'éprouve de "la part des Gouvernements, ni entraves ni encouragements arti- ficiels. Mais, si une telle identification est inexacte, comme on vient de le voir, même dans le cas si simple oii l'on n'a à s'occuper que des divers modes d'amé- nagement d'une même espèce de produits, à plus forte raison deviendra-t-elle arbitraire lorsqu'on aura à comparer les productions de denrées non similaires. Et d'ailleurs le bon sens dit que les caprices de la mode et de la vanité, la perversion des goûts dans la nmltitude ou dans les classes privilégiées, peuvent DE L IDÉE ÉCOISOMIQUE, 255 agir sur les prix du commerce dans un sens aussi dé- favorable que les mesures arbitraires ou systéma- tiques prises par les Gouvernements. Personne ne croira que la liberté du commerce de 1 opium soit un grand bienfait, même au point de vue économique, pour les habitants du Céleste-Empire et pour le monde en général. !1 est bien plus sage et plus juste de reconnaître que le principe de l'optimisme écono- mique nous fait alors défaut, et qu'il n'est pas pos- sible d'en tirer une solution du problème. 480. — Ces considérations diverses peuvent trouver leur application sur une échelle plus grande encore. Il vaudra certainement mieux, pour la plus utile or- ganisation du travail humain, pour la plus complète et la plus habile exploitation des forces et des res- sources naturelles , que chaque culture, chaque in- dustrie soient développées de préférence dans le pays et chez le peuple les mieux placés pour cela. Un tel arrangement froissera peut-être beaucoup d'intérêts politiques et nationaux ; il procurera peut-être h cer- taines races d'hommes une supériorité écrasante sur d'autres races moralement aussi intéressantes ou plus intéressantes ; nous n'examinons pas si c'est une ten- dance heureuse qu'il faille seconder dès qu'on en a e pouvoir, ou une tendance fâcheuse contre laquelle til faille lutter tant qu'on le peut : nous affirmons seu- lement qu'il y a là une application claire, palpable, rigoureuse d'un principe d'optimisme économique que la raison conçoit, abstraction faite de toute forme politique, de tout intérêt de nationalité ou de race, quelles qu'en puissent être les conséquences morales. Mais en revanche, dès qu'il s'agit de produits non si- 256 LIVRK IV. — CHAPITRE XII. niilaires, la règle lait défaut, la démonstration nous échappe, la raison éternelle ne rend plus d'arrêts; et dans le silence d'un tel tribunal, il semble que les na- tions ou les corps politiques rentrent dans tous leurs droits de légitime défense ou môme d'entreprise of- fensive. Il faut du moins leur démontrer par d'autres moyens qu'en en faisant usage ils iraient contre leurs intérêts bien entendus. Dès lors (dans la plupart au moins des applications qu'on en fait) le fameux adage économique : laissez faire, laissez passer , ne peut signifier qu'une chose, à savoir que, dans les questions très-compliquées oti nous courons grand risque de nous tromper pour l'ap- plication de nos théories, le plus sûr, comme le plus simple, est de laisser la Nature agir. On en dit sou- vent autant à propos de la médecine, quoique l'on ne mette pas en doute l'honnêteté du médecin, lors même qu'il se trompe; tandis que l'on a toujours lieu de craindre, dans l'institution des règlements économi- ques, l'intluence des individus ou des classes qui peuvent avoir des intérêts particuliers, contraires à l'intérêt général : car, il arrive d'ordinaire que l'inté- rêt général est moins chaudement défendu ou patro- ué que les intérêts particuliers. Le laissez faire, laissez passer peut donc bien subsister comme un adage de sagesse pratique, s'il n'a pas la valeur d'un axiome ou d'un théorème scientifique. 481. — Le principe contraire est celui qu'invo- quaient au dernier siècle et qu'invoquent encore les partisans de ce qu'on appelle le système réglemen- taire, ceux qui pensent que l'industrie et surtout le commerce ont besoin d'être contenus et dirigés par la DE l'idée Économique. 257 puissauce publique, sinon pour le plus grand bien de l'huiuanité en général (thèse que l'on abandonne vo- lontiers aux esprits spéculatifs et un peu creux), du moins pour le plus grand avantage de la nation que l'on soumet aux règlements. Les partisans du système réglementaire ne confondent pas la notion du règle- ment avec la notion du droit (439); l'administrateur ne pense pas que le filateur indigène ait droit à fabri- quer exclusivement les fils de tel numéro, mais il prohibe l'entrée de ces fils comme nuisible au dé- veloppement de l'industrie nationale, dont la prospé- rité se lie aux intérêts généraux du pays. Naturel- lement le système réglementaire trouvera plus de partisans parmi les administrateurs que parmi ceux qui s'occupent d'économie publique en dehors de l'Ad- ministration, et sans avoir d'intérêts personnels en- gagés dans telles branches d industrie ou de négoce. En ce sens l'on peut dire qu'à l'idée juridique succède l'idée réglementaire, comme antagoniste de l'idée de liberté économique. Mais, si le commerce, l'industrie ont besoin d'être réglementés, disciplinés, soumis plus ou moins à un régime d'association et de solidarité, pourquoi la cul- ture, l'exploitation du sol ne le seraient-elles pas? Pourquoi l'État ne saisirait-il pas le haut domaine de la propriété forestière, ou ne mettrait-il pas en syndi- cat les forêts des particuliers, si c'est le moyen de ré- primer une tendance fâcheuse de l'intérêt individuel et d'établir l'aménagement qui donne le maximitm de produits utiles? Pourquoi n'agirait-il pas de même à l'égard des terres arables, si c'est le moyen de les soumettre au système de culture le plus productif? T. II. 17 258 LIVRE IV. — niIAPITRE XII. Ceci mène tout droit, comme ou voit, à ce que l'on a appelé de nos jours le socialisme, drapeau d'une secte nouvelle dont le monde s'est effrayé à bon escient, quand il a sondé les plaies de la société, et vu toutes les passions et toutes les convoitises que l'esprit de parti pourrait soulever, en agitant ce drapeau. 482. — Nous ne faisons ici que de la pure philoso- phie, et pour nous par conséquent la seule question qu'il s'agisse d'examiner est celle de savoir si les dé- veloppements de la civilisation doivent amener le re- lâchement progressif, ou au contraire le resserrement progressif des liens de solidarité sociale. Or, la ques- tion posée de la sorte semble à peu près résolue. Elle l'est par l'histoire : car, nous voyons que les liens po- litiques, les liens de caste, les liens rehgieux, les liens mêmes de famille et de confraternité, toutes les insti- tutions en un mot qui cimentent la solidarité du corps social, sont allés sans cesse en se relâchant et en lais- sant à l'activité individuelle un plus libre développe- ment. Concevrait-on une interversion soudaine de cette marche séculaire? Se figurerait-on un chef de secte, l'inventeur d'une nouvelle règle de couvent, capable de ranger sous cette règle des millions de compatriotes, et qui plus est de l'imposer au monde civilisé tout entier? Car, apparemment, les voyages, le commerce, le mélange coutinuel des populations de toute origine ne permettraient pas qu'une règle artifi- cielle, gênante pour beaucoup de monde, quelque ad- mirables qu'en fussent les résultats économiques, sub- sistât longtemps dans un grand pays, en face de tant d'autres peuples, pourvus aussi de quelques lumières, qui s'en passeraient et qui s'en moqueraient. DE l'idée Économique. 259 I^s mêmes raisons qui empêcheront le système ré- glementaire de se développer dans l'économie inté- rieure d'un pays, au point d'aboutir au socialisme. useront peu à peu ce système , dans son application aux rapports commerciaux de nation à nation, d'État à État. En effet, comment supporter indéfiniment le joug d'une règle arbitraire? et comment ne pas s'aper- cevoir qu'elle est arbitraire, en voyant les mêmes ma- tières si diversement réglementées d'un pays à l'autre, sans raison bien apparente de cette diversité , autre que l'inégalité des chances avec lesquelles ont com- battu, ici et là, les mêmes intérêts particuliers? Le laissez faire, laissez passer doit finalement triompher ainsi, au moins dans la plupart des cas, non par dé- monstration théorique, mais parce qu'il s'offre natu- rellement à l'esprit de tout le monde, et qu'on ne lui oppose partout que des règles artificielles et arbi- traires, variables d'un pays à l'autre, faute d'un fil conducteur qui rende possible l'application d'une règle rationnelle. 483. — Nous ne saurions terminer ces considéra- tions si brèves sur un sujet des plus compliqués, sans nous reporter pour un moment à des considérations d'un autre ordre, qui nous ont précédemment occupés (314e/ 31oK II y a en efTet une grande analogie entre l'idée de l'optimisme en économie sociale, et les idées de l'optimisme et de la finahté en philosophie natu- relle. L'un et l'autre principe ne comportent que des applications partielles et relatives, dans certaines cir- constances déterminées. Voilà tel détail d'organisa- tion qui certainement est ce qu'il y a de mieux pour que telle fonction s'accomplisse, pour que telle espèce 200 LIVRK IV. — CHAPITRE XII. se perpétue : mais, élevez-vous plus haut, et deman- dez pourquoi telle espèce a été destinée à figurer dans la faune ou dans la flore d'une contrée plutôt que telle autre? Le principe de l'optimisme et de la fina- lité, en tant que fil conducteur, vous échappe. Ce qui favorise la multiplication d'une espèce est une cause de destruction ou de restriction pour une autre, sans que l'on soit le moins du monde fondé à juger qu'il est mieux en soi que telle espèce se propage aux dé- pens de telle autre. Le fil conducteur se retrouve quand nous envisageons la création terrestre dans ses rapports avec l'homme, et tout d'abord nous jugeons qu'il est mieux, dans cet ordre relatif, que telles es- pèces, telles races soient propagées, et telles autres restreintes ou détruites; qu'à cette fin, tel mode de culture, d'assolement, d'exploitation ou de distribu- tion des cultures et des fabrications , soit employé de préférence à tel autre. Puis, nous arrivons à comparer entre elles des espèces et des denrées diversement utiles, répondant à des besoins et à des goûts divers, en raison de la complexité de l'organisation de l'homme, de la variété des aventures des sociétés hu- maines, de la diversité des tempéraments, des mœurs, des habitudes, des races, des classes, des temps et des lieux ; et le fil conducteur nous échappe de rechef : car, nous voudrions comparer des choses hétérogènes, qui ne sont pas effectivement comparables, et qui par conséquent ne se prêtent pas à une détermination de maximum ou à' optimum. 484. — La pente de notre esprit nous porte cepen- dant à chercher une mesure commune; et comme le jeu des institutions de commerce nous a familiarisés UE l'idée Économique. 261 avec l'idée de la valeur vénale, nous sommes enclins à croire que le maximum de valeur vénale corres- pond exactement à l'idée de l'optimisme économique; et d'autre part, comme nous nous sentons incapables de tracer le règlement qui donnerait ce maximum de valeur vénale, il nous paraît naturel d'admettre qu'on obtiendrait le résultat cherché par la suppression de tout règlement ou par la complète liberté économique." Mais, on n'a pu apporter la démonstration rationnelle, ni de l'une, ni de l'autre supposition; et elles ne ré- sistent pas à une critique impartiale. Ces rapprochements sont curieux : car, on serait tenté d'abord d'admettre que, si le principe d'opti- misme nous échappe bientôt comme fil conducteur en philosophie naturelle, cela tient uniquement à l'imperfection de nos connaissances, qui ne nous per- mettent de juger des choses naturelles que dans ce qu'elles ont de relatif à nous, et non dans leur en- semble; mais, pour les choses de l'ordre économique, dont l'homme lui-même est le principe et la fin, il n'y a rien de pareil à alléguer; et de là il est permis d'induire que, même en philosophie naturelle, l'éva- nouissement du principe d'optimisme, comme fil con- ducteur, tient à la nature même des choses et non pas seulement à notre manière de les envisager. 262 LIVRE IV. — CHAPITRE XIIl. CHAPITRE XllI. DU MÉCANISME ÉCO.XOMigUE, ET DU RÔLE DE LA MONNAIE. 485. — Nous avons été conduits, par la filière des idées morales, juridiques, politiques (depuis si long- temps familières aux hommes), jusqu'aux idées qui servent de point de départ à la science toute moderne de l'économie sociale, et nous venons de mettre en regard les doctrines des jurisconsultes et celles des économistes : il faut maintenant faire un retour en arrière, à l'effet d'indiquer le parallèle entre les idées dont l'économiste s'occupe et celles qui guident le mécanicien ou le géomètre, en mettant ainsi en pleine évidence cette loi' de récurrence (ou cette disposilion par gradins symétriques, de part et d'autre d'un point culminant) sur laquelle nous avons eu déjà l'occasion d'appeler l'attention du lecteur (210, 330 et 337). Il est bien curieux que le développement progressif des sociétés humaines aboutisse à les replacer, en grande partie du moins, sous l'empire de lois mathématiques ou physiques, fort semblables à celles qui gouvernent les phénomènes les plus généraux et à certains égards les plus grossiers du monde physique, de sorte qu'on peut dire que, dans cette circonstance encore, les extrêmes se rejoignent (439 et 470). 486. — Et d'abord, il y a une sorte de cinématique à DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 263 des valeurs, qui offre la plus frappante analogie avec la cinématique proprement dite (livre 1, chap. IV), celle qui traite du mouvement, abstraction faite des forces qui le produisent. De même que nous ne pou- vons assigner la situation d'un point mobile que par rapport à d'autres points, ainsi nous ne pouvons assi- gner la valeur d'une denrée que par rapport à d'autres denrées, et il n'y a en ce sens que des valeurs rela- tives (57 et suiv.). Mais, lorsque les valeurs relatives viennent à changer, nous concevons clairement que cela peut tenir au changement de l'un des termes du rapport, ou de l'autre terme, ou de tous deux à la fois. Nous distinguons donc très-bien les changements relatifs de valeur, qui se manifestent par la variation des valeurs relatives, d'avec les changements absolus de valeur de l'une ou de l'autre des denrées. De même que l'on peut, sans tomber dans aucune contradiction logique, faire un nombre indéterminé d'hypothèses sur les mouvements absolus d'où ré- sultent les mouvements relatifs observés dans un système de mobiles, ainsi l'on peut à la rigueur mul- tiplier indéfiniment les hypothèses sur les variations absolues d'où résultent les variations relatives, obser- vées dans les valeurs d'un système de denrées. Ce- pendant, parmi toutes ces hypothèses, il y en a qui rendent compte des variations relatives d'une manière plus simple et plus probable, quelquefois tellement probable, que la raison n'hésitera pas à les admettre et à rejeter les autres. Que si l'esprit ne se contente pas de probabilités philosopliiques et qu'il exige des preuves scieutitîques, il faudra pénétrer dans le secret des forces ou des 264 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. causes qui régissent le système économique : de même qu'il a fallu pénétrer dans le secret des forces qui sollicitent la matière, et constituer la science de la mécanique physique, pour trouver des preuves dé- monstratives du mouvement delà terre, que Copernic n'avait fait que rendre très-probable aux yeux du philosophe, par la simplicité frappante avec laquelle il expliquait les mouvements apparents ou relatifs, au moyen de son hypothèse sur les mouvements réels ou absolus. 487. — Toutefois, on ne doit pas négliger une re- marque importante. Quand un système de mobiles s'est déplacé tout d'une pièce, ou lorsque les divers mobiles, après s'être mus chacun librement dans l'espace absolu, sont revenus exactement aux mêmes positions relatives, il n'y a, pour l'observateur qui fait partie du système et qui n'a pas de points de re- père extérieurs, aucune trace sensible du mouvement opéré. Lors même qu'il aurait de tels points de repère, si les objets extérieurs n'exercent sur le système au- cune influence appréciable, ce n'est plus qu'une ques- tion de pure curiosité que celle de savoir si le système s'est ou non déplacé dans l'espace absolu : car, tout se passera désormais de la même manière, quel que soit le lieu absolu qu'il occupe. 11 n'en est point de même au sujet du système des valeurs. En effet, lorsqu'un système de mobiles a été déplacé dans l'espace absolu, il n'est pas nécessaire que les causes auxquelles est dû ce déplacement con- tinuent d'agir, pour que le système reste dans la po- sition où il se trouve : il suffit que d'autres causes n'interviennent pas pour le déplacer encore. Tout DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 263 autres sont les conditions du système économique. En général, les denrées auxquelles nous attribuons de la valeur sont sujettes à une consommation et à une re- production continuelles : de sorte qu'il faut bien que les causes qui ont imprimé à telle denrée, ou même au système de toutes les denrées un mouvement ab- solu de baisse ou de hausse, continuent d'agir, s'il est question d'un changement durable et non d'une oscil- lation passagère. Dès lors on comprend qu'un mouve- ment absolu de hausse ou de baisse, même lorsqu'il affecte proportionnellement toutes les denrées, doit être l'indice d'un changement persistant dans les con- ditions de la production ou de la consommation de toutes les denrées : si bien qu'à ce point de vue, il y a lieu de tenir compte des changements absolus de valeur, même lorsqu'il n'en résulte pas de change- ments dans les valeurs relatives. C'est ainsi qu'à cer- tains égards, et quant aux effets extérieurs, on peut dire qu'il revient au même qu'un corps ne soit solli- cité par aucune force extérieure, ou qu'il soit sollicité par des forces extérieures qui s'équilibrent (94) : tan- dis que, si l'on tient compte des pressions ou des ten- sions dans l'intérieur du corps, il y a une différence essentielle entre les deux états (131). 488. — Si une denrée s'offrait à nous dans des conditions telles, que nous fussions fondés à admettre qu'elle ne comporte pas de variations absolues dans sa valeur, il n'y aurait qu'à y rapporter toutes les autres pour déduire immédiatement leurs variations absolues de leurs variations relatives : mais, il sufht d'une légère attention pour se convaincre que ce terme lixe n'existe pas, quoiqu'il y ait des denrées qui sûre- 266 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. meut se rapprochent beaucoup plus que d'autres des conditions de fixité. Les métaux dont nous faisons des monnaies sont au nombre des denrées qui, dans les circonstances ordinaires, et pourvu qu'on n'embrasse pas un trop long période de temps, n'éprouvent que de faibles va- riations absolues dans leur valeur. Nous en avons une preuve à l'heure même, par la lenteur avec laquelle s'opère sous nos yeux la dépréciation de l'or, malgré l'activité presque fabuleuse qu'a imprimée soudaine- ment à l'apport sur le marché et au monnayage de l'or, la découverte des i^lacers de la Californie et de TAustralie. Autrement, toutes les transactions seraient troublées, comme elles le sont par un papier-monnaie sujet à de brusques dépréciations. Il n'y aurait pas, à proprement parler, de contrat de vente : car, ce qui caractérise le contrat de vente et le distingue essen- tiellement du contrat à'échange, ce n'est pas le coin imprimé aux fragments de métal donnés en échange de la chose vendue, c'est la fixité du prix ou l'inva- riabilité de la valeur absolue de ces pièces de métal, du moins dans le laps de teAips qu'embrassent d'or- dinaire les transactions civiles. On dit à la vérité vulgairement que le prix de l'argent va sans cesse en diminuant, et même avec une rapidité assez grande pour que, dans la durée d'une génération, la dépréciation des valeurs mo- nétaires soit très-sensible : mais, il ne faut qu'une médiocre attention donnée aux phénomènes qui s'ac- complissent autour de nous, pour nous persuader que dans ce cas le mouvement relatif est principalement dû H un mouvement absolu de hausse dans les prix de DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 267 la plupart des denrées de luxe, ou qui ne sont pas de première nécessité, mouvement ascensionnel amené par l'accroissement de la population et par les déve- loppements progressifs de l'industrie et du travail. Pour parer aux inconvénients qui résultent des changements absolus de valeur des métaux moné- taires, si faibles ou si lents qu'ils soient, le moyen que la raison indique serait d'avoir une monnaie de compte, dont une autorité aussi juste qu'éclairée modifierait, dès qu'il le faudrait, le rapport avec l'unité de poids des métaux précieux. En comparant successivement à cet argent de compte, d'une fixité absolue parce qu'elle serait idéale, les métaux monétaires aussi bien que les autres denrées, on aurait les rapports de va- leur de ces denrées aux métaux monétaires. C'est ainsi que les astronomes imaginent un soleil moyen, doué d'un mouvement uniforme, et que, rapportant suc- cessivement à cet astre imaginaire, tant le soleil vrai que les autres corps célestes, ils en concluent finale- ment la situation de ces astres par rapport au vrai soleil. 489. — Malheureusement, l'arbitre, doué d'autant de probité que de lumières, qu'il faudrait charger du rôle de régulateur, est lui-même un être de raison. D'ailleurs, ce n'est point par cette voie de déduction scientifique et abstraite, que s'introduisent les idées qui agissent sur les sociétés; et avant de se former l'idée d'une monnaie de compte, il fallait que les hommes eussent d'abord l'idée de la monnaie propre- ment dite, idée qu'il ne faut point confondre avec celle de la valeur attachée à des ustensiles, à des bi- joux, à des fragments, à des lingots d'un métal pré- 268 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. cieux. Les Égyptiens \ les anciens Hébreux ^ les Hindoux , les Grecs des temps homériques ^ ne con- naissaient point la monnaie, bien qu'ils employassent beaucoup l'or et l'argent à des objets de luxe ou comme instruments d'échange. Encore aujourd'hui, la Chine, le Japon, et les autres pays renfermés dans le cercle de la civilisation chinoise, n'ont pas de véri- table monnayage. On y troque contre d'autres mar- chandises un poids d'or ou d'argent, à la balance et à l'essai, à moins qu'on ne veuille s'en fier à l'estam- pille des marchands par les mains desquels les lingots ont déjà passé \ 11 n'y vient à l'idée de personne (et c'est là le point capital) que le Gouvernement puisse décider que le taël aura tel poids, quand il s'agira d'or ou d'argent, et tel autre quand il s'agira d'opium ou de sucre, pas plus que l'on ne comprendrait chez nous que le kilogramme pour vendre du café fût au- * Champollion-Figeac, Egypte ancienne, page 3. — Saigey, Métro- logie, page 26. — D. Vasquez Qleipo, Essai sur les systèmes métriques et monétaires des anciens 'peuples, T. I, page 67. 2 Ge?ies. XXIII, 16. Pour payer l'emplacement du tombeau de Sara, Abraham fait peser, en présence des enfants de Heth, 400 si- cles à!argent marchand (xa\ àTTExaTéaTrjatv Aêpaàfx tw E^ppwv rb àpyû- piov, TETpaxôdia i5'i(îpaj^fxa àpyyplou (îoxtfxou èfjiTrôpotç), ce que la Vulgate, s'accommodant à des idées plus modernes, rend par la paraphrase argenti probatœ monetœ publicœ. 3 Voyez les passages des chants VI et Vil de VIliade, si souvent cités. * Voyez, pour la forme de ces empreintes, la planche 19 de l'His- toire du Japon , de K^mpfer, — Il faut cependant remarquer que les Chinois modernes, sans posséder de véritables monnaies métal- liques d'or ou d'argent, se sont fait, pour le menu commerce, une monnaie de compte ou de convention, avec leurs enfilades de pièces de bronze, qu'ils nomment tsicn, et que nous nommons sapèques. — Hue, Empire chinois, T. Il, chap. iV. DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 269 trement défini par l'autorité publique, que le kilo- gramme pour vendre du sucre. La monnaie proprement dite est le produit et l'un des signes caractéristiques de la civilisation gréco- romaine ^ La notion de l'argeut-marchandise , c'est- à-dire celle de l'échange d'une denrée matérielle contre une autre, d'un poids de blé ou de riz contre un poids d'or ou d'argent, est une notion toute con- crète et sensible : tandis que la fonction des espèces monnayées ou, comme nous disons maintenant, du numéraire, conduit, par la vertu du langage et par le mouvement naturel de l'esprit humain, à l'idée d'une monnaie de compte, tombant dans les attributions d'un pouvoir régulateur, et par suite à une idée de la valeur, plus pure dans l'ordre de l'abstraction, mieux accommodée aux principes de la raison et du droit. Il est donc tout simple que les peuples qui ont eu pour mission de fonder et d'élever l'édifice des sciences et de la jurisprudence, aient été aussi les instituteurs du rôle de la monnaie dans le système économique. En même temps il ont forgé une arme nouvelle, au ser- vice du génie du mal ; l'histoire est là pour l'attester: car, tandis que la marche naturelle des choses ame- nait la baisse absolue, quoique lente, des métaux pré- cieux, et aurait dû par conséquent motiver le plus souvent, au point de vue de la raison et de la justice, une dépréciation des métaux rapportés à la monnaie de compte, les opérations de la politique ont presque constamment tendu à avilir la monnaie de compte en ' Barthélémy, Œuvres complètes, T. IV, page 76. — D. Vasqcez QuEiPo, ouvrage cité, passim. 270 LIVRK IV. — CHAPITRE XIII. rabaissant violemment l'équivalent métallique; et cela dans un but d'extorsion, sous l'empire de nécessités pressantes, ou bien pour déguiser, tantôt l'abolition des dettes privées, tantôt la banqueroute du Prince ou de l'État. Mais, de tels abus sont inséparables de tous les progrès de l'esprit liumain. Lorsque des éco- nomistes modernes, dans un esprit de réaction contre les abus et les erreurs des temps passés , se sont éver- tués à prouver qu'une pièce de monnaie n'est qu'une denrée tout comme une autre, un petit lingot de mé- tal estampillé, ils ont, sans le savoir, tâché de nous ramener, dans les choses de leur ressort, à la civilisa- tion égyptienne ou chinoise. A cette occasion, comme en bien d'autres, on a été frappé de l'abus que l'es- prit humain avait fait de la subtilité et de la quintes- cenciation des idées; et l'on s'est pris à glorifier la sensation dans son état primitif et grossier, avant l'élaboration à laquelle l'entendement la soumet : tandis que la tâche de la raison est d'épurer progres- sivement les notions sensibles, sans perdre de vue le point de départ, et en se gardant d'un faux raffine- ment. Les Gouvernements n'auraient pas pu abuser de la monnaie de compte, s'il n'y avait eu un prétexte plausible à leurs actes, même déraisonnables et in- justes; et si les masses n'avaient pas instinctivement compris que, puisque les métaux peuvent changer de valeur absolue, et puisque les transactions s'étaient faites en vue d'une valeur réputée lixe, il y avait une apparence de justice et de raison à modifier selon les cas l'équivalent métallique de la monnaie de compte, et à tâcher de maintenir la fixité de l'unité légale des valeurs. à DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 271 490. — On a regardé comme l'une des conquêtes de notre époque, et comme l'un des titres d'honneur de notre nation, d'avoir encadré la définition de la monnaie de compte dans un système régulier et scien- tifique de mesures légales, tellement combiné que l'on ne pourrait, sans en rompre l'ordonnance, modifier tant soit peu l'équivalent métallique de la monnaie de compte. Nous ne blâmons pas cette réforme, et nous comprenons très-bien que la facilité de l'abus fasse redouter en cette matière, plus encore que dans toute autre (482), le système réglementaire ou l'in- tervention d'une autorité régulatrice. Cependant il ne faut pas trop nous hâter de regarder comuie défini- tives les solutions, même les mieux appropriées à l'é- tat actuel de nos lumières et de notre civilisation. Qu'arriverait-il en effet, si, par la force des choses, la monnaie d'or chassait la monnaie d'argent de la circulation? Gomment assignerait-on le rapport d'une monnaie d'argent qui ne circulerait plus ou qui ne circulerait que comme appoint, et qui redeviendrait une monnaie de compte, à une monnaie d'or qui cir- culerait et qui, devenant sujette à de plus grandes oscillations de valeur, amènerait dans les transactions civiles des perturbations auxquelles il serait bien dif- ficile que les Gouvernements ne cherchassent pas à remédier par des mesures qui équivaudraient à la ré- surrection de la monnaie de compte? Sans même pré- voir cette substitution d'un métal à l'autre (quoique nous puissions y être très-promptement amenés), ne peut-il pas arriver que l'or et l'argent baissent assez de valeur pour qu'après avoir proscrit la monnaie de compte afin d'empêcher les Gouvernements de colorer 272 LIVE5K IV. — ('.MAPirui-: xiii. leur banqueroute, on soit forcé de la rétablir ou d'en rétablir l'équivalent, atîn d'éviter la banqueroute des Gouvernements? Car, si un Gouvernement fait ban- queroute quand il rend à ses créanciers moins d'or ou d'argent qu'il n'en a reçu d'eux, quoique l'or ou l'argent n'ait pas effectivement haussé de valeur, il fait encore banqueroute d'une autre manière, quand il rend à ses créanciers précisément le poids d'or ou d'argent qu'il a reçus d'eux, en profitant de l'instant où l'or ou l'argent ont subi effectivement une baisse de valeur considérable. En repoussant l'abus, ne réprou- vons donc pas sans aucune réserve les idées qui ont dirigé nos pères. Plus les phases de la civilisation se succèdent, plus nous avons de motifs de ne pas regarder d'un œil dédaigneux les phases antérieures. 491. — Dans les relations commerciales de peuple à peuple, il ne saurait y avoir de monnaie de compte; les monnaies frappées ne valent que comme lingots; la doctrine de l'argent-marchandise trouve là son in- contestable application. Mais, ce qui prouve que nous sommes encore guidés par l'idée d'une monnaie de compte dans les transactions entre nationaux, et que nous vivons encore à cet égard sous l'empire de la tradition gréco-romaine, continuée dans le moyen-âge, c'est qu'il serait, aujourd'hui même, beaucoup plus facile à notre Gouvernement de décréter que la pièce de 5 francs pèsera dorénavant 26 grammes au lieu de 25, ou n'en pèsera plus que 24 (en respectant d'ailleurs le taux nominal des conventions anté- rieures), que de conserver à la pièce de 5 francs son poids actuel, en décrétant que celui qui devait 25000 francs en devra payer 26000, ou au contraire DU MÉCANISME ÉCONOMIQUK. 273 se libérera en payant 240U0 francs. La raison pu- blique n'aurait pas à vaincre, dans un cas comme dans l'autre, la même révolte des intérêts particuliers. Voilà, dira-t-on, un exemple du pouvoir des mots : mais les mots n ont tant de pouvoir que quand ils expriment des idées ou transmettent une tradition. Ainsi, malgré la définition légale et l'application déjà longue qu'on en a faite, il ne serait pas exact de dire que le gramme d'argent fin est devenu chez nous la mesure fixe des valeurs, et que nous avons entendu dépouiller la puissance publique du droit , ou la dé- charger de l'obligation de constater officiellement les variations effectives de la valeur du gramme d'argent. 492. — Plus les peuples se mêleront, plus le com- merce international influera promptement et énergi- quement sur le commerce national, plus il y aura de motifs pour que cette tradition (encore persistante) s'efface, peut-être au détriment du droit, mais certai- nement pour la plus grande facilité des relations de peuple à peuple. L'institution de la monnaie propre- ment dite, et par suite l'idée de la monnaie de compte ont eu pour résultat de faire participer à toutes les vicissitudes de la politique et à la rapidité du mouve- ment politique, ce qui, sans cette association, ne se- rait entraîné qu'avec lenteur dans le mouvement commun à toutes les parties du système social et éco- nomique. Lorsque les Gouvernements jugent à pro- pos d'intervenir pour réformer l'unité de poids, ou d'autres semblables, ils font et entendent faire acte d'administration désintéressée, non de politique : tandis qu'ils ont presque toujours entendu faire de la politique, quand ils ont agi sur le système monétaire. T. II. 18 274 LIVRH IV. — CHAPITRE XIII. De là les altérations abusives de la monnaie, lant que les intérêts de la politique l'ont emporté de beaucoup, dans la pensée des Gouvernements, sur les soins de l'administration. La monnaie une fois constituée, l'histoire moné- taire est devenue un appendice de l'histoire de l'art, de l'histoire politique et religieuse. On y voit comment un type se perfectionne, s'altère, disparaît, pour être remplacé par un autre qui subit à son tour des muta- tions analogues. Les changements de types, défigures, de légendes, traduisent les changements survenus dans l'ordre des idées religieuses, indiquent les dé- placements de la souveraineté, ou même les change- ments survenus dans l'ordre des idées politiques (454). De là l'intérêt qui s'attache à la numismatique, indé- pendamment du parti qu'on en peut tirer pour fixer certains points de chronologie et d'histoire générale. Or, croit-on que les monnaies qui se frappent aujour- d'hui, avec plus de profusion (Dieu merci) qu'à aucune des époques antérieures, offriront à nos successeurs le même genre d'intérêt?* Pas le moins du monde : car, la monnaie tend à redevenir de nos jours, par suite des progrès de la civilisation générale, ce qu'elle était dans la haute antiquité, lorsque l'art et le sym- bolisme religieux et politique n'y avaient pas encore mis leur empreinte; ce qu'elle est restée à la Chine par arrêt de développement (375, 416, 445), une chose purement matérielle, un simple lingot d'or et d'ar- gent, dont on indique le poids à tous les petits enfants. Ce qui était un droit régalien, est devenu une affaire d'administration publique. La précision du procédé industriel est mise bien au-dessus de la beauté de Dr .NFÉCANISME ÉCONOMIQUE. 275 l'œuvre d'art. La commodité attrayante d'un système uniforme l'emporte chaque jour davantage sur la re- ligion des souvenirs ou sur la jalousie de l'influence nationale. Ces lois si apparentes dans l'histoire très- spéciale de la monnaie, sont justement, comme nous tâcherons de l'établir bientôt, les lois générales de l'histoire. On dirait un organe spécial qui apparaît plus tard et qui cesse plus tôt de vivre, mais dont le sort fait présager les destinées du système général. 493. — L'importance du rôle de la monnaie mo- tive les développements que nous venons de donner à nos réflexions sur cette partie de la cinématique des valeurs : poursuivons maintenant la comparaison entre le mécanisme économique et la mécanique ordinaire, en passant de la considération des changements de valeur, à celle des causes qui les produisent. On re- trouve encore ici une sorte de statique et une sorte de dynamique-, et depuis longtemps Turgot avait signalé la ressemblance. Imaginez un appareil de tubes verti- caux qui plongent dans un réservoir commun, qui ont des capacités différentes et qui sont remplis de liquides, tels que l'eau, l'alcool, le mercure, ayant des densités inégales : l'équilibre exigera que les ni- veaux de ces différents liquides se flxent à diverses hauteurs, en raison inverse de leurs densités. Puis, lorsqu'une cause quelconque troublera cet équilibre, lorsqu'il y aura écoulement ou aftlux de liquide, dans l'un des tubes ou dans plusieurs, des réactions s'en suivront dans tous les tubes communiquants; un nou- veau système de niveaux s'établira, dont la détermi- nation est du ressort de l'hydrostatique ordinaire. Ainsi, dans les questions de la nature de celles qui 276 LIVRK IV. — CHAPITRE XIII. nous occupent maintenant, si les salaires des ouvriers deviennent insuflisants pour leur entretien et celui de leurs familles, la population ouvrière décroîtra, la main-d'œuvre sera plus recherchée et le salaire re- montera. Pour des professions d'un ordre plus relevé, il faudra (pie les émoluments du travail suffisent à 1 entretien des familles, dans les conditions d aisance sans lesquelles les hommes ordinaires ne pourraient acquérir l'éducation qui prépare à de telles profes- sions. S'il y a inégalité de salaires d'une profession à l'autre, sans raison intrinsèque de cette inégalité, on abandonnera peu à peu la profession moins favorisée, on se tournera vers celle qui l'est davantage, et les sa- laires se nivelleront. Un pareil nivellement s'opérera quant aux profits des entrepreneurs et des spécula- teurs, quant aux primes d'assurance, quant aux loyers des capitaux affectés à des emplois différents. Si la population et l'aisance augmentent et que les maisons se louent mieux, on bâtira plus de maisons qu'il n'en faut pour remplacer celles que la vétusté condamne; au cas inverse on laissera tomber des maisons de vé- tusté, et cela même relèvera le prix de celles qui restent, autant qu'il le faut pour qu'on ait intérêt à n'en plus laisser tomber. 49i. — De la considération de l'équilibre passons à celle du mouvement, et représentons-nous une puissante machine qui élève sur un plateau un grand volume d'eau : cette eau mise en réserve pouri-a plus tard être employée comme moteur, et régénérer par sa chute la force vive qui a été dépensée pour l'élever à la hauteur voulue, sauf un déchet que le perfection- nement du mécanisme atténuera de plus en plus, et DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 277 dout nous pouvons nous dispenser de tenir compte dans ces raisonnements généraux (87). Le même vo- lume d'eau pourra être perdu comme source de travail mécanique, mais en recevant un emploi non moins utile, s'il sert à abreuver les habitants d'une ville, à entretenir dans cette ville la salubrité, ou dans une exploitation agricole, à étancher la soif des bestiaux, à augmenter par l'irrigation la fécondité de la terre. Enfin il arrivera quelquefois que ce volume d'eau aura été élevé à grands frais, uniquement pour char- mer les yeux du spectacle de jets d'eau, de cascades : il y aura eu non-seulement dépense ou consommation définitive de force vive, au point de vue de la méca- nique, mais consommation improductive, dans le sens économique du mot. 495. — De même, lorsque l'on suit le travail d'une usine, d'une manufacture, on voit qu'elle consomme sans cesse des provisions de matières premières, de combustibles et de denrées de toutes sortes : mais la valeur de toutes les matières consommées doit se re- trouver et se retrouve dans la valeur des matières nouvelles que l'établissement industriel livre au com- merce, sans quoi l'établissement tomberait bien vite. Les ouvriers attachés à cet établissement ont consom- mé pour leur propre usage et pour celui de leurs familles, des aliments, des vêtements, du combustible dont il faut bien que la valeur se retrouve dans celle de la denrée fabriquée; puisqu'une partie de cette dernière valeur représente nécessairement les salaires des ouvriers, et que la population ouvi'ière disparaî- trait si ses salaires ne hii fournissaient de quoi suffire aux consommations obligées des ouvriers et de leurs 278 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. familles. Enfin, il faut que les maîtres de l'établisse- ment retrouvent dans la valeur des matières fabri- quées de quoi entretenir leurs bâtiments, leur attirail de machines et d'outils, ainsi que le loyer des capi- taux engagés dans les bâtiments, dans l'attirail mobi- lier, dans les approvisionnements de matières pre- mières et de denrées fabriquées, dans les avances faites aux ouvriers pour leurs salaires , et dans les crédits ouverts aux négociants qui achètent les ma- tières fabriquées. Le surplus de valeur, s'il y eu a, représentera les prolits des maîtres de l'établissement. Au lieu d'une industrie organisée en grand comme celle d'une manufacture, on peut se représenter celle d'un fermier, d'un artisan : les résultats de l'analyse seront les mêmes au fond, et auront toujours pour effet de nous montrer nettement comment la valeur passe d'une matière détruite, consommée ou dété- riorée, à une autre matière produite, le plus souvent avec une addition de valeur qui représente les salaires des travailleurs, les prolits des metteurs en œuvre, les salaires et les protits de ceux qui ont précédem- ment amassé tous les instruments du travail actuel. Toutes consommations qui aboutissent h une régéné- ration de valeurs sont dites des consommations pro- ductives : les autres sont qualifiées d'improductives; et parmi celles-ci l'économiste distingue encore les consommations purement voluptuaires, comme celle de la force vive dépensée pour produire des jets d'eau et des cascades, d'avec celles qui contribuent, d'une manière directe ou indirecte, à la défense publique, à la protection des intérêts privés, au bon ordre de la société, au bien-être de la population, à l'excitation DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 279 de toutes celles de nos facultés dont l'enf^ourdisse- 'O"^ ment serait généralement regardé comme un mal. 496. — Évidemment le travail est un élément de la valeur des choses; évidemment aussi il faut une ma- tière sur laquelle le travail opère et à laquelle s'at- tache, comme à son siibstraf if m sensible, la valeur qui vient du travail. De là le germe de deux théories ex- trêmes, l'une qui veut que toute valeur provienne (di- rectement ou indirectement; du travail; l'autre qui prétend (ou plutôt qui a prétendu, car c'est une théo- rie passée de mode) que le travail humain ne produit de la valeur qu'à condition d'en dépenser autant pour l'entretien du travailleur : de façon que, toute balance faite, il n'y a d'accroissement net de valeur que celui qui est tiré de la terre, comme ou disait, ou de la matrice commune de toutes les substances matérielles. Nous retrouvons donc ici ce conflit entre l'idée de la force et l'idée de la matière, qui est au fond de toutes nos théories physiques (livre II, chap. IX); mais heu- reusement le procès qui nous occupe en ce moment n'est pas de ceux que la raison ne saurait définitive- ment vider : car, ainsi que nous le faisions remarquer tout-à-l'heure à propos de l'idée d'optimisme, il s'agit de choses dont l'homme est lui-même le commence- ment et la fin, et de faits qu'il peut par conséquent complètement instruire et juger (484). 497. — Prenons un exemple. Une colonie s'établit sur un point du httoral d'un continent désert, et elle a devant elle des forêts et des prairies d'une étendue indéfinie. Le bois et le foin sont d'abord des denrées de nulle valeur sur le lieu même de la production, mais il faut du (l'avail pour les amener sur le lieu de 280 LIVRE IV. — CHAPITRE XIII. la consommation, et ce n'est d'abord que ce travail que l'on paie quand on y achète du bois ou du foin. Cependant la colonie prospère, il y a plus de gens à approvisionner de combustible, on bâtit plus de mai- sons, on fabrique plus de meubles, on nourrit plus de bétail : il faut aller chercher le bois et le foin plus loin, avec plus de travail et de frais; et comme pourtant des denrées de même qualité ne peuvent pas avoir sur le même marché des prix différents, il en résulte que le bois et le foin recueillis dans les forêts et les prairies les plus voisines acquièrent sur le marché une valeur qui surpasse le prix du travail au moyen duquel on les a transportés au marché. Donc il y aura un intérêt individuel à s'approprier ces forêts et ces prairies plus voisines, un intérêt de paix publique à en régulariser la propriété; et, du moment qu'elles auront des pro- priétaires, elles donneront un revenu net, une rente, un fermage si l'on veut, à leurs propriétaires. Dans la valeur totale du bois et du foin que la colonie con- sommera, une part représentera la rente de la terre, le reste représentant le produit du travail ou les sa- laires des travailleurs. Ricardo prend un autre exemple, celui de terres à froment que l'on cultive, et qui sont d'une inégale fertilité ou qui exigent, les unes plus de travail, les autres moins, pour acquérir une fertilité égale. Il est clair qu'on s'adressera d'abord aux terres les plus fertiles ou qui exigent le moins de travail, et que celles-ci commenceront à donner une rente quand il faudra s'attaquer à d'autres qui sont moins fertiles ou qui exigent plus de travail. Notre exemple est plus simple, en ce qu'il ne fait pas intervenir cette idée DU MÉCANISME ÉCONOMIQUE. 281 de culture qui n'est pas nécessaire pour le fond de l'explication. 498. — Les économistes du dernier siècle, que l'on appelait physiocmtes, assimilaient la terre qui produit sans culture du bois ou du foin, à un ouvrier qui tra- vaille seul, à sa manière et gratuitement, pour le compte du propriétaire, pendant tout le temps que la végétation dure; et la terre qui, moyennant culture, produit du froment, à un ouvrier qui travaille gratui- tement, en coopération avec d'autres ouvriers payés. Mais, cette idée d'un travail gratuit delà Nature, sans la participation ou avec la participation du travail de l'homme, est bien inutile à l'explication du phéno- mène économique : puisqu'il s'agirait de carrières, de mines, que l'on aurait à constater un fait analogue, et que l'on analyserait de même la valeur de la pierre ou du minerai sur le lieu de consommation. Or, per- sonne ne songerait à faire intervenir dans l'explica- tion le travail auquel la Nature s'est livrée, il y a quelques milliers de siècles, quand les bancs de cal- caire se déposaient au sein des eaux, ou quand les veines de métal en fusion étaient injectées à travers les fissures de l'écorce terrestre. 282 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV. CHAPITRE XIV. PE l'art, de la science et de l'industrie. 499. — Nous venons de passer rapidement en re- vue, pour le but pliilosophique que nous poursuivons, les grandes institutions de la société : institutions religieuses, politiques, juridiques, économiques; nous voulons comparer du même point de vue, dans le pré- sent chapitre, l'art, la science, l'industrie, que l'on ne peut plus considérer comme des institutions so- ciales, qui ne prennent même une constitution et une forme propres qu'au sein de quelques sociétés choi- sies, mais qui n'en conviennent que mieux, pour fournir, par leur rapprochement et par leurs con- trastes, l'exemple le plus net de la distinction capitale établie dès le commencement de ce quatrième livre (330), et qui nous a guidé dans toute la discussion ul- térieure. L'art est assujetti dans son développement à des lois tant de fois observées qu'on ne peut hésiter à les tenir pour nécessaires, lors même qu'on ne verrait pas ce qui en fait la nécessité. Une foule d'exemples en tout genre nous montrent que la marche naturelle du génie humain est de débuter dans les arts par la raideur et de finir par le maniéré de l'exécution. On va de la grossièreté à la naïveté, de la naïveté à l'élé- DE l'art, de la SCIEA'CE ET DE l' INDUSTRIE. 283 gaiice, et de l'élégance à l'affectation. Le simple mène au grand, et le grand passe au boursouflé. Chaque type sur lequel l'art s'exerce a des caractères et un genre de beautés propres (74), que le génie saisit api-ès quelques tâtonnements, mais que l'on ne tarde pas à exagérer et à corrompre, jusqu'à ce que l'activité humaine, inspirée d'un autre souffle, placée dans un milieu différent , cherche sous d'autres formes , avec d'autres moyens matériels d'exécution, la réalisation de l'idée du beau, et parcoure à nouveau de sem- blables périodes. Peu importe que des noms d'artistes ou d'écrivains éminents servent ou non à jalonner ces périodes. Les progrès et la décadence de l'art suivent les mêmes lois et tiennent aux mêmes causes, dans les monuments de l'Egypte et dans les cathédrales du moyen-âge , comme dans les productions de la Grèce antique et de l'Italie moderne; quoique le secret des sanctuaires égyptiens et l'humilité des cloîtres catho- liques n'aient pas permis aux auteurs cachés de tant de maîtresses œuvres d'acquérir l'immortalité histo- rique des Phidias et des Michel- Ange. Il n'est pas malaisé de donner des raisons toutes simples d'une loi si remarquable. Les arts n'ont pas seulement pour but d'exciter en nous ce sentiment exquis que donne à l'esprit la contemplation du beau idéal, et que le temps n'épuise pas : ils s'adressent aussi à notre sensibilité physique et nous exigeons qu'ils nous procurent de ces émotions plus vives sur lesquelles notre sensibilité se blase à la longue. En toutes choses nous éprouvons, au sein des jouissances, le besoin du changement, et parvenus au faîte, nous aspirons à descendre. D'ailleurs il est de l'essence de 284 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV. tous les arts de tendre à exprimer, d'une manière qui leur est propre, des idées par des images sensibles, et l'image à laquelle nous sommes trop habitués perd de sa vertu expressive (365 et 432) : on cherche une expression plus énergique, aux dépens de la justesse des rapports, qui ne peut s'altérer sans que la beauté s'altère. L'artiste est donc sollicité de tous les côtés à sacrifier la perfection de l'art à la recherche du neuf, lors même qu'il fait abnégation de sa renommée, et qu'il n'éprouve pas pour son propre compte le besoin de sortir du sentier frayé, et de fonder sa gloire per- sonnelle sur l'originalité de ses conceptions. oOO. — Toutes ces explications ont du vrai, et pourtant nous ne croyons pas qu'elles pénètrent suffi- samment dans la raison intime du phénomène qu'il faut expliquer. Autrement, pourquoi l'art ne passe- rait-il point par une suite d'oscillations, et ne revien- drait-on pas en fait d'art, comme souvent en fait de mode, exactement aux points par lesquels on a passé, et au point de perfection comme à tout autre, sauf à ne pas s'y arrêter davantage? Mais, ces retours étudiés à une ancienne manière, cette recherche rétrospective de la perfection des grands maîtres , cette reprise du beau causée par la satiété du laid n'ont jamais eu pour effet de produire des œuvres que l'on pût mettre à côté de celles que l'art a enfantées dans ses périodes de splendeur. Ce sont comme des fruits mûris par ar- tifice, hors de leur saison ou loin de leur terre natale. Cela revient à dire que le mouvement, le travail inté- rieur qui produit le développement de l'art tient des merveilleux caractères du mouvement vital , et que l'on n'a pas sans l'aison désigné par des expressions DE l'art, de la science ET DE LLNDUSTRIE. 28o identiques l'inspiration de l'artiste et le souffle de la vie (331). Il faut ce souffle vivifiant pour que l'imi- tation et les travaux méthodiques n'excluent pas l'in- spiration, quand une force supérieure au génie indivi- duel appelle le progrès qui doit se faire. Or, s'il y a dans l'art un principe de vie, qui s'épuise par son action même (205), un mouvement spontané dont on ne peut imiter les effets par des combinaisons réflé- chies (332), nous ne devons plus chercher pourquoi l'art se perfectionne et décline jusqu'à ce que des con- ditions nouvelles fassent surgir une nouvelle manière, ou à proprement parler un art nouveau, destiné, comme tout ce qui porte en soi un principe de vie, à passer par les mêmes périodes. 501. — Tout au rebours de l'art, la science a pour caractère essentiel d'être constamment progressive. Une découverte nouvelle, soit que le hasard l'ait pro- curée, soit qu'elle provienne de l'inspiration d'un homme de génie (c'est-à-dire d'une autre espèce de hasard), ou qu'elle soit le résultat d'une investigation méthodique, reste comme une propriété acquise à la science, que naturellement elle ne doit pas perdre, ou qu'elle ne perdra qu'exceptionnellement, acciden- tellement , comme si , par suite de quelque cata- strophe, la civilisation même du peuple chez qui la science était cultivée, périssait sans laisser de trace. En outre, chaque découverte, chaque nouvelle acqui- sition en prépare une autre, par son influence mé- diate ou immédiate. Considérons en particuher la science la plus par- faite de toutes et la plus anciennement cultivée, l'astronomie. Si nous la prenons chez les Grecs au 286 LIVRE IV. — CTÎAPITRK XIV. temps d'Hipparque, elle se montre à nous sous des formes dont la netteté surpasse déjà tout ce qu'a- vaient pu produire les civilisations des peuples plus anciens. D'Hipparque à Ptolémée la science se per- fectionne sans cesse, lorsque déjà la langue, la litté- rature, les arts sont en décadence; lorsque le génie grec, par le contact et le mélange de populations étrangères, perd de sa vigueur et de son originalité ; lorsque le caractère national se dégrade par la perte de la liberté politique et l'asservissement à une do- mination étrangère. Plus tard, les sciences mômes ne peuvent plus fleurir dans ces contrées qui furent leur berceau, et par les soins de ce peuple ingénieux, aussi propre aux raisonnements subtils que sensible aux délicatesses des arts : mais d'autres maîns les re- cueillent. L'astronomie prospère sous la protection des chefs de l'islamisme comme elle avait prospéré sous le sceptre des Lagides et sous la domination des Césars. Une si grande révolution survenue dans les institutions religieuses et civiles n'intervertit point sa marche progressive. L'Almageste est traduit et com- menté; aucune des découvertes de l'École d'Alexan- drie n'est perdue, et de nouvelles découvertes vien- nent s'y ajouter. La théorie, les instruments, les tables, l'art des observations, tout va en se perfection- nant. Plus tard encore, et après que le peuple arabe aura vu sa gloire s'éclipser, un chef de pâtres, un Ta- tar fera de son château de Samarkand un sanctuaire de l'astronomie; il y recueillera les ouvrages des Arabes et des Grecs; il enrichira le trésor de décou- vertes qu'ils contiennent : en attendant que dans le nord de l'Europe un chanoine prussien, un gentil- DE L ART, DE LA SCIENCE ET DE L INDUSTRIE. 287 homme danois prennent à leur tour le sceptre de la science à laquelle ils doivent imprimer un essor nouveau. 502. — Qu'elles soient ou non influencées par les progrès de la science, les acquisitions des arts indus- triels, de l'industrie proprement dite, ont, comme celles des sciences, la propriété de pouvoir être préci- sément constatées et identiquement transmises d'un individu à un autre, d'une nation à une autre, d'un siècle à un autre : ce qui fait qu'il est dans leur na- ture, comme dans celle des sciences, d'avancer tou- jours, chaque découverte servant ou pouvant servir à en faire une autre. La loi est la même, soit qu'il s'agisse de la découverte d'une nouvelle culture, de l'acquisition d'une nouvelle espèce domestique, d'un nouveau procédé industriel ou d'un nouveau théo- rème. Dans les choses qui tiennent à la fois de l'art et de la science ou de l'industrie, il faut s'attendre à ce que les deux lois de développement que nous mettons en contraste se combinent entre elles, sans pourtant se masquer l'une l'autre. Voyez comme dans l'architec- ture , par exemple , qui est à la fois un art et une science ou une industrie, la coexistence et la distinc- tion sont frappantes. Il est clair que l'architecte ha- bile tient de l'artiste et de l'ingénieur, et que, selon les circonstances, selon le caractère et la destination des constructions dont il sera chargé, il devra briller davantage par le génie de l'artiste ou par le talent de l'ingénieur, et s'attendre à être jugé d'après les prin- cipes du goût ou d'après les règles de la science. En tant qu'elle est un art, l'architecture a comme tous 288 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV. les beaux-arts ses périodes de progrès, de splendeur et de décadence, pour chaque école et pour chaque style, ses époques de confusion et de transition d'un style à l'autre. On dirait môme qu'il vient un moment où les diverses combinaisons entre les données fonda- mentales de l'art étant comme épuisées, on sent l'im- puissance de créer un style original, et l'on se borne à imiter, tantôt un style, tantôt l'autre : et ce temps est pourtant celui oti, grâce aux progrès de l'indus- trie et de la richesse publique, on élève le plus de constructions en tout genre, et oii toutes les parties de la science de l'ingénieur, dans son application à la construction des édifices, sont le plus perfectionnées. Il est donc manifeste qu'un élément progressif de sa nature s'associe en pareil cas à un élément soumis à une tout autre loi de développement. L'architecture romaine emploie la voûte : c'est un progrès scienti- fique sur l'architecture grecque; ce qui ne veut pas dire qu'au point de vue de l'art, le style romain l'em- porte sur le style grec dont il n'est au contraire qu'une imitation altérée. Le dôme byzantin, la nef élancée des cathédrales gothiques marquent autant de progrès de la science architecturale qui, suivant la juste remarque des modernes, débute par les con- structions les plus massives qu'elle va toujours en évi- dant de plus en plus : mais il ne faudrait pas conclure de là que la basilique de Juslinien l'emporte comme œuvre d'art sur le Parthénon de Périclès. Il faut sim- plement reconnaître que les données scientifiques de l'art ont changé et que la science s'est enrichie de combinaisons nouvelles, quoique à une époque de dé- cadence de l'art, et l'on pourrait dire à une époque DE l'art, de la science ET DE l' INDUSTRIE. 289 de décadence générale, s'il ne fallait toujours excepter ce qui admet le perfectionnement indéfini, et ce qui continue de cheminer, bien qu'obscurément, même dans les temps que nous appelons ténébreux, parce qu'ils ne brillent pas de ce genre d'éclat qui séduit l'imagination et attire de préférence l'attention de la postérité. 503. — Tandis que les produits de l'art portent le cachet des races et des nationalités, les vérités scien- tifiques, les découvertes industrielles s'ajoutent les unes aux autres, sans garder l'empreinte du génie propre aux peuples inventeurs. Que nous tenions le verre des Égyptiens ou la porcelaine des Chinois, peu importe : il y a dans Tinventiou de l'une et de l'autre matière une découverte que toutes les nations peuvent également s'approprier; et si, dans les vases ou dans les autres ustensiles de provenance étrangère, dont le verre ou la porcelaine fournissent la matière première, il y a quelque chose qui porte le cachet de l'origine, c'est ce qui tient au sentiment de l'art, au goût, à la mode, et non ce qui tient à l'industrie, dont on peut toujours copier exactement les procédés, dès qu'ils sont connus. D'ailleurs ou conçoit bien que le tempérament d'un peuple le rende plus propre aux calculs de la science, aux combinaisons de l'industrie, à l'invention des procédés qui perfectionnent le commerce ou d'autres parties du mécanisme social. Il y aura donc naturel- lement chez ce peuple plus d'inventeurs et plus d'a- deptes qui pratiqueront ce que d'autres auront inventé. Ce que nous disons de l'intluence des dispositions or- ganiques peut se dire aussi, dans une mesure conve- T. II. 19 290 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV. nable, des institutions civiles et religieuses que le cours des événements a fondées, et qui favorisent ou contrarient l'effet des dispositions naturelles. On ne sera donc pas surpris qu'il y ait plus de géomètres, de physiciens, de chimistes en Allemagne ou en Angle- terre qu'en Espagne ou en Portugal, et que les Véni- tiens ou les Hollandais aient devancé les autres nations de l'Europe dans l'invention et dans l'usage des ins- titutions de banque, de crédit, d'assurances, et d'autres du même genre. 11 n'en est pas moins vrai que la dé- couverte faite en géométrie, en physique, en chimie, en économie sociale, est comprise, enseignée et au besoin appliquée en Espagne, en Amérique, partout 011 la civilisation se répand, comme elle l'est dans le pays même d'oii vient la découverte. Il en est à cet égard des peuples comme des individus (327), qui n'ont pas tous les mêmes dispositions pour les sciences, que leur éducation et leur fortune ne placent pas tous dans des conditions également favorables, qui surtout sont bien loin d'avoir au même degré le génie inventif , mais qui néanmoins parlent une langue commune et s'entendent tous sur les parties des sciences qu'ils ont étudiées; tandis qu'ils ne viennent pas à bout de s'en- tendre de la même manière et de se dépouiller de leurs préjugés nationaux ou individuels sur ce qui touche à la religion, à la politique, à la philosophie, à la littérature et aux arts. 504. — La marche des sciences et de l'industrie ressemble à celle d'un fleuve qui chemine toujours, mais avec une vitesse de propagation très-variable; qui parfois s'épanche dans des réservoirs oii le mou- vement progressif est à peine sensible; qui d'autres DE l'art, de la science ET DE Ll.NDUSTRIE. 291 fois se partage en bras ou en branches collatérales, dont quelques-unes pourraient être accidentellement obstruées, de manière à retarder ou à gêner la trans- mission du courant, mais de manière aussi qu'en dé- finitive la transmission ait lieu et que le mouvement se propage, comme si le tleuve n'avait pas rencontré d'obstacles dans sa route. On dirait pourtant que la comparaison pèche par un côté. Tandis que les sources dont la réunion forme le tleuve, descendent en tor- rents des flancs des montagnes où s'amassent les nuées et les neiges qui les alimentent, le fieuve arrivé dans les plaines ralentit son cours, et à mesure qu'il ac- quiert des proportions plus majestueuses, il s'ache- mine avec plus de lenteur vers la mer au sein de laquelle il doit s'engloutir. Au contraire, il semble que le mouvement progressif du courant s'accélère sans cesse, et même de nos jours s'accélère au point de nous étourdir et de nous effrayer, comme si nous sentions que cela ne peut durer, et qu'une telle rapi- dité annonce le voisinage d'un abîme. Ne dirait-on pas que maintenant la durée d'une génération suffit pour opérer des changements qui jadis exigeaient des siècles? Cependant, pour ne parler d'abord que des sciences considérées en elles-mêmes et indépendam- ment de leur application aux usages de la société, nous voyons clairement que, si toutes font sans cesse des progrès, toutes ne font pas des progrès avec une rapidité sans cesse croissante; nous remarquons au contraire qu'elles ont leurs époques de crise et de ré- novation, après lesquelles les découvertes se pressent et les progrès s'accélèrent, pour se ralentir ensuite, comme le fieuve qui reprend pour un temps l'allure 292 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV. d'un torrent, après des cataractes qui l'on fait passer brusquement d'un niveau à un autre. 505. — Ainsi, le dix-septième siècle est pour l'as- tronomie l'époque des grandes découvertes et des in- ventions capitales, auprès desquelles les additions et les perfectionnements dus aux travaux persévérants des observateurs et des géomètres des siècles suivants n'ont qu'une importance secondaire; ainsi, la fin du dix-huitième siècle et les premières années du siècle présent voient s'opérer la grande révolution de la chi- mie; c'est l'époque des découvertes brillantes qui valent à leurs auteurs une renommée populaire, parce qu'on peut généralement apprécier ce qu'elles ont de capital : après quoi vient le temps des travaux pa- tients et des recherches de détail, qui ne peuvent être connus et surtout appréciés que des adeptes. Dans l'exploration du champ de la science, comme dans celle de la surface de notre planète, il y a un temps où de hardis investigateurs s'élancent à la découverte d'un monde nouveau, et d'autres oii en s'aidant de toutes les ressources d'un art perfectionné l'on est trop heureux de découvrir quelque îlot échappé aux anciens explorateurs, ou de rectifier sur la carte la position d'un îlot déjà signalé. Il en est de l'exploita- tion de cette espèce de mine comme de celle d'une mine ordinaire : les plus riches filons s'appauvrissent; on se contente de faire à peu près ses frais là où les premiers travailleurs ont fait fortune; et il faut compter sur le hasard, plus que sur des recherches méthodiques, pour retrouver d'autres filons dont l'ex- ploitation ramène encore une fois le temps des for- tunes fabuleuses. DE LARÏ, DE LA SCIEI«ÎCE Eï DE l' INDUSTRIE. 293 A l'instar des sciences, les diverses branches d'in- dustrie n'ont pas toutes la même allure dans leur marche progressive ; quelques-unes ont une appari- tion beaucoup plus tardive; toutes auront leur tour et atteindront successivement l'époque de leur pleine activité et de leurs progrès rapides : après quoi, à leur tour aussi , elles entreront dans cette phase où les progrès se ralentissent, et où il s'agit plutôt de con- server que d'acquérir. Pour suivre notre comparaison, le courant aura ses crues les plus rapides lorsque les veines les plus nombreuses ou les plus abondantes, entre toutes celles qui l'alimentent, grossiront le plus rapidement : mais cela ne peut durer toujours, et il doit arriver un moment où le régime de chaque cou- rant partiel ayant atteint , un peu plus tôt , un peu plus tard, sa phase définitive et sensiblement perma- nente, le grand courant qui les recueille tous sera soumis lui-même à un régime sensiblement perma- nent. Aussi bien ne peut-il se faire que dans le monde on observe nulle part et en quoi que ce soit un mouvement indéfiniment accéléré (478) ; et il faut que des obstacles inévitables l'arrêtent brusquement ou que, par le seul effet des réactions qu'il provoque, il tende à se ralentir de plus en plus ou tout au moins à prendre une allure uniforme. Ainsi, de ce que nous vivons dans un temps où d'importantes découvertes industrielles, venues à la suite du progrès des sciences, semblent se presser et imprimer à la civilisation un mouvement accéléré, il ne faudrait pas conclure qu'il est de l'essence de ce mouvement de s'accélérer et qu'il s'accélérera toujours : au contraire, il est aussi légitime d'aftirmer que le progrès en ce genre se ra- 294 LIV11I-: IV. — CHAPITRE XIV. lentira un jour, qu'il serait téméraire d'assigner le jour où il devra se ralentir. Nous vivons aussi dans un temps oi^i la population de tous les États de l'Europe est en voie d'accroissement (quoique l'accroissement soit très-inégal d'une contrée à l'autre), et nous nous gardons bien d'affirmer, ce qui serait visiblement ab- surde, que la population ira toujours en croissant : nous comprenons au contraire que, dans les circon- stances les plus favorables, elle finira nécessairement par atteindre un cbiff're sensiblement stationnaire. 506. — Il ne nous semble pas hors de propos de comparer encore la science et l'industrie par un autre côté , et de montrer ici comment les idées que la science et la philosophie nous donnent sur la subordination des lois de la Nature et sur la clas- sification des forces et des productions naturelles, trouvent leur confirmation lorsqu'on cherche à se rendre compte de la marche générale de l'industrie ou de la manière dont l'homme procède pour agir sur les êtres naturels et disposer des forces naturelles, dans la vue de les faire servir à son usage et de les approprier à ses besoins. Bacon regardait comme le but de la science d'accroître la puissance de l'homme sur la Nature : l'industrie à son tour peut être mise au service de la science et surtout de la philosophie de la science, en ce sens que les lois qui président à l'organisation de l'industrie doivent nous offrir la contre-épreuve des lois que nous avons cru saisir dans l'étude scientifique de la Nature. Contre-épreuve est bien le mot propre, si les mêmes choses se présentent dans un ordre inverse : la Nature s'élevant du simple au composé, tandis (|ue l'Iiomme, pour l'exploitation DE L ART, DE LA SCIENCE ET DE L INDUSTRIE. 295 de la Nature, procède du composé au simple, comme nous allons essayer de le montrer. 507. — Et d'abord il est universellement reconnu que la première conquête de l'homme sur la Nature a consisté précisément à subjuguer par la domestica- tion, à modifier par la culture, d'abord les espèces animales, puis les espèces végétales les plus souples, parmi celles dont il pouvait tirer des services. La vie pastorale est la première étape dans la route delà civi- lisation ; les développements de l'agriculture viennent ensuite. Pour que l'agriculture, le commerce et même la chasse et la guerre reçoivent un commencement d'organisation régulière, il faut d'abord que l'homme se soit soumis un certain nombre d'espèces animales, et qu'il ait su tirer parti de leurs instincts et de leurs forces. D'autres espèces animales donneront leur chair, leur lait, leur toison, leur soie, c'est-à-dire autant de produits de la vie organique et végétative qui est en elles. A vrai dire, ces espèces animales sont pour l'homme comme autant d'espèces végétales d'une na- ture particulière, ayant de plus que les végétaux pro- prement dits la locomotion et l'instinct de chercher leur pâture \ Au point de vue économique, ce sont des machines ou des appareils destinés à extraire de la création végétale les matières premières que l'acte de la végétation a élaborées (et qui, sans ce travail préalable, y seraient pour la plupart perdues pour ' Ce rapprochement avait frappé Aristote : woTref ycwpylav Cwcav ycwfyoùvjTcç, dit-il en parlant des peuples pasteurs. Polit., liv. I, chap. 8. 296 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV. l'homme), et même à donner im commencement de mise en œuvre k quelques-unes de ces matières pre- mières. Mais, pour que l'homme se livre aux travaux de la vie pastorale et de l'agriculture, il faut d'abord qu'il ait su utiliser, dans un petit nombre d'espèces choisies, telles que le chien, le cheval, le bœuf, le chameau, le renne, les forces et les instincts de la vie animale ; il faut qu'il ait trouvé parmi ces animaux que la Nature a placés le plus près de lui dans l'é- chelle des êtres, des compagnons, des aides, des amis ou des esclaves. Les uns fournissent principalement leur force musculaire, les autres leurs instincts de garde, de chasse, de guerre ou de voyage : de manière, bien entendu, qu'il y ait une part laissée à l'instinct, même dans le travail mécanique, et une part laissée à la force mécanique, même dans les services les plus élevés de tous, où l'instinct joue le rôle princi- pal, et où cet instinct se développe par la domestica- tion et l'assouplissement des races, jusqu'à approcher de l'intelligence et des passions humaines ou à les si- muler. 508. — Au premier degré de la civilisation, ces animaux à instincts développés sont pour l'homme la plus précieuse et presque l'unique richesse. Si la ci- vilisation fait quelques pas de plus, ils commencent à ne plus guère figurer, dans l'ordre économique, que comme des objets de luxe à l'usage des riches; le rôle des espèces animales, en tant que source de force mécanique, acquiert au contraire une importance ma- jeure. Enfin, il vient un temps où l'homme, par une organisation plus savante de l'industrie, remontant jusqu'aux principes des choses, trouve de l'avantage DE l'art, de la science ET DE l'industrie. 297 à substituer à la force musculaire des animaux, les forces élémentaires du monde inorganique, la chaleur, l'électricité. Le cheval de l'Arabe du désert, avec les poétiques idées qu'il réveille, le cheval-vapeur de l'in- dustrie moderne, dont le nom seul, dans sa barbarie savante, agace les nerfs du lettré délicat, marquent ces étapes extrêmes de la civilisation. D'un compa- gnon, d'un ami, l'homme fait d'abord un esclave, puis une machine; puis il finit par préférer à cette machine naturelle une machine qu'il a pu construire sur un plan plus simple et qui se prête mieux à des progrès scientifiques et réguliers. Il parcourt en sens inverse la route que la Nature a parcourue, en allant du simple au composé, en subordonnant aux phéno- mènes les plus généraux et les plus fondamentaux, les manifestations les plus compliquées de son art divin. 509. — En même temps que l'industrie humaine s'organise et se perfectionne, les emprunts qu'elle fait au sol, au règne inorganique, acquièrent plus d'im- portance. Les produits de l'organisme vivant, animal ou végétal, en raison même de leur complexité, jouis- sent de propriétés plus immédiatement appropriées à nos besoins physiques, mais en général moins tran- chées et moins énergiques, ce qui fait qu'ils peuvent assez aisément se remplacer les uns par les autres, ou se servir de succédanés les uns aux autres. Une fécule en remplace une autre; une boisson alcoolique dis- pense de l'usage d'une autre boisson; une plante fournit ses filaments pour tenir lieu de ceux d'une autre plante textile. Au contraire, les matériaux en général plus simples que renferme la richesse miné- 298 LIVRE IV. — CHAPITRE XIV. raie, et pour l'extraction desquels cette richesse est exploitée, sont aussi doués de propriétés plus éner- giques qui n'admettent pas facilement de telles substitutions. Ils deviennent par là les instruments indispensables d'une industrie perfectionnée, systé- matisée, parce qu'il faut que l'industrie, comme les sciences humaines, remontent aux principes des choses pour les soumettre à cette coordination systématique qui est la condition du progrès indéfini. Les métaux surtout possèdent éminemment ces ca- ractères distinctifs de la richesse minérale. Tandis que, dans la foule des espèces végétales et animales, il n'y en a qu'un nombre relativement petit dont l'homme tire des services essentiels, et qui soient l'objet de ses soins et de son industrie, il n'y a guère de métal susceptible d'exploitation dont l'homme ne tire un parti avantageux, précisément à cause de la simplicité de sa nature, et des caractères tranchés ou des propriétés énergiques qui tiennent à la simplicité de composition. Les mêmes raisons qui donnent tant d'importance au rôle des métaux dans l'ordre des phénomènes naturels, objet de la science pure, font que l'exploitation des métaux est la condition préa- lable de l'organisation de tous les arts mécaniques ou chimiques. 510. — Puisque le genre de richesses naturelles, qui est l'instrument le plus actif d'une civilisation raffinée, s'épuise graduellement et se consume avec une rapidité d'autant plus grande que la civilisation et l'industrie font plus de progrès, il semble que cet épuisement graduel soit le danger le plus menaçant dans l'avenir pour la civilisation même, telle que nous DE l'art, de la science ET DE L INDUSTRIE. 299 la concevons, et l'obstacle le plus apparent à la réali- sation de l'hypothèse d'un progrès sans limite et sans fin, que suggère si naturellement la rapidité du pro- grès actuel. De là des motifs de craindre que l'industrie humaine ne soit destinée, non-seulement à atteindre une phase oii elle cesserait de faire des progrès sen- sibles, mais même à dépérir un jour et finalement à disparaître comme un feu qui s'éteint faute d'aliments. Mais, laissons ce propos et abstenons-nous de nous livrer à de téméraires et inutiles conjectures sur un avenir trop éloigné (146). Il ne faut entretenir ni les princes, ni les peuples de leurs chances de mort : les princes punissent cette témérité par la disgrâce; le public s'en venge par le ridicule. D'ailleurs nous nous occupons ici des principes, des idées, des lois plutôt que des faits. Il est dans la loi essentielle d'un être vivant de parcourir le cycle entier des âges, quoique en fait un accident puisse le tuer ou qu'il puisse périr faute d'aliments avant l'accomplissement du cycle : et de même la science, l'industrie n'en seraient pas moins essentiellement gouvernées par la loi du progrès indéfini, quand bien même il serait dans la destinée du genre humain de périr soudainement par quelque grand cataclysme, ou lentement, par suite de l'épui- sement des ressources matérielles que la Nature avait mises à sa disposition. 300 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. CHAPITRE XV. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L'ENCHAINEMENT DES IDÉES PASSÉES EN REVUE DANS CES QUATRE PREMIERS LIVRES. 511. — Le titre du présent ouvrage annonce que nous nous sommes proposé de traiter, non pas de toutes les idées que l'on aurait la prétention de don- ner pour simples ou irréductibles, mais seulement de celles qui paraissent indispensables pour l'interpréta- tion scientifique des phénomènes naturels, ou pour l'intelligence de l'organisation et du gouvernement des sociétés humaines (335). Et même avec cette res- triction, il s'agit moins (comme notre titre l'indique aussi) d'épuiser une liste, que de marquer une série, une progression, une sorte d'alignement; et pour cela, de bien indiquer la place des principaux termes de la série, de ceux qui peuvent servir comme de ja- lons ou de témoins, à l'aide desquels (au besoin) il deviendrait facile d'intercaler d'autres termes au rang qui leur appartient. L'objet de ce chapitre est de rap- peler et de rapprocher quelques caractères généraux, propres à montrer qu'il s'agit en effet d'un enchaîne- ment ou d'une disposition sêriale. D'abord il est clair qu'en suivant cette série, nous suivons l'ordre même des phénomènes ou des faits naturels, en passant graduellement des faits plus simples, plus généraux, plus fondamentaux, plus CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 301 permanents, aux faits plus complexes, plus spéciaux, moins stables, plus délicats ou plus relevés. C'est d'après cet ordre que l'on peut concevoir un tableau systématique, un enchaînement régulier de nos con- naissances scientifiques, comme nous croyons l'avoir établi au chapitre XXII de V Essai souvent cité. Et la disposition sérialeest surabondamment justifiée parla comparaison que nous venons de faire entre la science et l'industrie, de laquelle il résulte que l'industrie, dans ses développements réguliers, suit une marche précisément inverse de celle de la construction scien- tifique, en démontant, pour ainsi dire, la machine que la Nature elle-même avait montée (506). 512. — Dans l'ordre de la construction scienti- fique, chaque terme de la série suppose des termes antécédents qui lui servent en quelque sorte d'as- sises (7) : cela est conforme à la nature des choses et au mode d'après lequel les phénomènes naturels s'entent les uns sur les autres. Mais de plus (et il est facile de voir que ceci ne peut tenir qu'à l'or- ganisation de nos facultés intellectuelles, et au* besoin que nous avons d'images pour saisir les idées), chaque terme a une tendance à empiéter sur ceux qui le suivent dans la série, en ce qu'il n'est facilement saisi par nous ou formulé dans le langage qu'à la faveur d'allusions qui nous reportent à des notions d'un ordre plus élevé. Ainsi, la notion de l'étendue et des figures, considérée en soi, n'exige pas absolu- ment celle du mouvement : mais pourtant il nous se- rait très-difficile de concevoir et d'expliquer la géo- métrie, en nous interdisant de faire usage de toute notion, de toute image qui implique l'idée du mou- 302 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. \ement (20 et 29). L'idée de force, telle qu'on l'em- ploie en mécanique et dans la physique générale, ne requiert pas la moindre connaissance scientifique des phénomènes de la vie : et cependant nous n'aurions jamais trouvé, pour nous rendre compte des phéno- mènes de l'ordre mécanique et physique, les mots de force, ^effort, (\ attraction, et autres équivalant, si le sentiment de l'effort musculaire n'accompagnait pas l'exercice de nos fonctions, en tant qu'agents méca- niques (81). Passons-nous à la catégorie, plus spé- ciale et plus élevée, des actions chimiques? Nous recourons à des allusions et à des images qui pénè- trent, pour ainsi dire, plus avant dans l'économie de nos fonctions animales et de nos instincts : nous em- ployons les termes à' affinité élective, de saturation, et autres semblahles. En déroulant la longue chaîne des fonctions et des organismes, et en allant des plus simples aux plus complexes (comme nous sentons qu'il faut procéder pour se conformer au plan de la Nature), c'est par de continuelles allusions aux phé- nomènes d'un ordre plus élevé que nous formulons nos explications scientifiques des phénomènes d'un ordre inférieur. Nous comparons les fonctions de la plante à celles de l'animal, les actes de l'animal le plus bas placé dans la série aux actes des animaux les plus rapprochés de nous ; enfin nous prêtons à ceux- ci (dans le langage au moins) nos passions, nos dé- sirs, nos vertus mêmes et nos vices; et c'est la seule manière que nous ayons de décrire leurs instincts et leurs mœurs. 513. — De même que la vertu magnétique n'est pas uniformément répartie sur toute la longueur d'un CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 303 barreau aimanté , mais au contraire accumulée vers les deux bouts ou les deux pôles du barreau , ainsi la clarté intuitive n'appartient pas au même degré à tous les termes de la série que nous considérons en ce moment, et elle semble plutôt se concentrer sur les deux portions extrêmes. Rien de plus clair, d'une part, que les idées de nombre, de groupe, de classe, d'étendue, de figure, qui servent à l'explication de tous les phénomènes physiques, sans aucune exception; rien de plus clair encore que les idées puisées dans la conscience intime que nous avons de nos afTections, de nos déterminations et de nos actes : par exemple l'idée d'un désir, d'un commandement, d'une dé- fense. S'agit-il au contraire de l'explication des phé- nomènes de la vie dans les plantes et chez les ani- maux inférieurs, ou même chez l'homme, en tant qu'il participe à la nature de l'animal et de la plante, c'est là que l'obscurité est la plus grande, parce que les idées premières, auxquelles nous pouvons ratta- cher nos explications, se dérobent plus à nos moyens naturels de perception et de représentation , et sont placées à une plus grande distance des idées que nous saisissons le plus facilement par la perception externe, comme de celles que le sens intime nous donne le plus immédiatement. De là une sorte d'analogie ou de symétrie entre des corps de doctrines scientiliques, d'ailleurs très-dispa- rates quant à leur objet, mais symétriquement placés en quelque sorte par rapport aux deux pôles ou ré- gions extrêmes de la série des idées premières qui servent de point de départ à l'explication scientifique. Ainsi, Leibnitz a signalé avec raison l'analogie entre la 304 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. science abstraite des jurisconsultes et celle des géo- mètres; ainsi, l'on a qualifié avec justesse du nom de physique sociale la science de ces faits auxquels donne lieu l'agglomération des hommes par grandes masses, dans lesquelles toute individualité s'efface, toute irré- gularité due aux caprices de la liberté se compense, et dont par cela même les lois ressemblent fort à celles qui gouvernent les phénomènes dont s'occupe la physique proprement dite (485). 514. — Que cette symétrie et cette polarité si re- marquables tiennent à la nature des données fonda- mentales de notre intelligence, on n'en saurait douter : mais elles tiennent aussi au plan général de l'univers, et même elles ne tiennent à la constitution de notre intelligence que par suite d'une relation immédiate et nécessaire de la constitution de notre intelligence au plan général. Pour s'en rendre compte, il faut se re- porter à ce que nous avons dit de l'échelle des phé- nomènes cosmiques (188) et du passage des phé- nomènes du monde inorganique aux phénomènes vitaux (249). Ce n'est pas en vertu d'une loi de notre intelligence, que la Nature a réalisé sur une échelle gigantesque les phénomènes grandioses auxquels s'ap- pliquent plus spécialement les lois de la mécanique générale, c'est-à-dire les figures et les mouvements des astres, la constitution des systèmes stellaires et planétaires, pour passer, sur une échelle bien ré- duite, aux phénomènes qui sont l'objet de notre mé- canique terrestre et de notre physique proprement dite, à l'égard desquels les lois de la grande méca- nique se compliquent d'actions moléculaires qui s'exercent dans une sphère inaccessible à nos sens ; et CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 305 pour pénétrer enfin dans un monde plus microsco- pique encore, oii s'accomplissent à la fois, et les ac- tions chimiques et les premières évolutions de l'orga- nisme. C'est par suite d'un plan général que la INature remonte l'échelle des grandeurs et des modules, lorsqu'elle veut passer, de ces premiers rudiments d'organisme, à des organismes plus compliqués, plus parfaits, à des êtres capables de plus hautes fonc- tions, même comme agents mécaniques. Il est donc conforme au plan général, que la série que nous con- sidérons (en cela pareille à une plante qu'on peut pren- dre pour l'assemblage de deux plantes, l'une aérienne, l'autre souterraine, ramifiées en sens contraires et réunies au collet végétal) se décompose en deux séries soudées bout à bout et offrant une sorte de symétrie, à partir du point de soudure où les phénomènes chi- miques confinent aux premiers phénomènes vitaux. Et, du moment que l'intelligence a été attachée (n'im- porte par quel moyen) à un certain degré de perfec- tionnement de l'organisme vivant, il est conforme aux principes généraux des choses que le point de sou- dure où opèrent les causes infinitésimales, où s'ac- complissent les phénomènes infinitésimaux, soit le point du maximum d'obscurité, de part et d'autre du- quel la lumière se fait graduellement. 515. — En poussant plus loin l'anatomie, en dé- taillant davantage le phénomène qu'il s'agit d'étu- dier, surtout aux environs du point de soudure, on met encore plus en rehef la tendance à une dispo- sition symétrique (210). On remarque que la vie végétative, sur laquelle la vie animale vient s'enter chez les animaux, est dans une connexion plus étroite T. II. 20 306 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. avec les phénomènes chimiques, tandis que les fonc- tions de la vie animale consistent surtout à opérer des mouvements en grand , régis par les lois de la méca- nique générale et de la physique proprement dite, où les actions moléculaires n'interviennent ordinairement que comme circonstances accessoires ou perturba- trices. Aussi la Nature réalise-t-elle, dans l'économie de la vie végétative, des organes analogues à nos ap- pareils chimiques, et dans l'économie de la vie ani- male, des organes analogues à nos engins mécaniques et à nos instruments de physique (145) : preuve ma- nifeste de l'harmonie essentielle, établie dès l'origine entre le plan général de la Nature et la constitution de notre intelligence, ou le système de nos idées et des assises scientifiques correspondant à nos idées. Lorsque nous passons, de l'étude de l'homme en tant qu'exemplaire d'une espèce animale, et de l'es- pèce le plus haut placée dans la série, à l'étude des phénomènes que présentent les sociétés humaines, des distinctions analogues se reproduisent. L'homme individuel, conservant comme tel ses facultés supé- rieures et son intelligence réfléchie, concourt, comme une sorte de molécule organique dans l'agrégation sociale, à l'évolution de phénomènes vitaux qui ne peuvent être précisément, ni ceux de la végétation, ni ceux de l'animalité, mais qui pourtant rappellent, souvent d'une manière frappante, les caractères pro- pres à la vie végétative ou à la vie animale (333). Ainsi, la végétation d'une langue, sans être identiquement celle de la plante, y ressemble autant, sinon beaucoup plus que la vie et la mort d'un chêne ne ressemblent à la vie et à la mort d'un éléphant. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 307 516. — Il y a bien des raisons pour que les sciences ne suivent pas précisément dans leur appari- tion un ordre qui réponde au degré de clarté des idées fondamentales dont elles sont le développement. Les sciences économiques ont beau reposer sur des idées plus claires que celles qui servent de fondement aux siences médicales : on ne pouvait y songer, tant que le mécanisme social n'avait pas atteint un certain de- gré de perfection, qu'il n'a atteint que bien après l'invention de la plupart des autres sciences; et les besoins d'une pratique médicale, qui commencent avec les premiers rudiments de civilisation, devaient suggérer des théories médicales quelconques, bien avant l'époque de maturité scientifique. Si l'astronomie a été perfectionnée quand les autres sciences étaient encore dans l'enfance, ce n'est pas seulement à cause de la simplicité géométrique des phénomènes qu'elle a pour objet d'expliquer, et du degré de précision que les observations y comportent ; c'est principalement parce que ces grands phénomènes devaient de préfé- rence exciter l'intérêt, frapper l'imagination, et à ce double titre attirer l'attention des hommes, en sellant à leurs institutions civiles, à leurs croyances reli- gieuses, à leurs superstitions fatalistes. Mais du reste, nonobstant des anomalies facilement explicables dans l'ordre des premières apparitions de la lueur scienti- fique, aux divers étages de la connaissance humaine, si l'attention se reporte, ainsi qu'elle doit le faire, sur l'époque où une science est, comme on dit, comtituée, où sa langue se fixe, où ses cadres s'arrêtent, il de- vient facile de se convaincre qu'en effet ces époques de maturité scientifique s'arrangent suivant un ordre 308 LIVRE IV. — CHAriTRE XV. tout-à-fait en rapport avec ce qui a été dit de la dis- position des idées fondamentales en série, et de la distribution de la lumière dans l'étendue de la série. 517. — Les remarques que nous venons de faire à propos des corps de doctrines scientiliques, on peut les faire à propos des systèmes de théologie ou de phi- losophie religieuse, qui pendant longtemps ont tenu lieu de toute science, et qui maintenant encore sub- sistent ; qui (nous le croyons et l'espérons) subsiste- ront toujours à côté des explications scientiliques. (Juelle théologie plus claire, plus satisfaisante poui- l'esprit aussi bien que pour le cœur, que celle qui, fondant l'idée de la personnalité divine sur la con- science de la personnalité humaine, fait de Dieu un père, un maître souverain, dont les décrets et les ordres régissent toute créature et motivent tout devoir, qui sait et prévoit tout, réglant tout conformément à la sagesse, h la justice, à la bonté dont il est la source? L'enfant de sept ans, juif, chrétien, musulman, saisit cette pensée aussi vite que pourrait le faire l'adulte ou le vieillard. Elle s'adresse à l'homme du peuple , comme au docteur. C'est là ce catéchisme, à la fois si grand et si simple, dont on a dit avec raison que quelques hgnes valent mieux, pour l'illumination de l'intelligence, que tous les écrits des philosophes. 518. — A la vérité (car il faut tout dire), sous l'u- nité apparente de ce symbole se sont cachées de tout temps de grandes disparités de croyances, selon la diversité de culture des intelligences. Il n'est pas be- soin que celte culture soit bien avancée, pour que l'on comprenne combien peu l'idée que nous avons'^de la personnalité humaine est applicable à la personnalité CONSIDERATIONS GENERALES. 309 divine, et que quand, par exemple, on parle de la colère de Dieu qui se soulève ou qui s'apaise, ce ne peut être que dans un sens mystérieux que n'éclair- cissent en rien les comparaisons empruntées aux pas- sions qui nous agitent. Ne^vton et Euler prient comme la femme du peuple, à la bonne heure : mais en pre- nant dans un sens figuré et ineffable ce que cette femme prend au pied de la lettre. Un Juif comme Philon ne se départ point du dogme mosaïque, mais il le raffine au point de se rencontrer avec Platon dans ce champ des hautes abstractions où l'idée première, empruntée à la conscience de la personnalité hu- maine, a presque disparu. Le Dieu jaloux, le Dieu des armées, qui guidait sou peuple choisi, est maintenant conçu comme l'éternel géomètre. Poussez à son der- nier terme cette élaboration philosophique, et vous arrivez en effet à une théologie platonicienne, où l'idée de l'être divin se confond avec celle de la su- prême raison de toutes choses, contenant dans son essence les idées éternelles sur le modèle desquelles toutes choses ont été et sont produites, impliquant les lois éternelles qui gouvernent tout, expliquent tout, justifient tout. La faible raison de l'homme s'in- cline encore devant cette essence adorable; elle se glorifie d'être éclairée par quelques rayons qui eu émanent; elle aspire à se régler conformément au plan merveilleux dont quelques linéaments sont en- trevus par elle. C'est encore là une théologie, ou plutôt une philosophie religieuse, élevée et conso- lante comme l'autre, pratiquement moins efficace et moins accessible au commun des esprits; offrant des mystères sans doute, mais, malgré ces mystères, 310 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. n'ayant rien qui répugne à la raison, et que la raison ne saisisse très-nettement, dans les parties qu'elle peut saisir. A peine est-il besoin de faire remarquer la correspondance de ces deux systèmes de philoso- phie religieuse, de ces deux thêismes, l'un personnel, l'autre rationnel , avec les deux étages extrêmes de l'édifice de nos connaissances scientifiques, avec les deux pôles de la série suivant laquelle s'ordonnent les idées-mères d'où elles procèdent. 519. — Pour correspondre aux étages moyens s'of- frent deux systèmes de philosophie plutôt anti-reli- gieux que religieux selon nos idées; qui pourtant ré- solvent aussi à leur manière le problème religieux; et afin que la symétrie soit plus frappante, il arrive en- core que l'un des deux systèmes reste à l'état de doc- trine philosophique, tandis que l'autre s'accommode aux conditions d'un culte public, et qu'il est devenu, chez les nations les plus célèbres de l'antiquité, la matière d'un enseignement sacerdotal. On peut nom- mer ces deux systèmes, l'un le matérialisme, l'autre le naturalisme : on pourrait encore leur appliquer les dénominations d'athéisme et de panthéisme , si l'on tenait à conserver, en y attachant un sens plus précis, des termes dont la controverse a trop souvent abusé. Le matérialisme est le système suivant lequel les lois, les faits généraux de la physique n'auraient pas besoin d'être expliqués, et suffiraient à tout expliquer si nos sciences étaient suffisamment avancées. Le vide et les atomes, l'espace et la matière, des forces inhé- rentes à chaque molécule matérielle, voilà ce qui produit accidentellement, par le seul épuisement des combinaisons fortuites, sans qu'il y ait besoin de sup- J CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 311 poser aucun autre principe de coordination préalable ou concomitante, non-seulement l'arrangement du monde physique et la régularité géométrique des grands phénomènes, mais encore toutes les merveilles de l'organisation des êtres vivants, et finalement les phénomènes mêmes de l'intelligence. Sans doute ce système choque la raison par mille côtés, mais il est saisissable par l'entendement. Il se formule avec une netteté quasi géométrique. On se met à l'aise avec toutes les difficultés : l'esprit s'en débarrasse par une confession ou une profession d'ignorance. 520. — On n'est plus au même degré dans le faux, mais on est incomparablement plus dans l'obscur, lorsque, voyant les choses en naturaliste plutôt qu'en physicien, admirant à bon droit les merveilles de la Nature vivante, encore plus que l'ordre du monde physique, on divinise, non plus la matière et ses pro- priétés, mais ce principe caché qui préside à tous les organismes, qui assortit d'une manière si incompré- hensible pour nous la fin et les moyens, qui répand partout la vie, en faisant succéder les générations les unes aux autres, et en multipliant sans fin les exem- plaires des mêmes types. Or, cette divinisation de la Nature considérée comme la source de toute vie et de toute fécondité, comme l'àme du monde d'oii procède tout travail organique, de laquelle tout émane et à laquelle tout retourne, qui produit pour détruire et détruit pour reproduire sans cesse, c'est le fonds de toutes les mythologies antiques, la doctrine secrète qui donne l'explicatiou de leurs symboles, de leurs rites lascifs ou cruels, du moins après que l'on a fait la part de la corruption du cœur pour ne retenir 312 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. que ce qui est imputable aux égarements de l'intelli- gence (319). 521. — Quoi de plus vague, quoi de plus confus que les innombrables variations de ce thème! Les poètes sont ici bien plus nets que les théologiens. Ces personnages divins qui ont chez les poètes leurs phy- sionomies bien distinctes, leurs généalogies très-ridi- cules, mais très-claires, deviennent dans les théologies symboliques des personnages multiples, indécis, qui se transforment les uns dans les autres, s'identifient successivement les uns avec les autres; et, tandis que la science est parvenue à systématiser les productions les plus monstrueuses de la Nature, elle est impuis- sante à systématiser ces aberrations de l'esprit hu- main. Non que nous méconnaissions la valeur des aperçus ingénieux du savant célèbre * qui dans ces derniers temps a cherché à établir, et a en grande par- tie prouvé que l'on peut trouver dans les formes pri- mitives du langage l'origine de la plupart des mythes qui ont servi ensuite de point de départ, tantôt à des fictions poétiques, tantôt à un symbolisme reli- gieux. Il est certain que, dans l'enfance des peuples et des langues, des expressions telles que celles que nous employons encore : « Le soleil se couche et la lune se lève, » n'ont pu être employées sans que l'on ^ Max Muller, Essai de mythologie comparée. Il faut observer que l'auteur est de ceux qui rattachent essentiellement la mythologie comme les langues aux origines des races, et qu'il ne s'occupe dans cet essai que d'un fonds de mythologie commun aux peuples de race indo-européenne, tandis que les religions naturalistes ou panthéistiques de nations étrangères à cette race, comme les Égyp- tiens ou les Phéniciens, donneraient lieu aux mêmes remarques. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 313 imprégnât plus ou moins de réalité un fantôme, une image qui est devenue plus tard une métaphore, et qui maintenant ne nous frappe plus, même à titre de métaphore, n'étant plus que le signe abstrait el sans \ie d'un phénomène physique oij la vie n'entre pour rien. Il est certain aussi qu'a la faveur de cette donnée, nous n'avons plus aucune peine à com- prendre la formation (( d'une mythologie pleine de contradictions et d'inconséquences, où le même être est représenté comme mortel ou immortel, comme homme ou comme femme, selon que l'œil de l'homme changeait de point de vue, et prêtait ses propres cou- leurs au jeu mystérieux de la Nature '; » mais, tou- jours fallait-il que ce jeu demeurât mystérieux, mer- veilleux, même dans un état de civilisation beaucoup plus avancé, pour que la conception enfantine, my- thique, s'y maintînt sous la forme d'un culte et d'un symbolisme sacré. Le savant linguiste est le premier à proclamer que la mythologie n'est qu'une forme, et qu'on ne doit confondre la mythologie ou le langage par mythes, ni avec la poésie, ni avec la religion, quoiqu'elle puisse servir de cadre à la religion et à la poésie. On aurait donc la clef, l'étymologie de tous les mythes et par suite l'explication de toutes les con- tradictions, de toutes les inconséquences de la my- thologie, qu'il resterait à expliquer comment ces contradictions et ces inconséquences ont pu pénétrer, subsister et même s'exagérer dans les systèmes reli- gieux fondés sur le culte des forces de la Nature. Or, l'obscurité et le vague que nous offrent d'une manière * Ibid., p. 75. 314 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. persistante (même après l'avènement du règne des idées et de l'inquisition philosophique) les religions natui'alistes, comparées au théisme personnel et im- personnel, et même au matérialisme, nous paraissent être la suite nécessaire de l'obscurité et du vague des idées premières auxquelles se rattachent la concep- tion des phénomènes de la vie et l'explication scienti- lique ou mystique que nous en pouvons donner. Le développement de la pensée religieuse suit donc en cela les mêmes lois que le développement de la pensée scientifique, de manière à confirmer nos aperçus sur la constitution de la série des idées fondamentales. 522. — N'est-il pas bien remarquable que, là où se trouve le point le plus obscur de la connaissance, c'est-à-dire dans les choses qui sont du ressort du principe vital et plastique, là se trouve précisément ce qu'on pourrait appeler le foyer de l'idée du beau (315)? L'expression du type organique, la pein- ture de la Nature vivante, voilà par excellence l'objet de l'art, voilà la source la plus abondante des senti- ments d'admiration que le beau nous inspire. Et pourtant (nous avons dû le remarquer) il y a de quoi exciter en nous l'idée du beau, quoique à un moindre degré, même dans les phénomènes cosmiques où la vie n'apparaît pas encore (197), et même dans des théorèmes abstraits (72). Ce qui nous suggère alors l'idée du beau, c'est la simplicité des lois, unie à la grandeur des phénomènes ou à la fécondité des con- séquences. Mais, il ne saurait en être de même à l'autre pôle de la série, là où par suite des progrès de l'intelligence de l'homme et du développement des institutions sociales, c'est au contraire la complexité, CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 315 la compensation, la neutralisation des instincts les uns par les autres, qui ramènent l'empire du mécanisme physique, de l'idée abstraite et de la loi logique ou mathématique. Donc, il serait chimérique de pour- sui\re alors l'idéal du beau; et c'est une autre idée, celle du bon et de l'utile, dont l'apparition dans la série a lieu plus tard, seulement vers le point no- dal (315), qui doit nécessairement prévaloir à ce terme final, au sein des sociétés humaines, dans la foule qui les compose comme chez les pouvoii's qui les dirigent. Donc, si l'humanité est iudéfmiment per- fectible, comme tant de gens le supposent et comme il n'est pas déraisonnable de l'admettre, il faut que ce soit dans les voies du bon et de l'utile, non dans celles du beau (427). Rien ne nous intéresse plus que ce qui met en relief le génie propre d'une race, ses instincts et ses qualités natives. Voilà ce qui nous séduit dans la poésie héroïque ou légendaire , et ce que nous nous plaisons à retrouver dans les compositions d'un genre plus moderne , où l'on a eu soin de restituer aux peuples barbares leur physionomie, au moment où ils apparaissent sur la scène de l'histoire ou se mêlent aux nations civilisées. Nous sommes charmés de prendre ainsi la Nature sur le fait, parce qu'il y a dans les productions spontanées de la Nature un genre de beautés, une harmonie originelle, source de toute poésie, et que la complication des événements humains ou les progrès de la culture sociale ne peu- vent qu'altérer, apparemment pour la plus grande utilité de tous, mais certainement au préjudice des conditions fondamentales du beau. Et, comme la for- 316 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. mation des langues est ce qui tient de plus près aux manifestations de la force vitale et plastique, ce sont aussi les langues qui nous ont offert l'exemple le plus net du contraste entre les conditions du perfectionne- ment esthétique et celles du perfectionnement qu'on pourrait appeler utilitaire (389). 523. — A un point de vue très-différent, d'autres remarques \iennent à l'appui de l'idée d'une disposi- tion sériale et d'une gradation suivie dans les termes de la série. Nous avons insisté ailleurs* sur la part qu'il faut faire dans le système de nos connaissances à la donnée théorique et à la donnée historique, en montrant que la distinction est essentielle, tient au fond des choses et non pas seulement à nos moyens d'instruction ou d'information. JMaintes fois, dans le cours du présent ouvrage, nous avons dû nous re- porter à cette distinction capitale : il s'agit, pour le hut actuel, de rapprocher des ohservations déjà faites, en comparant les divers étages de notre série, d'ahord ^n ce qui touche les questions dites d'origine, puis, quant à la prépondérance de la donnée théorique ou de la donnée historique. Pas de questions d'origine, tant que l'on reste sur le terrain des sciences logiques et mathématiques, de celles qui ont pourohjet de pures idées ou les formes générales des phénomènes : la raison universelle ne connaît ni commencement ni tin. La mécanique, les sciences physiques proprement dites, l'optique, la chimie n'ont pas plus à s'occuper de questions d'ori- gine : elles ont pour ohjet des lois que l'esprit hu- ' Essai , chap. XX et XXII. CONSIDÉRATIOMS GÉNÉRALES. 317 main conçoit comme permanentes, des propriétés qu'il regarde comme indélébiles (178). La question d'origine apparaît lorsque l'on passe des sciences phy- siques proprement dites^aux sciences cosmologiques, et en premier lieu, lorsqu'il s'agit d'expliquer la con- stitution des grands systèmes astronomiques; et comme si l'échelle des temps devait être en proportion avec l'échelle des espaces, les questions d'origine, en ce qui concerne la constitution des systèmes astrono- miques, nous reportent à des époques aussi prodi- gieusement éloignées de l'époque actuelle, à des pé- riodes de formation aussi incommensurables avec ceux dans lesquels nos destinées s'accomplissent, que les dimensions et les distances des systèmes plané- taires et stellaires surpassent celles que nos facultés locomotives et Imaginatives peuvent embrasser. Puis, viennent sur une échelle incomparablement moindre que l'échelle astronomique, mais incomparablement plus grande que nos échelles chronologiques usuelles, les époques et les périodes correspondant aux for- mations géologiques et à la succession des diverses créations organiques, au moins pour les espèces supé- rieures : car, nous ne pouvons plus affirmer la même chose quant aux êtres les plus abaissés dans leurs fonctions vitales, construits sur une échelle quasi moléculaire; et il est au contraire bien évident que, si un entozoaire ne se trouve que dans le foie d'un bœuf ou dans le cerveau d'un mouton, sa création a suivi celle du mouton ou du bœuf, et même la do- mestication de l'espèce, s'il ne se rencontre que chez des individus en état de domesticité. Viennent en dernier lieu, et sur une échelle toujours plus réduite. 318 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. les questions d'origine en tant qu'elles s'appliquent à l'ethnologie, à la formation des races humaines, des langues, des religions, des nationalités, de toutes les grandes institutions sociales. Si l'échelle des temps cadrait avec ce qu'on pour- rait nommer l'échelle des difficultés, la formation d'un système planétaire accahlerait bien plus l'esprit humain que la formation d'un champignon, ou bien, à l'inverse, il faudrait que nous pussions disposeï* d'un temps bien plus long pour expliquer la formation d'un champignon, que pour expliquer celle d'un système planétaire. Rien de cela n'est admissible. Sans posséder précisément l'explication rationnelle de la formation d'un système planétaire (194), nous voyons très-bien que, le jour oià nous la posséderions, nous serions encore très-loin de pouvoir rendre compte de la formation d'un champignon; et nul doute que la Nature n'ait créé beaucoup plus expéditivement les cliampignons que les systèmes planétaires. Nous sommes ici à ce point nodal de la série où la Nature nous cache le plus ses voies. Mais, la clarté reparaît quand nous outrepassons le point nodal, et déjà nous nous rendons compte de la genèse d'une langue, beaucoup moins imparfaitement que de la genèse d'un palmier (373); et quand il s'agit d'institutions sociales de dates plus récentes, sans avoir besoin de discuter la chimère de contrats primitifs dont nous voyons clairement l'impossibilité, nous pénétrons assez dans l'économie des époques rudimentaires pour pouvoir nous dire enfin débarrassés, parte in qua, du tour- ment que d'autres questions d'origine ont infligé et infligeront à l'esprit humain. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 319 524. — Passons à ce qui regarde les proportions relatives de la donnée théorique et de la donnée histo- rique. Un certain mélange de lois nécessaires et de faits accidentels ou providentiels est ce qui motive l'emploi du mot àlustoire, aussi bien dans l'ordre de la Nature que dans celui de l'humanité. Il est mani- feste que la part de la donnée historique va en aug- mentant, à mesure que les idées qui servent de base à nos explications scientifiques occupent un rang plus avancé dans la série suivant laquelle nous les ordon- nons. Point de donnée historique pour les sciences purement rationnelles, ni même pour les sciences physiques proprement dites (181) : mais déjà les sciences cosmologiques ne sont plus dans le même cas. Ce qu'elles nous apprennent sur la constitution du Monde ou de quelques-unes de ses parties, est le résultat, non-seulement de certaines lois générales et permanentes, mais encore de certains faits historique- ment enchaînés les uns aux autres, quoique nul té- moin ne nous en ait laissé l'histoire écrite, et que nous soyons obligés de tirer de l'interprétation cri- tique de quelques vestiges de ces antiques événements le peu que nous en savons. Ce sont des faits de ce genre qui sont cause que la terre a un satellite, tandis que Vénus et Mars n'en ont pas; que Jupiter a quatre satellites, plutôt que trois, plutôt que cinq; et ainsi de suite. La direction des chaînes de montagnes, la dissémination des bouches ignées, la distribution ou les découpures des continents et des mers offrent des exemples non moins frappants, mais bien plus nom- breux, de cette influence des faits antérieurs sur l'état présent des choses, ou de l'intervention de la donnée 320 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. historique dans un corps de doctrine scientifique. Cette part de la donnée historique prévaut bien plus quand on aborde les sciences qui traitent des êtres or- ganisés. Tout à l'heure nous avions une physique, une chimie parfaitement indépendantes de toute cosmolo- gie; on pouvait établir les lois générales auxquelles obéissent la matière et les forces, sans s'occuper du rôle auquel avaient été destinées, dans le laps des siècles, les molécules matérielles individuellement soumises à l'expérience : il s'en faut bien que l'on puisse aussi nettement isoler une physiologie, une anatomie géné- rales, valables pour toutes les espèces possibles, et dès lors ne dépendant en rien des faits, des données historiques auxquels sont imputables l'origine et la constitution des espèces actuelles. En physiologie, en anatomie générales, les choses sont trop complexes pour que nous ayons des moyens sûrs de distinguer les lois vraiment générales dont la raison tient à l'es- sence permanente des choses, d'avec les faits auxquels nous ne voyons pas d'exception parmi les espèces connues, et qui pourtant ne seraient que la suite d'ac- cidents historiques. Il arrive donc que l'élément his- torique qui apparaît dans le passage de l'étage des sciences rationnelles h l'étage des sciences physiques, devient nécessairement dominant, dans le passage de l'étage des sciences physiques à l'étage des sciences naturelles. Aussi le nom à' histoire naturelle a-t-il été choisi de bonne heure pour désigner l'ensemble de nos connaissances sur les êtres vivants, connaissances en effet plus historiques que théoriques (217 e^^w/y.)- 525. — Quand enfin l'on passe de l'étude de l'en- semble des êtres vivants (et de celle de l'homme, au CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 321 point de vue du naturaliste), à l'étude des sociétés humaines telles que le progrès de la culture les a faites, on nage, s'il est permis de le dire, en pleine histoire : l'influence de la donnée historique (dans le sens large où nous prenons cette dénomination) se montre, non plus comme prépondérante, mais presque comme exclusive. Les nuances si délicates qui dis- tinguent les races humaines, et qui leur assignent leur rôle dans la civilisation et dans l'histoire, à quoi sont-elles imputables, sinon à des accidents histo- riques, et à des causes de même genre que celles qui ont tracé sur le globe terrestre toutes ces singularités de reliefs et de contours dont l'influence sur les des- tinées de la civilisation a été également si capitale? Aussi n'est-on vraiment entré dans l'étude philoso- phique des langues, et de toutes les institutions reli- gieuses, politiques, juridiques par lesquelles se ma- nifeste la vie des peuples, que quand l'école historique a prévalu sur les écoles de théoriciens; ou quand, à défaut de renseignements fournis par l'histoire pro- prement dite (qui n'embrasse qu'un laps de temps re- lativement si court), on s'est du moins rapproché, autant qu'on l'a pu, des méthodes suivies par les na- turalistes, lorsqu'ils décrivent des faits dont la cause historique remonte à plus forte raison bien au-delà des âges que peut éclairer le flambeau de l'histoire proprement dite. 526. — Mais, il y a une raison bien plus décisive encore pour accroître, en ce qui touche l'organisation des sociétés humaines, l'extrême prépondérance du fait historique. Voyez en effet ce qui arrive aux races d'êtres vivants dont la création a été abandonnée au T. II. 21 322 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. libre jeu, à l'action spontanée des causes naturelles : depuis plusieurs milliers d'années elles n'éprouvent aucune modification appréciable; les productions anormales ne deviennent plus souches de races nou- velles, ou, si de tels cas se présentent, ils ont si peu d'importance qu'ils n'attirent pas notre attention ou n'ont encore pu être positivement constatés; les indi- vidus se succèdent conformément aux lois générales de la vie; les types spécifiques semblent s'être sous- traits à l'empire de ces lois générales, et avoir con- quis l'invariabilité, l'indestructibilité qui appartien- nent aux éléments du monde intelligible ou à ceux du monde inorganique. Il n'en est plus de même pour ce qui touche l'humanité et surtout ces branches de la famille humaine, qui sont décidément entrées, grâce à des particularités exceptionnelles, dans les voies de la civilisation. Non-seulement les individua- lités humaines vivent et meurent; mais encore ces agrégations vivantes qu'on appelle des races , des peuples, des nations, avec tous les organismes (vi- vants aussi) qu'elles ont la vertu de produire, en fait de langues, d'arts, de poésie, d'institutions de toutes sortes, sont nées, ont péri, ont parcouru toutes les phases de la vie dans un espace de temps où les autres types vivants avaient acquis une fixité, au moins relative. Donc, nous ne nous trouvons plus dans ce cas oii les particularités individuelles se compensent , s'effacent , disparaissent à la faveur du grand nombre des individualités et du long laps de temps. L'individualité, le fait particulier, avec ce qu'il a de privativement caractéristique, est ce qui iixe et ce qui doit fixer notre attention. Donc, nous ne sommes CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. 323 plus dans les conditions ordinaires de la science qui en général fait et doit faire abstraction des individus : donc, nous nous trouvons en pleine histoire, en face de toutes les singularités de la destinée. Non-seule- ment tel peuple qui a vieilli ne retrouvera plus les jours de sa jeunesse, mais tel autre peuple, destiné à arriver après lui à l'épanouissement de la jeunesse, y arrivera dans des circonstances si profondément dif- férentes, en raison des temps et des lieux, que le phénomène sera tout autre. Il ne s'agit plus de diffé- rences de l'ordre de celles qui font que rien ne se ressemble absolument dans les exemplaires d'un même type, et qu'il n'y a pas deux feuilles parfaitement semblables, deux visages parfaitement semblables, deux sons de voix, deux tournures d'esprit parfaite- ment semblables. Il s'agit de différences comparables en valeur caractéristique, pour les phénomènes que l'on veut alors étudier, à celles qui séparent un type d'un autre, en zoologie ou en botanique. Considérons, par exemple, la race hellénique et ses destinées. Sa constitution propre, le milieu dans le- quel elle a vécu, le terroir où elle s'est fixée, l'époque de son efflorescence ont façonné sa langue, sa reli- gion, ses arts, ses institutions, et ont fait d'elle une des institutrices du genre humain. Elle aura beau conserver son beau ciel, ses plages ravissantes, re- couvrer son activité commerciale, littéraire, ou même sa liberté, son indépendance et son influence poli- tique : la Grèce future sera toujours bien pâle auprès de la Grèce antique; et si d'autres races plus jeunes, même aussi bien douées, étaient venues s'épanouir à leur tour sous le ciel de la Grèce, elles n'auraient pas 324 LIVRE IV. — CHAPITRE XV. reproduit davantage le phénomène de la Grèce an- tique, phénomène si capital dans l'histoire de l'hu- manité. 527. — C'est de singularités de ce genre, de leur portée, des explications qu'elles admettent ou qu'elles repoussent, que nous allons avoir à nous occuper. Le lecteur ainsi prévenu voudra bien, nous l'espérons, ne point trouver trop étrange qu'après avoir successi- vement passé en revue, dans un but d'analyse et sur- tout de coordination théorique, les idées auquelles se rattachent nos connaissances sur le Monde, sur la Nature, sur l'homme lui-même et sur les éléments de la société civile, nous fixions un moment son atten- tion sur les accidents historiques, sur les particulari- tés ou les singularités dont le concours a permis aux germes de la civilisation de se développer, de fructifier et finalement de se répandre partout où l'homme a accès. Tel sera le sujet de notre cinquième et dernier livre où devront être reprises, mais à une autre fin, plusieurs idées déjà émises dans celui-ci, et où nous nous proposons aussi de montrer que, dans la marche progressive des sociétés humaines, à la phase émi- nemment historique en doit succéder une autre où l'influence de la donnée théorique reprendra le des- sus, conformément à la loi de symétrie générale, que tout-à-l'heure nous tâchions d'exprimer et de con- stater. LIVRE T. L'HISTOIRE ET LA CIVILISATION, CHAPITRE PREMIER. DE LA PHASE HISTORIQUE DE L'HUMANITÉ. — DES CIVILISATIONS PARTlCU- LIÈBES ET DE LA CI\-ILISATION GÉNÉRALE, — DE LA MORALE ET DE LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE. 528. — L'histoire proprement dite, celle qui rem- plit tant de volumes que l'on refait sans cesse, n'a eu cependant pour théâtre qu'une petite portion de la surface du globe que nous habitons; et les temps que nous appelons historiques méritent à peine d'être comptés en comparaison des périodes qu'embrassent maintenant les recherches de la science, et dont nous possédons, sinon des histoires (dans le sens ordinaire du mot), du moins des monuments irréfragables. Même à l'heure qu'il est, l'histoire proprement dite n'a pas encore commencé pour beaucoup de rameaux de la famille humaine, et probablement plusieurs races disparaîtront, comme d'autres ont disparu, sans être arrivées à cette phase de développement qui a procuré un rôle historique à d'autres races originai- rement mieux douées, ou placées dans des circon- stances plus propices. Ce n'est pas seulement parce que l'Eskimau, le Hottentot, le Papou n'ont pas de livres, d'inscriptions, de médailles, qu'ils n'ont pas 326 LIVRE V. — CHAPITRE I. d'histoire : c'est bien plutôt parce que la grossièreté de leur état social ne se prête point à ce jeu compli- qué d'intérêts, de passions, d'événements, qui est le fond de l'histoire proprement dite. Ce que nous ex- trayons avidement des relations des voyageurs qui les visitent, ce sont des matériaux, non pour l'histoire proprement dite, mais pour l'anthropologie et pour l'ethnologie ; et à ce point de vue, l'étude d'une peu- plade chétive et obscure n'a pas moins d'attrait et d'importance philosophique que les observations faites sur des nations qui ont rempli le monde de leurs noms et couvert de vastes contrées d'une popu- lation nombreuse. D'où ce mot d'unspirituel érudit : « Il sera trop tard pour étudier les hommes, quand il n'y aura plus sur la terre que des Européens*. » Un peuple peut manquer d'historiens, quoiqu'il ait eu son histoire , et des événements ne perdent pas foncièrement leur caractère historique, parce qu'ils sont voués à l'oubli, faute de témoins qui les racon- tent. Les commencements de la phase historique pré- cèdent même nécessairement les premières lueurs de l'histoire écrite, et nous manquons de documents his- toriques pour des peuples qui vivaient certainement de la vie de l'histoire aux époques sur lesquelles les historiens se taisent. Les documents sur l'histoire de Carthage, avant sa lutte avec Rome, se concentrent dans quelques pages qui se prêteraient sans nul doute à un développement historique des plus intéressants, si le temps eût laissé parvenir jusqu'à nous les annales de quelque Tite-Live punique. * Abel Rémusat, Mélanges posthumes,' p. 252. DE LA PHASE HISTORIQUE. 327 529. — L'histoire proprement dite relève de l'eth- nologie et de l'anthropologie, et tient par ces racines au système général de nos connaissances (346 et 351). C'est le développement, exubérant si l'on veut, d'un jet qui se charge de fleurs et de fruits, à côté d'autres jets destinés à rester pauvres et stériles. Cependant, les hommes ont montré une grande curiosité pour l'histoire, bien avant de songer à l'ethnologie et à l'anthropologie. Il fallait les progrès de la science; il fallait surtout que des écrivains d'un beau talent, bien moins guidés par les découvertes faites en ethnologie que par une heureuse inspiration de leur génie d'his- toriens, eussent réussi à mettre en relief l'influence dominante des caractères de races, même aux époques historiques les plus voisines de nos temps modernes. Le cachet que la Nature imprime à ses œuvres (211), et qui ne permet de les confondre avec aucune des productions de l'art humain, doit aussi se montrer dans tout ce qui tient à l'histoire de l'homme, tant qu'elle ne se détache pas ou qu'elle se détache à peine de l'histoire générale de la Nature. Cette empreinte originelle doit tendre à s'oblitérer, à mesure que le genre humain vit d'une vie, pour ainsi dire, plus ar- tificielle, et dont les conditions s'éloignent davantage de celles où il se trouvait placé au début des temps historiques : mais elle ne s'efface jamais complète- ment. D'ailleurs, comme le genre humain ne se dé- veloppe pas tout d'une pièce, et que les différentes branches de la famille humaine subissent, les unes plus tôt, les autres plus tard, l'influence de la culture artificielle, on retrouvera toujours quelque part l'in- dice des propriétés de la sève primitive, avant qu'elle 328 LIVRE V. — CHAPITRE I. ne fût altérée, abâtardie ou, si l'on veut, perfection- née par la culture et le mélange de sucs étrangers. C'est pour cela que la saine intelligence de l'histoire de toutes les époques exige chez l'historien, non-seu- lement la connaissance des ressorts qui font mouvoir l'homme civilisé, mais le sentiment de la Nature et une certaine habitude de l'interpréter : en sorte que, si l'on doit tenir à marquer la juste place de l'histoire dans le système de nos connaissances, ce n'est pas tant pour la solution d'un problème aride de classifi- cation, que pour indiquer quels doivent être l'esprit dominant de l'histoire et les qualités essentielles de l'historien, au point oii les études sur la Nature et sur l'homme en sont arrivées. Il n'y a pas de progrès ni de succès qui ne provoque une réaction. De là les attaques dirigées quelquefois de nos jours contre ce que l'on a appelé, dans un sens déprisant, le naturalisme en histoire et l'école histo- rique naturaliste. On peut abuser en effet des idées les plus justes, surtout quand l'idée, outre la faveur qui s'attache à la nouveauté, a un côté poétique par lequel elle plaît à l'imagination (322) : mais l'exagé- ration passe et le fond de vérité subsiste. Pour éviter l'abus en ceci, pour faire au naturalisme historique sa juste part, il faut envisager le développement de l'histoire dans son ensemble, considérer non-seule- ment le point de départ, mais le terme final et les in- cidents de la route. 530. — De même qu'il y a dans l'homme, pris in- dividuellement, des parties susceptibles de s'accroître et de s'améhorer toujours, tant que les conditions organiques de la vie et de la santé de l'individu ne DE LA PHASE HISTORIQUE. 329 font pas défaut, de même (et le livre précédent a été consacré à mettre en relief cette vérité) il y a dans les sociétés humaines des choses susceptibles d'aller tou- jours en s'étendant, se perfectionnant et s'améliorant, tant que subsistent les conditions essentielles de la santé du corps social. L'ensemble des choses de ce genre, qui comportent un progrès continuel, sinon illimité en soi, du moins dont nous ne pouvons assi- gner la limite, est ce que l'on comprend de nos jours (qu'on s'en rende compte ou non) sous le nom de ci- vilisation, mot qui, à d'autres âges de la langue, ne désignait guère que la politesse des mœurs et le règne des lois et des institutions civiles, par opposition aux violences de la vie barbare. Et, comme il s'est formé une école d'historiens préoccupés surtout des diffé- rences natives des races, il s'en est formé une autre qui s'attache de préférence à démêler les progrès de la civilisation à travers les démêlés des races et les ré- volutions des empires. 531. — Toutefois on mêle encore le plus souvent à l'idée de la civilisation, telle que nous tâchons de la préciser, l'idée d'un cortège d'institutions religieuses et civiles qui n'ont point du tout le caractère essentiel que nous croyons devoir assigner à la civilisation pro- prement dite, comme quand on dit la civihsation grecque ou la civilisation romaine. En ce sens, la ci- vilisation d'un peuple englobe tous les éléments de l'organisation et de la vie sociale chez le peuple dont il s'agit : sa religion, ses institutions juridiques et politiques; nous ajouterions encore sa morale, .9(?.erceau dans les montagnes de l'Asie centrale, chemine constamment, toujours plus robuste, dans la direction du sud-est ou nord-ouest; et le moment vient enfin oii elle franchit l'Atlantique, pour prolonger sur un autre continent son mouve- ment de lotation dans le même sens. De nos jours, l'émigration européenne se rencontre avec l'émigra- tion chinoise, sur la côte occidentale de l'Amérique du Nord, tout juste à une distance en longitude du point de départ, mesurée par une demi-circonfé- rence. La rotation est achevée; l'un des plus grands traits de l'histoire générale de l'humanité est dessiné complètement : l'avenir en déroulera les curieuses conséquences. 396 LIVRE V. CHAPITRE IV, CHAPITRE IV SUITE nu MÊME SUJET. — DES ÉPOQUES RELIGIEUSES ET DE LA SUC- CESSION HISTORIQUE DES RELIGIONS. — DES BASES DE L' APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE. o75. — Nous embrassions tout à l'heure, dans une vue d'ensemble, les races les plus diverses et les espaces les plus vastes : il faut opérer de même sur l'échelle des temps, et pour cela étudier plus spécia- lement, au point de vue historique, entre tous les éléments de la civilisation, celui dont l'action est la plus durable, dont la longévité est le caractère le plus saillant et le plus constant, en un mot l'élément reli- gieux. Mais d'abord remarquons que tout ce qui a été dit dans le livre précédent (chap. VII), de la longé- vité et de la ténacité des idées et des institutions reli- gieuses, doit surtout s'entendre des peuples qui ont vécu de la vie historique, qui n'ont pas seulement des mœurs et des coulumes, mais des lois et des institu- tions : car, pour les autres, on les a toujours vus dis- posés à abandonner sans trop de peine leurs rites grossiers, à plus forte raison leurs mythes enfantins, lorsque d'autres religions leur étaient annoncées avec l'ascendant que donnait une civilisation supérieure ou la supériorité intrinsèque du dogme. On sait avec (pielle facilité nos missionnaires convertissent les peuples ({ue nous appelons sauvages, et quelle est la IJES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 397 ténacité des croyances chez ceux dont les ancêtres ont reçu de longue main les semences de la civilisa- tion, quoique leurs descendants se trouvent souvent aujourd'hui dans un état d'ignorance et de misère qui nous porterait à juger leur condition pire que la condition du sauvage. Des ressemblances dans les croyances ou dans les pratiques ne devraient pas em- pêcher de distinguer profondément au point de vue historique, des religions qui diffèrent autant par le degré de vitalité et de force. 576. — Ensuivant l'idée déjà indiquée (417), nous considérerons comme appartenant à une première époque de formation et nous comprendrons sous la rubrique commune de religions primitives, toutes celles qui ne se sont pas historiquement développées et constituées ^408), qui n'ont pas abouti à l'organisa- tion d'un sacerdoce ou d'un clergé, à la rédaction de livres canoniques ou de poèmes religieux, à la for- mation de sectes et d'instituts divers, le tout faute de posséder en elles-mêmes ou d'emprunter au tempé- rament populaire cette force d'activité et de résistance qui a fait remplir à d'autres religions le rôle prin- cipal dans l'histoire des développements de l'huma- nité. Tous les peuples restés voisins de l'état de nature et étrangers à la vie de l'histoire ont des religions de la catégorie de celles que nous nommons primitives, mais la réciproque ne doit pas être admise avec la même généralité. Assurément il serait choquant de comparer des tribus restées dans l'état de sauvagerie ou de barbarie à une nation aussi civilisée que la na- tion chinoise, aux temps mêmes de ses premières 398 LIVRE V. — r.nAi'iTru-: iv. dyuasties : cependant le fond d'idées religieuses indi- gènes que l'école confucéenne s'est attachée à re- cueillir et à maintenir, est si simple, si patriarcal, si primitif, que l'on ne peut se dispenser d'assimiler les Chinois, pour la religion indigène comme pour la langue i357 et suiv.), aux peuples les moins avancés ou les plus voisins des conditions primitives. Aussi, une religion plus fortement trempée n'a-t-elle pas eu de peine à s'établir chez eux comme religion popu- laire, quoique les lettrés aient réussi, non sans de grandes luttes, à l'empêcher de devenir une institu- tion précisément officielle (567). 577. — Après les religions de formation primitive viennent, dans l'ordre chronologique, des religions dont l'origine se perd aussi dans la haute antiquité, et qui pourtant n'ont pu s'organiser que chez des peuples vivant déjà de la vie historique : religions dont les principes de force et de durée consistent en ce qu'elles creusent, le plus profondément qu'elles le peuvent, les distinctions de races, de castes et de nationa- lités (423). En conséquence, elles tendent à instituer des sacerdoces héréditaires, à multiplier les rites ex- piatoires, les causes d'excommunication et d'impureté légale, les observances de régime, et les marques exté- rieures qui annoncent en même temps le culte que l'individu professe et la nation ou la caste à laquelle il appartient. Pour la commodité du discours, nous les comprendrons sous la dénomination commune de religions hiératiques, qui parait la plus convenable : car elles n'ont pu être, dans leurs formes compliquées, que l'œuvre d'une caste ou d'une corporation sacer- dotale, et partout l'on voit que la chute de l'institu- i DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 399 tion sacerdotale en entraîne la décadence et la ruine. Le polythéisme gréco-romain, quelque part que l'on veuille faire (521) à un fond de croyances indigènes, enfantines et primitives (dans le sens que nous don- nons à ce mot) se rattache certainement, par une foule de points, aux cultes hiératiques de l'Egypte et de l'Asie, mais n'est pas propre à nous donner l'idée des caractères dominants du type dont il n'est plus qu un exemplaire mélangé et altéré. La religion des Grecs et des Romains, aux belles époques de leur his- toire, se montre à nous affranchie (ou peu s'en faut) du joug d un sacerdoce héréditaire, n'ayant guère pour interprètes que des poètes et des artistes, pour ministres que des magistrats ; mais aussi rencontrant déjà beaucoup d'incrédules, disposés à la regarder comme une fable ridicule et immorale, ou comme un jeu d'esprit. 578. — Tandis que les antiques religions que nous qualifions d'hiératiques, isolent, tant qu'elles le peu- vent, les castes, les races, les nationalités, on voit ap- paraître et se propager, dans des temps relativement modernes, d'autres religions dont le caractère domi- nant est au contraire le prosélytisme (338), et par conséquent la tendance à l'égalité parmi les hommes. Il faut donc que ces religions soient spiritualistes, c'est-à-dire qu'elles tiennent peu de compte de V homme charnel, qui comporte visiblement tant de différences individuelles et tant de différences de races, pour s'at- tacher de préférence à un principe intérieur et in- visible, capable de se dépouiller de toute affection périssable, et d'atteindre à cet état de pureté parfaite où toutes les individualités se ressemblent, de manière 400 LIVRE V. CHAPirKK IV. à motiver l'égalité des hommes dans la société reli- gieuse. L'idée de cette pureté de l'ùme ou du principe intérieur n'est autre que l'idée de sainteté, substituée à l'idée de l'abstention ou de la purification des souil- lures charnelles, qui prévalait dans les religions plus anciennes. Puisqu'il est dans l'ordre naturel des faits que les religions prosélytiques aient un avènement plus tardif, il faut bien qu'elles impliquent l'idée d'une réforme et d'une mission divine d'où procède l'autorité de la réforme. Il faut donc aussi qu'elles impliquent l'idée d'un aveuglement général ou d'une déchéance commune, dont l'homme a besoin d'être individuellement relevé ou sauvé par la foi dans la mission divine du réformateur. En conséquence, l'his- toire ou la légende du réformateur se substitueront aux cosmogonies, aux mythes des religions antéiieures. Les religions prosélytiques sont charitables et elles enseignent la charité, même envers l'inlidèle qui est, comme le croyant, capable de salut : et pourtant, par cela même qu'elles distinguent les hommes en fidèles et en intîdèles, en plaçant cette distinction bien au- dessus des distinctions de races et de nationalités, elles donnent lieu au phénomène des guerres de religion, que l'on ne pouvait connaître, au moins sous ce nom, quand la religion se confondait avec la nationalité. Lorsque Philippe soulevait une partie de la Grèce pour punir à main armée le sacrilège des Phocéens, il exploitait la passion religieuse au profit de sa poli- tique guerrière; il entreprenait une guerre sacrée, mais non pas une guerre de religion, dans le sens que ce mot a pris depuis l'établissement des religions prosélytiques. DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 401 Parmi les religions prosélytiques, les unes ont abouti à l'organisation d'un clergé et ont posé nettement la distinction des clercs et des laïques : d'autres se sont contentées d'a\oir des docteurs ou des ministres, qui, hors de l'exercice de leurs fonctions, ne se distinguent point des simples fidèles. A cette dernière classe ap- partiennent l'islamisme, le judaïsme moderne et la plupart des sectes protestantes; dans l'autre classe il faut ranger les principales et les plus anciennes branches du christianisme et le bouddhisme tout en- tier : mais nulle part l'organisation d'un clergé, au sein des religions prosélytiques, n'a pu aller jusqu'à reconstituer un sacerdoce héréditaire ou privilégié, analogue à ceux des religions hiératiques, parce qu'il était impossible qu'une réforme religieuse déviât à ce point de son esprit et de ses tendances originelles. 579. — L'avènement des grandes religions prosé- lytiques et la rapidité de leurs conquêtes signalent évidemment l'époque la plus remarquable dans l'his- toire du genre humain. C'est là qu'il faut placer le point de séparation des temps antiques et des temps modernes, en prenant, faute de mot meilleur, cette dernière épithète dans son sens le plus large, par opposition à ce que l'on nomme proprement l'an- tiquité, et non pour indiquer des choses de fraîche date. L'idée d'un moyen-âge , qui nous est si fami- lière, se rapporte d'une manière trop particulière aux singularités de notre histoire européenne, et à l 'avè- nement d'une civilisation très-moderne , à laquelle rien n'est comparable hors du cercle européen : tan- dis que la civilisation de l'Europe au moyen-âge a bien son analogue ou son pendant, de nos jours en- T. II. 36 402 LIVRE V. — CHAPITRE IV. core , dans la civilisation musulmane et dans celles des contrées soumises à l'influence du bouddhisme. L'avéïiemeut des religions prosélytiques est donc le signal d'une révolution générale, la plus générale de toutes celles que le monde civilisé a subies; et l'on comprend aisément qu'une telle révolution n'a pas pu s'opérer partout le môme jour, dans des conditions internes et externes d'ailleurs si dissemblables : mais, si l'on songe que l'extension du bouddhisme hors de la péninsule de l'Inde et ses grandes conquêtes en Asie se rapportent à des siècles postérieurs à la nais- sance du christianisme, ou même à celle de l'isla- misme; si même, en remontant plus haut, on observe que la naissance du bouddhisme dans l'Inde, les commencements de la synagogue et du rabbinisme, l'apparition des fondateurs de la philosophie chinoise et de la philosophie grecque, sont autant d'événe- ments quasi contemporains, ou séparés par des inter- valles qu'il est permis de négliger sur une aussi grande échelle chronologique, on ne pourra guère se refuser à admettre que de telles coïncidences ne sont pas for- tuites et qu'elles annoncent partout la maturité d'une même crise, dont les symptômes se diversifient selon les circonstances locales, c'est-à-dire un de ces faits généraux dont l'étude est l'objet de l'histoire compa- rée ou de la philosophie de l'histoire (546). 580. — De toutes les religions de formation hiéra- tique, au sens qui vient d'être expliqué, deux seule- ment ont traversé les siècles pour se perpétuer jusqu'à notre temps, à savoir le brahmanisme et le mazdé- isme : mais la pire des deux règne sur des millions d'hommes, tandis que l'autre (la moins païenne de DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 403 religions païennes, comme on l'a justement qualifiée) est passée à l'état de secte obscure et n'a plus qu'une poignée d'adhérents. Géographiquement et ethnologi- quement, ces deux religions ont le même berceau, et elles n'ont pris qu'en vieillissant, dans des conditions différentes, la diversité de traits qui les distingue (409). Du brahmanisme est sortie la religion prosélytique de Bouddha; tandis que d'autres sectes, issues du mazdéisme, ont poussé leur propagande dans le monde gréco-romain, plus tard même dans l'Europe du moyen-âge, en cherchant à se greffer sur le polythé- isme hellénique par les institutions mithriaques, ou à s'amalgamer au judaïsme et au christianisme par la métaphysique gnostique et manichéenne, qui a bien des ressemblances avec la métaphysique bouddhiste. C'est à la faveur seulement des monuments de la prédication bouddhique, que la critique contempo- raine a pu jeter quelques lueurs sur l'histoire de la civilisation indienne. H y a certainement un fond de vérité historique dans la légende du fondateur du bouddhisme et dans celles de ses premiers disciples : toutefois, le génie indien l'a bientôt emporté, et le fond de vérité historique a été vite étouffé sous le luxe extravagant des développements légendaires et des hyperboles numériques. L'idée même d'un retour in- défini et régulier des cycles ou des périodes, telle qu'elle a prévalu dans la théologie bouddhique, est directement opposée à l'idée d'une religion fondée sur une histoire, vraie ou fausse : car, autant vau- drait donner le nom d'histoire à une succession de phénomènes astronomiques, pour lesquels on a des cycles ou des tables (79). 404 LIVRE V. — CHAPITRE IV. Le bouddhisme est aussi, comme le brahmanisme d'où il sort, une religion ascétique, c'est-à-dire qu'il indique une Yoie de perfection dans laquelle on entre par le renoncement au monde, par la mortification des sens, par la méditation solitaire. Mais, tandis que l'ascétisme des religions où domine l'idée de l'unité et de la personnalité divine, ne peut tendre qu'à rendre la conduite de l'homme plus conforme à la volonté divine, la personne humaine plus agréable à Dieu, plus digne ou moins indigne de ses bienfaits et de ses grâces, l'ascétisme indien (brahmanique ou bouddhique), en cela très-conforme à la métaphy- sique hégélienne, tend à faire de l'homme un dieu, ou la manifestation la plus parfaite d'un idéal divin répandu partout : ce qui, pour le gros bon sens, re- vient tout bonnement à se passer de Dieu. Plus les religieux bouddhistes se sont habitués à l'idée qu'on peut, à force d'ascétisme (c'est-à-dire d'isolement du monde sensible et réel), égaler Bouddha ou même le surpasser, plus s'est effacée l'influence de Bouddha et de ses premiers adeptes comme personnages réels et historiques; plus la légende a pris de développements fantastiques ; et de cette manière le bouddhisme est parvenu à reformer, à l'instar de la religion-mère, un polythéisme populaire et extravagant, sous lequel se voile une métaphysique athée. 581 . — Par une des étonnantes destinées du peuple juif, il a pu tour à tour subir, sans perdre son ori- ginalité religieuse, l'influence de l'Egypte et de la Syrie, et plus tard celle de la Perse. Il n'a été donné qu'à lui de passer successivement, à des époques his- toriquement connues, par les trois principales phases DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 405 du développement religieux, sans que le passage d'une phase à l'autre altérât le dogme fondamental et rompît l'unité historique du système. Ainsi, la re- ligion des Hébreux commence par être, dans des temps qui n'excèdent pas ceux auxquels nous pouvons remonter par la tradition et les monuments, une reli- gion patriarcale et primitive. Ensuite, à l'instar du sacerdoce égyptien, la loi mosaïque imprime au culte primitif les caractères d'une institution cérémonielle et hiératique, où l'on retrouve le double principe d'un sacerdoce héréditaire et de l'élection d'une race privilégiée , séparée de toutes les autres par ses rites et par ses observances charnelles, sujette aux souil- lures et aux purifications légales. Enfin, après la cap- tivité, lorsqu'une grande partie de la population juive reste dispersée, ou forme sur une terre étrangère, à Ba- bylone, à Alexandrie, des communautés nombreuses, l'institution mosaïque subit des transformations né- cessaires. Le temple unique de Jérusalem (symbole et sauvegarde matérielle du dogme de l'unité divine) et les offrandes légales ou les rites expiatoires qui ne s'accomplissent que dans son enceinte, ne peuvent suffire aux manifestations de la foi religieuse d'un peuple ainsi dispersé. A côté du sacerdoce héréditaire qui reste chargé du cérémonial du Temple, et qui ne survivra pas à la seconde destruction du Temple, s'organise, même sous les Achéménides et sous la di- rection de cette école de docteurs que les Juifs ont nommée la grande syiiagocjue, un ministère quasi laïque, recruté sans distinction de famille ni de tribu, pour lequel la science et la vertu suffisent, ei qui se trouve chargé, pour chaque communauté juive, des 406 LIVRE V. — CHAPITRE IV. fonctions plus spirituelles, de la lecture, de l'explica- tion de la loi divine, et de la prière dans les assem- blées communes. En d'autres termes, le ministère religieux passe de la constitution sacerdotale, dans le sens égyptien, brahmanique ou étrusque, à la consti- tution ecclésiastique, dans le sens des religions plus modernes. Le dogme religieux, les observances céré- monielles peuvent bien encore se compliquer et même se corrompre, par la surcharge des gloses et des tra- ditions : mais, à d'autres égards, il y a progrès et la religion dans son essence se spiritualise davantage. Le lien religieux tend à prévaloir sur le lien du sang ; à l'idée d'une religion faite pour un peuple se substi- tue insensiblement celle d'un peuple élu pour con- server et pour répandre une croyance. Le judaïsme prend ainsi les caractères essentiels d'une religion prosélytique qu'il a toujours conservés depuis ; et le prosélytisme judaïque fraie les voies dans tout l'Occi- dent au prosélytisme chrétien. C'est aussi à la même époque que le dogme du grand législateur, dont la rude et vigoureuse simplicité était si utile pour pré- server Israël d'une idolâtrie grossière et obscène, se développe et à certains égards se perfectionne et se complète, en présence des théologies orientales et de la philosophie des peuples de l'Occident. 582. — Nous ne pouvons guère nous dispenser de parler ici d'une thèse qui a fait du bruit dans ces derniers temps, celle de la disposition native des Sé- mites au monothéisme, dont un écrivain en réputa- tion ^ a même voulu faire l'un des attributs caracté- * Voyez V Histoire des langues sémitiques, et les autres ouvrages de M. Renan. DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 407 ristiques de la famille sémitique, à l'exclusion des autres. C'était à notre avis exagérer, mais non pas fausser la donnée ethnologique. On a objecté les re- proches sur la dureté de cœur et le penchant à l'ido- lâtrie, sans cesse adressés à Israël par les prophètes qui deyaient connaître leurs contemporains mieux que nous ne les connaissons nous-mêmes, ainsi que la débauche de polythéisme chez toutes les nations sémitiques dont Israël était entouré. On objecterait aussi avec fondement, surtout en se plaçant au point de vue de la logique abstraite, que deux exemples ne suffisent pas pour établir une loi, fussent-ils parfai- tement indépendants l'un de l'autre; tandis que l'is- lamisme n'est qu'une continuation, une reprise du judaïsme; et que la continuation d'un même phéno- mène ne prouve pas ce que prouverait la répétition du phénomène. Mais, cette logique sèche et abstraite n'est pas toujours de mise dans l'interprétation des phénomènes de la vie. Ce qui fait l'attribut d'un type, conçu dans sa pureté et sa perfection native, peut fort bien ne pas se retrouver dans le plus grand nombre des exemplaires du type. Nous n'avons plus grande aptitude ni grand goût à faire des poèmes épiques, et le nombre des poètes épiques a toujours été fort restreint : on n'en est pas moins fondé à regarder comme l'un des caractères typiques, et même comme un des caractères importants de la famille de peu- ples à laquelle nous appartenons (552), d'avoir, dans le jeune âge des sociétés, produit en divers lieux, dans des idiomes très-différents les uns des autres malgré leur affinité, ces compositions épiques qui ont vivement remué les imaginations, et qu'on ne re- 408 LIVRE V. — CHAPITRE IV. trouve pas chez les peuples d'autres races. De même, pour juger du type des races sémitiques, il faut les prendre dans cet état social voisin de la Nature, qui accuse le mieux les caractères des races, qui en met le mieux en relief toutes les harmonies, soit entre eux, soit avec le monde extérieur. Israël sous la tente, campant au milieu ou sur les confins du désert, est certainement, comme l'Arabe du temps de Mahomet, ou comme le Wahabite des derniers temps, un exem- plaire bien plus pur du type sémitique, qu'Israël ha- bitant des villes, comme ses voisins de la Phénicie, et payant de ses sueurs les pompes d'une petite cour orientale. On est d'ailleurs fondé à regarder comme le caractère éminent d'une race celui qui ressort d'au- tant mieux qu'elle exerce plus énergiquement son activité, sur elle-même ou au dehors; et il faut bien avouer que c'est principalement par les retours de ferveur de leur propagande monothéiste, que les races sémitiques ont influé d'une manière décisive, à di- verses reprises, sur la marche de la civilisation géné- rale (554). En voilà assez pour que l'on ne puisse mé- connaître une affinité réelle entre l'idée monothéiste, en tant que dogme populaire, et la constitution intel- lectuelle de la famille sémitique, telle que l'ont faite, ou les circonstances originelles de sa form.ation, ou les milieux dans lesquels l'ont jetée les accidents de sa destinée. D'un autre côté, il faut reconnaître que, sans un enchaînement providentiel de circonstances, cette affinité native aurait pu rester stérile pour la ci- vilisation du genre humain, tout comme ailleurs le goût natif pour les compositions épiques n'a souvent abouti à rien qui fût digne d'attention. Sans la force DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 409 de l'institution mosaïque, retrempée à la suite de la captivité, les souvenirs des temps patriarcaux auraient péri pour la race juive comme pour le monde; et sans la diffusion préalable des idées juives et chrétiennes, Mahomet aurait eu beau être Sémite et s'adresser à des Sémites : il n'aurait pu concevoir l'idée de son apostolat, et il n'aurait su où prendre le point d'appui de sa prédication, de ce levier qui devait soulever une grande partie du monde connu. L'instinct de la race fournissait la force (330), et un merveilleux enchaî- nement de circonstances préparait le point d'appui. 583. — Le mosaïsme ne contraste pas seulement avec toutes les autres religions sacerdotales de l'anti- quité par sa manière de présenter sous une forme poétique et saisissante, sans voile allégorique et sans abstraction raffinée, l'idée d'un Dieu personnel et uniques il ne s'en distingue pas moins par un second caractère spécial qui tient aussi, sans nul doute, au génie du peuple hébreu dans la phase primitive et patriarcale de son existence : car, l'Arabe du désert, outre qu'il est poète à sa manière, est essentiellement généalogiste, et toute l'organisation sociale des tribus arabes a la généalogie pour fondement. De là l'un des caractères spéciaux du mosaïsme, non moins remar- quable que l'autre, quoique moins remarqué : celui d'être une religion essentiellement historique, de même que la morale confucéenne, par contraste avec les morales de toutes les autres écoles, mériterait d'être appelée une morale essentiellement historique. Les autres religions de l'antiquité n'ont pas, à pro- prement parler, de partie historique, et quoiqu'elles aient nécessairement leur histoire propre, comme 410 LIVRE V. — CHAPITRE IV. toute secte et toute institution a la sienne, elles ne se fondent point sur une histoire; elles n'inscrivent dans leurs textes sacrés, quand elles en ont, que des cosniogonies et des mythes. Au contraire, rien de plus majestueux, de plus simple et de plus bref que la partie purement cosmogonique des livres sacrés du peuple juif; et les récits généalogiques qui la suivent, s'ils n'ont pas précisément tous les caractères de l'histoire, s'en rapprochent incomparablement plus que tous autres récits du même genre. Enfin, ce qui ne se voit point ailleurs, les livres d'une histoire na- tionale, que contrôlent les monuments des histoires étrangères et qui sert à les contrôler, entrent pour une portion essentielle et considérable dans le système des livres canoniques. Plus tard, et à mesure que les destinées des Juifs se mêlent à celles des grands em- pires de l'antiquité, ils rattachent aux révolutions de ces empires leurs prophéties, leurs espérances pour la fin des temps; et, jusque dans les rêveries d'un peuple opprimé, on voit poindre et se développer l'idée d'un plan des événements historiques. 584. — Cette idée est reprise et continuée par le christianisme naissant, avec l'agrandissement que de- vait lui donner la substitution d'un principe de voca- tion universelle à celui de l'élection d'une race à part. Elle finit par se dégager du cortège de croyances mystiques que la persécution du monde idolâtre avait entretenues chez les chrétiens comme chez les Juifs, et elle devient cette théologie de l'histoire exposée à deux reprises, à treize siècles de distance, par Augus- tin et par Bossuet, Effctivement, il fallait bien que le christianisme, en s'entant sur le judaïsme, en se fon- DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 4H dant sur un système d'interprétation historique de la loi et des prophéties, donnât à l'histoire une sorte de consécration religieuse : de façon qu'à tous égards le christianisme a besoin de l'histoire, fait appel à l'his- toire, aide à en conserver les monuments, provoque les recherches historiques, relie le passé du genre hu- main à son état présent, et concourt en cela, bien plus que toute autre religion, au perfectionnement de la civilisation générale. Sans les chrétiens des pre- miers siècles et les besoins de la chronologie chré- tienne, nous n'aurions pas les fragments de Mané- thon, et il ne resterait plus de monument littéraire de la plus ancienne histoire. L'influence de l'école de Confucius dans l'extrême Orient, l'influence du juda- ïsme et du christianisme en Occident, voilà les causes auxquelles nous sommes principalement redevables de nos connaissances historiques sur la haute anti- quité. Là oh l'étude des monuments et le culte de la tra- dition historique se sont éteints, comme dans ces petites églises maintenant séparées et en quelque sorte égarées au milieu des populations musulmanes ou polythéistes de l'Asie et de l'Afrique, dans celles que l'influence de Rome n'a pas réussi à rattacher, même faiblement, au tronc vigoureux du christia- nisme d'Occident, la religion chrétienne s'est abâtar- die ou dégradée; elle n'a presque retenu que des rites et des légendes ; elle est retombée à l'état de secte obscure qui n'exerce plus sur le mouvement de la ci- vilisation une influence appréciable. 585. — De même que les religions d'origine indo- persane, et d'autres religions hiératiques encore plus 412 LIVRE V. — CHAPITRE IV. anciennes, abondent en mythes cosmogoniques, de même elles développent avec luxe toute la partie du dogme religieux qui a trait à la vie future. La même tournure d'imagination a dû produire l'un et l'autre effet. Cliacun sait à quel point, par ce côté encore, le mosaïsme des temps anciens tranche avec les autres religions de l'antiquité : et l'on dirait que la même cause qui a retardé, au sein du judaïsme, les dévelop- pements du dogme de la vie future, s'est encore fait sentir, lors du travail de la définition progressive du dogme chrétien. Même aujourd'hui, l'Église laisse en ces matières, sur bien des points très-graves, la controverse libre; et sur d'autres points qui ont été l'objet de décision dogmatique, la décision n'est pas de celles que toutes les grandes communions admet- tent, faute d'en pouvoir contester l'antiquité ou la netteté. 586. — Si la civilisation musulmane n'avait, comme l'événement l'a prouvé, rien qui répugnât absolument à la culture de la philosophie, des arts, des sciences abstraites et naturelles, et même de l'histoire, elle n'avait rien non plus qui poussât nécessairement à la recherche de l'antiquité. L'islamisme est la plus mo- derne des grandes religions ; rien de plus historique- ment prouvé que la vie et les actes de son fondateur; mais le docteur musulman n'a pas à se préoccuper, ou en fait ne se préoccupe guère des temps qui ont précédé l'islamisme et qui sont, suivant l'expression reçue, les temps d'ignorance. Si l'histoire des pre- miers successeurs de Mahomet est nécessaire pour expliquer l'origine des principales divisions de l'isla- misme, presque aussitôt l'on voit cesser cette influence DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 413 des grands événements de l'histoire sur la constitu- tion des sectes. En se propageant à main armée, l'is- lamisme s'est trouvé dispensé de rien emprunter à la civilisation et aux traditions historiques des peuples qu'il subjuguait; il n'a point eu à faire de concessions propres à modifier l'empreinte de son origine asia- tique et sémitique : tandis que le dogme chrétien, s'infiltrant peu à peu dans le monde gréco-romain, recevant tour à tour le cachet de la dialectique grecque et de l'organisation romaine, a pu joindre à sa vertu originelle les qualités dont il s'était imprégné en traversant le milieu civilisateur dans lequel avaient vécu les peuples de l'antiquité classique. 587. — Ceux qui se sont plu à exagérer l'influence du christianisme sur la civilisation de l'Europe mo- derne, sur les progrès des mœurs publiques, sur le perfectionnement des institutions sociales, n'ont pas vu qu'ils tendaient à supprimer l'un des caractères les plus remarquables, et l'une des plus fortes preuves de l'excellence des doctrines chrétiennes. En effet, si la religion seule nous avait faits ce que nous sommes, il serait tout simple que nos idées en toutes choses se trouvassent d'accord avec nos croyances reli- gieuses; et un tel accord cesserait d'être par lui-même une induction pressante en faveur de la doctrine. Ce qui fait l'excellence propre du christianisme, au point de vue de l'histoire de la civiUsation, c'est de n'avoir eu dès l'origine, et avant tout développement du sys- tème religieux sous l'influence de la civilisation euro- péenne, que des principes compatibles avec les pro- grès ultérieurs de la civilisation, quoique d'ailleurs l'influence des principes chrétiens ne fût pas seule la 414 LIVRE V. CHAPITRE IV. cause suffisante et déterminante de ces mêmes progrès. Par exemple , en ce qui touche l'institution du mariage, il est clair que la loi évangélique a donné à cette institution un degré de sainteté et de perfection morale éminemment favorable aux progrès moraux et même matériels des sociétés humaines, et qui sur- passe de beaucoup les idées qu'avaient du mariage à l'époque de la prédication de l'évangile, soit les Juifs, soit les nations occidentales les plus renommées pour la chasteté des mœurs : tandis que la loi musulmane, faite pour des peuples asiatiques à tempérament ar- dent, est à l'égard du mariage en arrière des mœurs naturelles aux peuples occidentaux, et auxquelles est due, en grande partie, la prépondérance finale de la civilisation européenne. De même l'évangile, en an- nonçant que le royaume du Christ n'est pas de ce monde, en prêchant la soumission au pouvoir civil, s'est montré plus favorable à la séparation des pou- voirs, et en cela plus favorable aux progrès ultérieurs de la civilisation, qu'une religion comme l'islamisme, qui, pour son but de conquête armée, unit au minis- tère religieux le pouvoir militaire et civil. Or, remar- quons bien qu'il ne s'agit pas ici de doctrines qui se sont peu à peu incorporées au système religieux, et dont l'on conçoit que le développement a dû néces- sairement s'accommoder au génie des peuples parmi lesquels l'institution religieuse grandissait et se déve- loppait. Il s'agit au contraire du point de départ et des textes primitifs. Nous prenons les deux religions à leurs berceaux, presque dans les mêmes contrées et chez des peuples de même sang. Il faut donc recon- naître des harmonies originelles et primitives entre DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 415 les principes du christianisme et les conditions es- sentielles des progrès de la civilisation moderne : har- monies que ne présentent pas les autres religions prosélytiques, et qui sont de la nature de celles qui nous ont frappés déjà dans d'autres rencontres, en sorte qu'elles suggèrent nécessairement les mêmes ré- flexions (556). 588. — Après avoir fait la part des harmonies ori- ginelles et primitives, il faut bien reconnaître l'in- fluence du milieu social. Que doit-on conclure hu- mainement du triomphe définitif de l'Église sur cette multitude de sectes qui pullulaient dans les trois pre- miers siècles, et qu'on appelle improprement héré- tiques, attendu qu'elles différaient pour la plupart du vrai christianisme par des points bien autrement importants que ceux qui ont donné lieu plus tard aux hérésies proprement dites? Évidemment, la con- clusion qu'en peut tirer la raison humaine, c'est que le bon sens des peuples d'Occident (et sous cette dé- nomination nous comprenons ici les Grecs, même asiatiques ou alexandrins, aussi bien que les Latins) repoussait les chimères tout orientales du gnosticisme, du manichéisme, comme il repousserait aujourd'hui le bouddhisme, et par les mêmes raisons : car, toutes ces sectes étaient des religions prosélytiques de même origine, de même famille que le bouddhisme, tirant à peu près les mêmes conséquences des principes de la hiérarchie des émanations divines, et n'en différant guère au fond, que par la substitution du nom de Christ au nom de Bouddha. D'autres sectes, en se rapprochant davantage de la simplicité primitive du dogme mosaïque, retenaient, comme l'islamisme l'a 416 LIVRE V. — CHAPITRE IV. fait plus tard, trop de caractères du judaïsme, pour se bien approprier au besoin de réforme, dans la foi et dans les mœurs, que ressentaient, au sein du monde gréco-romain, les esprits fatigués des fables des poètes et des disputes des philosophes. La sagesse de l'Église naissante a navigué entre ces deux écueils, ne rejetant rien d'une manière absolue, mais préfé- rant la morale à la loi cérémonielle, le sens réel et historique au sens allégorique, le mystère au mythe ou à la légende, et donnant ainsi au christianisme sa constitution propre, son caractère distinctif entre les autres religions prosélytiques. En un mot, la sagesse de l'Église naissante n'a pas été autre chose, humai- nement parlant, qu'une combinaison de la sagesse orientale et de la sagesse des peuples d'Occident, combinaison faite sans préméditation ni calcul, par la nécessité des circonstances, des lieux et des temps, qui n'est elle-même que l'expression des décrets de la Providence. 589. — 11 nous fallait toutes ces prémisses pour aborder eniiu la plus grave de toutes les questions qui doivent être agitées dans ce livre, à savoir le choix des bases de \ apologétique chrétienne. Si nous ne sommes pas digne de prendre part à cette grande plaidoirie, qui dure depuis dix-huit siècles et qui ne sera pas jugée dans ce monde, peut-être ne repous- sera-t-on pas le désir que nous aurions de passer quelques notes à ceux qui ont reçu cette sainte mission ou cette haute vocation, et qui veulent la rempHr dans l'esprit de leur temps : car, nous ne sommes plus au dix-septième siècle, à cette époque où la théologie était encore aux veux de tous les esprits d'élite, par DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 417 la vertu de la foi ou TascendaDt de l'autorité, la science-maîtresse, celle qui enserrait dans son cadre les choses humaines comme les choses divines, la Nature et l'homme, l'histoire et les sciences laïques ou profanes. Ni Pascal, ni Bossuet n'avaient d'idée de la géologie, de l'ethnologie; les nouveaux horizons qu'ont ouverts l'exégèse, la critique, l'archéologie à l'usage des temps plus récents, leur étaient inconnus. A tout prendre, nous sommes, quant à la manière d'envisager scientifiquement le monde et l'humanité, plus distants de leur époque qu'ils ne l'étaient de l'é- poque de saint Thomas ou de celle de saint Augustin. Je puis à la rigueur concevoir Pascal et Bossuet, ou des génies de leur trempe, écrivant au cinquième siècle, à Hippone ou à Lérins,run ses Pemées, l'autre son Discours sur l'histoire universelle : de notre temps, l'austère géomètre comme le grand évêque briseraient leurs plumes ou écriraient deux livres tout différents. Nous n'aurions, ni la sereine majesté du Discours, ni les impérissables fragments où l'insulte à la raison humaine n'est si poignante, où l'imposition du joug n'est si impérieuse, que parce qu'il ne s'agit après tout que d'objections du genre de celles qu'auraient pu faire Porphyre ou Julien, et qu'on n'en imagine point d'autres. 590. — Que se propose l'apologétique chrétienne? Non pas de montrer l'infirmité du cœur de l'homme, les lacunes et l'insuffisance pratique de sa raison; non pas de développer le sentiment religieux qui lui est naturel, ni de faire ressortir le besoin qu'il éprouve de consolations religieuses : le prédicateur est chargé de cette tâche; et, tant que la nature de l'homme ne T. II. 27 418 LIVRE V. — CHAPITRE IV. sera pas changée, il suffira d'un cœur généreux, de convictions sincères pour s'en acquitter, sinon avec le genre de succès réservé aux grands orateurs, du moins avec une efficacité pratique. L'homme sentira qu'il a besoin de foi ; il humiliera sa raison (s'il le faut) pour mettre la paix dans son âme, en quoi il fera sagement; et tout sera dit. Il y aura là de quoi motiver suffisamment cette soumission dont on n'est pas embarrassé de rendre compte, ce rationabile obse- qvium dont on a tant parlé. L'apologiste a d'autres visées : il n'entreprend pas précisément de soumettre la raison à la foi, mais plutôt de concilier ou de réconcilier la raison et la foi. Et, dans le temps où nous vivons, l'apologétique peut prendre trois directions différentes, suivant que les arguments dont elle se prévaut ou les objections qu'elle réfute sont tirés des sciences, de la critique des textes et des témoignages, et enfin de l'histoire. Figurez-vous (pour rendre la chose plus claire à nous autres Français) que la plaidoirie se partage entre trois avocats, dont l'un appartient à l'Académie des Sciences, un second à l'Académie des Inscriptions, un troisième enfin à l'Académie des Sciences morales et politiques. 591. — Rien de plus périlleux que de demander aux sciences qui se modifient et se perfectionnement sans cesse, la confirmation d'une doctrine religieuse qui doit être immuable, en tant qu'elle répond à des besoins invariables. D'ailleurs, la religion qui est faite pour l'homme, dont l'excellence consiste à s'ap- proprier le mieux possible à la nature de l'homme, fait nécessairement de l'homme la créature privilégiée. I i DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 419 le centre de tout, la mesure des choses : tandis que les sciences et la philosophie des sciences ont pour ma- xime fondamentale et pour résultat effectif (dans les choses de leur ressort) de prémunir l'homme contre une telle tendance, eu procédant ex analogia wii- versi (308), en subordonnant le particulier au général, l'accidentel à l'essentiel, l'espèce au genre, l'individu à l'espèce. Plus nos connaissances scientifiques s'é- tendent, plus l'homme a de motifs de se considérer comme un atome, perdu dans l'immensité de la créa- tion et dans l'immensité des temps : tandis que, dans l'ordre de la religion, le Monde n'est rien, au prix d'une àme qui connaît Dieu. Comment contracter al- liance sur de pareilles bases ? On peut être à la fois très-savant et très-religieux; assez d'illustres exemples l'ont prouvé : mais, objectivement (pour employer l'expression scolastique), la science et la religion n'ont rien de commun. Est-ce que ma foi religieuse, mes droits à d'impérissables destinées, peuvent dépendre du degré de grossissement donné à une lentille de verre ou de la rencontre d'un os fossile? Est-ce que nos pères dans la religion ont pu parler le langage de la science actuelle? Est-ce que l'on se doute aujour- d'hui de ce que sera dans mille ans la langue des sciences? Si l'on n'a pas toujours tenu assez de compte, de part ni d'autre, de cette indépendance réciproque, si l'on a eu le tort de mêler à l'exposé des principes de foi, des conceptions scientifiques inadmissibles aujourd'hui, il faut reconnaître fran- chement ce tort bien excusable, et repousser les con- séquences injustes qu'on en voudrait tirer. A cela se réduit, suivant nous, pour ce qui concerne les sciences 420 LIVRE V, — CHAIMTRE IV. et la philosopliie des sciences, le rôle purement dé- l'ensif de l'apologétique. 392. — Il en est exactement de même, à notre sens, pour tout ce qui se rattache à l'exégèse, à la critique des textes et des témoignages. Dans les sciences il s'agit d'objets trop généraux : la critique proprement dite porte sur des détails trop particu- liers. Si l'homme n'est qu'un atome dans le monde sensible, les faits soumis à la critique ne sont que des points imperceptibles dans la grande trame de l'his- toire du genre humain. Serait-il raisonnable que la règle de conduite de l'homme et des sociétés dépendît de la discussion d'un témoignage, de la leçon d'un manuscrit, de la restitution d'un texte, de la divina- tion d'un interprète? Si, dans un état moins avancé de l'exégèse et de la critique, on a mêlé à l'exposition du dogme des interprétations alors reçues et qu'on croit devoir aujourd'hui abandonner ou modifier, c'est une erreur qu'il faut reconnaître, sans en exa- gérer la portée. Encore moins faut-il se prévaloir des données actuelles de la critique pour se confier en un système que des progrès ultérieurs obligeraieut peut- être d'abandonner à son tour. Là encore, le rôle de l'apologétique est purement défensif. 593. — C'est tout autre chose, quant à l'histoire, ici il ne s'agit plus de raisonnements, d'inductions ex analogia imiversi, mais, tout au rebours, d'argu- ments tirés de la singularité du fait, ou mieux encore (comme nous croyons l'avoir suffisamment indiqué dans ce qui précède) de l'accumulation des excep- tions, des singularités les plus frappantes. La langue que nous parlons n'est après tout (nous le reconnais- DES ÉPOQUES RELIGIEUSES. 421 sons sans peine) qu'une langue comme une autre-, le gouvernement qui nous régit est un gouvernement comme un autre : mais, de bonne foi, la religion que nos pères nous ont transmise, n'est pas une religion comme une autre {una e 77iultis). Elle remplit dans l'histoire du monde civilisé un rôle unique, sans équivalent, sans analogue. Les grandes lignes dé l'histoire, voilà le vrai champ de bataille de l'apolo- gétique chrétienne, celui oii elle a tous les avantages de l'offensive. Elle ne les perdrait pas, quand même la civilisation, étonnant le monde par son ingratitude (comme cela est arrivé quelquefois aux Puissances de la terre), ferait divorce avec le christianisme : car, ce serait faire en même temps divorce avec toute re- ligion. L'humanité entrerait dans une nouvelle phase; Dieu se retirerait personnellement des sociétés hu- maines en les abandonnant aux lois de leur méca- nisme naturel, qui font aussi partie de ses décrets; et ceux qui, dans leur isolement, conserveraient une foi devenue étrangère au gouvernement des sociétés, pourraient encore se glorifier de posséder le principe surnaturel dont la vertu divine s'était jadis mêlée à la conduite des choses terrestres. 422 LIVRE V. — CHAPITRE V. CHAPITRE V. DES TRAITS DE SECOND ORDRE DANS L'HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA CIVILISA- TION, ET DE PREMIER ORDRE DANS L'HISTOIRE DE LA CIVILISATION EURO- PÉENNE. 594. — Après avoir considéré le tableau historique de la civilisation dans son ensemble et dans ses plus grands traits, on est naturellement amené à détacher de ce tableau d'ensemble ce qui nous intéresse le plus, c'est-à-dire l'histoire de notre civilisation occidentale, pour y étudier dans un espace plus circonscrit, sur une moindre échelle, des faits qui tout à l'heure pou- vaient passer pour des détails, et qui deviennent maintenant, de ce nouveau point de vue, des faits de premier ordre. Rien n'est plus frappant, dans une telle étude, que la distribution des rôles à trois groupes de peuples qui apparaissent successivement sur la scène de l'histoire : les peuples helléniques ou hellénisés, les peuples la- tins ou latinisés, et les peuples germaniques ou ger- manisés. Les autres races européennes, ou ont été étouffées dans leur développement, ou bien, telles que celles de la grande famille slave, n'ont eu jusqu'à présent dans les choses de l'ordre intellectuel qu'un rôle tardif et tout d'imitation : on ignore les destinées que l'avenir leur réserve; dans le passé, l'histoire faite à grands traits est dispensée d'en tenir compte. DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 423 Cette division tripartite se manifeste par les langues, par les religions, par tout ce qu'il y a de caractéris- tique en fait de civilisation. On ne saurait y voir l'a- bus de systèmes préconçus et de ce qu'on a appelé le naturalisme en histoire (529j. Au contraire, elle ten- drait plutôt à infirmer la valeur des caractères pure- ment naturels, puisque, par une bien singulière ano- malie, le fait seul de la domination romaine a eu pour résultat certain de constituer de toutes pièces, par des moyens artificiels, un lien ethnologique comparable pour la consistance et pour l'importance, en raison du nombre des individualités qu'il relie, du temps et de l'espace qu'il embrasse, au lien naturel résultant de la consanguinité. Sans la création de cette unité toute factice, le sud-ouest de l'Europe présenterait le même morcellement ethnologique que nous offrent les régions du bas Danube et du Caucase. 595. — Aussi bien, la destinée de Rome doit-elle certainement passer pour la plus grande singularité de l'histoire. Si l'on n'a égard qu'à l'étendue de la domination, on a vu plusieurs fois d'aussi grands empires se former et se dissoudre. Si l'on tient compte de la durée, l'Egypte des Pharaons et la Chine de nos jours nous offrent l'exemple d'institutions politiques qui ont bravé pendant plus de siècles encore l'action du temps. Mais l'idée vraiment romaine, la foi dans une ville éternelle à laquelle la domination du monde revient, de droit divin, cette idée persistant sous des formes diverses durant vingt-quatre siècles, voilà ce qui n'a jamais eu, ce qui n'aura certainement d'ana- logue nulle part, et ce qui a exercé la plus étrange influence sur la marche des événements, sur le cours 424 LIVRE V. — CHAPITRE V. des idées, sur l'organisation de la société dans notre Europe occidentale. Que des princes guerriers fondent des empires qui s'affermissent entre les mains de successeurs doués d'énergie et d'habileté, et plus tard déclinent et s'é- croulent lorsque la population conquérante s'est amollie ou que le pouvoir est tombé à des mains sans vigueur, ce n'est là que l'application des lois communes de l'histoire : les nations tournent dans ce cercle depuis qu'il y a dés nationset des empires (536). Mais, qu'une république (c'est-à-dire, comme l'en- tendaient les anciens, une ville et sa banlieue) avec son système de gouvernement municipal, imagine de soumettre méthodiquement, patiemment, d'abord ses voisins les plus proches et les plus petits, puis des na- tions entières, de grandes confédérations, de puis- sants monarques, jusqu'aux limites du monde connu d'elle, voilà un fait unique qui a excité l'admiration des philosophes de tous les temps, et qui doit l'exci- ter en effet, soit qu'on n'y voie qu'un hasard pro- digieux, soit qu'on y reconnaisse quelque chose de providentiel et de plus qu'humain. Cependant, la constitution de la municipalité ro- maine et les rapports compliqués , d'alliance, de su- prématie, de sujétion qui unissent le peuple-roi aux peuples soumis, cessent de pouvoir cadrer avec l'état de Rome au dedans, avec ses relations au dehors. La république périt, non par cas fortuit, mais parce que ses ressorts sont usés et qu'elle ne peut plus vivre. Une monarchie lui succède, monarchie d'espèce sin- gulière, qui ne ressemble ni aux vieilles royautés de l'Orient, ni aux royautés féodales et légitimes de l'Eu- DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 42 0 rope moderne : monarchie qui incline dès l'origine à une tyrannie sans frein, et où pourtant le prince n'exerce qu'une magistrature déléguée, n'est que le représentant de la souveraineté et de la majesté du peuple, la personnification de l'État (452). Sous ce nouveau gouvernement Home poursuit ses destinées, consolide et étend son empire, opère la fusion des nationalités vaincues, vient à bout d'enraciner dans l'Occident sa langue, ses mœurs, ses institutions et ses lois, inspire aux races germaniques qu'elle ne subjugue pas, mais qu'elle commence à civiliser, un respect pour son nom qui lui conservera sur elles une sorte de domination morale et durable, alors même que sa puissance aura succombé sous leurs coups. Enfin, les institutions impériales tournent au pur despotisme asiatique; le siège même de l'Empire se déplace et Rome n'en est plus la capitale que de nom. Son sénat n'est qu'un fantôme, sa plèbe n'est qu'une vile populace, l'Empire croule de décrépitude: mais, à ce moment, le christianisme a conquis le monde romain, et parmi les Romains devenus chré- tiens, surtout parmi ceux de l'Occident latinisé, l'idée de la supréuiatie du siège de Rome s'établit et se for- tifie, humainement protégée par l'idée que l'on a du droit de la Ville par excellence au gouvernement du Monde. De cette merveilleuse fusion des idées ro- maines et des croyances chrétiennes sort le catholi- cisme romain, dont la forte hiérarchie doit être le plus ferme bouclier de la foi dans le Christ, et qui doit d'autre part, en disciplinant les nations barbares, conquérantes de l'empire romain, et par elles d'autres nations barbares encore plus reculées, créer la grande 426 LIVRE V. — CHAPITRE V. confédération européenne des temps modernes, et étendre l'influence de Rome bien au-delà des limites que la Rome impériale a^ait connues. Voilà, on ne saurait trop le redire, un tissu mer- veilleux d'événements à quoi rien ne ressemble, que les lois de l'histoire comparée n'auraient pas pu faire pressentir, pas plus qu'elles ne peuvent servir à les expliquer après coup (593). 11 faut que le philosophe s'incline devant les décrets de la Providence ou qu'il reste dans un muet étonnement en présence de ces caprices singuliers de la Fortune. 596, — Cependant, le fond naturel des choses ne perd jamais entièrement ses droits; et l'on peut re- marquer que, si la Rome de Romulus a eu sa jeu- nesse, sa virilité, sa vieillesse, plus fortement accusées que celles de toutes les autres grandes figures histo- riques, si elle a pris sa part complète au banquet de la vie, on n'en saurait dire autant de la famille artifi- cielle des peuples romanisés. Pour ceux-ci, point de berceau que la fable et la poésie embellissent, point de jeunesse ou d'âge héroïque : ils débutent dans l'histoire marqués des signes de la maturité, ou même de la vieillesse, comme la Rome impériale à laquelle ils se rattachent. La langue pour laquelle ils oublient leurs idiomes indigènes est déjà en voie de décompo- sition ; la littérature à laquelle ils s'initient est dans un déclin rapide. En ce qui les touche, l'époque impériale comme l'époque barbare appartiennent au même mouvement de décadence qui se prolonge jus- qu'à ce que l'avènement de l'époque féodale ouvre une nouvelle ère de progrès. C'est alors que, par la formation des langues et des monarchies modernes, DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 427 les diverses populations romanes se distinguent mieux les unes des autres, reprennent plus de vie et d'indi- vidualité, tout en conservant un air de famille, et toujours (il faut bien le dire) en laissant voir ce qui leur manque : à savoir un fond de traditions et de coutumes vraiment indigènes, natives et populaires, à la vitalité et à la spontanéité desquelles ne peuvent suppléer qu'imparfaitement des traditions et des cou- tumes d'emprunt, si haut que l'emprunt remonte dans la série des temps historiques. Ce n'est que par une réminiscence des classes lettrées et cultivées qu'on a vu les nations de langue romane remonter à la tradi- tion romaine en repoussant l'élément germanique ou féodal : soit que , sous la tutelle des dynasties sécu- laires issues de la féodalité, et par les patients ef- forts des bourgeois et des légistes, elles humilient la grande et la petite noblesse, et remettent en honneur les idées de l'État et du Prince; soit que, dans l'eni- vrement des révolutions, elles parodient les institutions et les mœurs de la Rome républicaine; soit qu'elles imitent plus sérieusement , dans l'établissement d'un pouvoir monarchique nouveau, les conditions du prin- cipal romain. De même, dans un autre ordre d'idées et d'institutions, il a fallu attendre le règne des phi- losophes et des publicistes. pour que ces nations songeassent à imiter (à contrefaire, si l'on veut) des formes juridiques d'origine germaine, qui persistent sur un autre sol, après tant de siècles écoulés, avec toute la vigueur d'une institution native. 597. — Ces considérations acquièrent plus de re- lief encore, lorsque l'on compare aux destinées du groupe latin ou roman, celles du groupe hellénique 428 LIVRE V. — CHAPITRE V. et celles du groupe germanique. Aîné de tous les peuples européens en civilisation, le peuple grec est parvenu jus(|u'ii l'époque actuelle avec sa langue al- térée, mais non détruite; avec un sang mélangé et corrompu, mais encore reconnaissable; avec des sou- venirs encore subsistants de sa gloire passée, malgré l'oppression d'un long esclavage. Son unité histori- que, dans un si long laps de temps, a été plutôt mas- quée que brisée. Si (politiquement parlant) la Grèce semble un moment s'engloutir dans l'empire romain, la nationalité grecque ne périt pas pour cela, pas plus que la nationalité italienne n'a définitivement succombé sous la domination des anciens peuples teutoniques, des Espagnols ou des Allemands mo- dernes. Lorsque l'empire romain d'Orient fut devenu ce que nous appelons avec raison l'empire grec, il ne méritait ce nom que parce qu'en effet la nationalité grecque s'était assimilé ou avait rejeté les éléments étrangers introduits par la conquête, ainsi qu'il y en a tant d'autres exemples dans l'histoire. Le génie grec a laissé des monuments et des types impérissables; il a exercé et il exercera sur la civili- sation générale une influence que l'ien n'aurait pu remplacer : mais il lui fallait, ce qui ne pouvait durer toujours (567), les agitations de la vie publique et les fêtes sensuelles du paganisme. Après que ce génie s'est flétri par le cours du temps, comme tout autre produit de la vie, la longue durée de la civilisation grecque à l'état sénile est un autre phénomène unique dans notre monde occidental et non moins instructif pour le philosophe. Tel se montre Constantin, dévot, cruel, despotique, changeant, ami de la controverse DES GRAiNDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 429 théologique, aimant à présider des assemblées d'évê- ques, à composer des formulaires de foi par son au- torité impériale, tels se montreront ses successeurs durant onze siècles. Cependant, Constantin, Justinien, tant d'autres sont plutôt des soldats barbares, que ce ne sont des Grecs. Il faut donc imputer au génie grec ce qui se produit d'une manière si uniforme sous cette longue suite d'aventuriers couronnés. Jusqu'au onzième siècle, le mouvement de déca- dence se poursuit simultanément, dans l'Europe grecque et dans l'Europe latine, plus marqué seule- ment là où les institutions impériales ont succombé de bonne heure, où les assauts de la barbarie sont plus fréquents et plus répétés, oii la civilisation la- tine, plus factice, a jeté de moins profondes racines. Mais aussi, à partir du onzième siècle, rien ne té- moigne chez les Grecs de cette fermentation féconde qui, chez les peuples latins, préparait et annonçait Tavénement d'un ordre nouveau, supérieur à tout ce qui l'avait précédé. Rien, dans le monde grec de cette époque, qui ressemble au mouvement des croisades, à l'organisation des communes, aux agitations répu- blicaines des villes d'Italie, aux résistances de la ba- ronnie anglaise, aux luttes de la Papauté et de l'Em- pire, aux travaux des scolastiques , à la poésie des trouvères. Des compilateurs, des abréviateurs , des scoliastes, des annalistes confus et des controversistes plutôt que des théologiens, voilà tout ce que les Grecs nous offrent en compensation, au sein d'un luxe plus raffiné et d'une civilisation matériellement plus pros- père, malgré la dureté des temps, puisqu'elle éblouit les pèlerins latins qui la contemplent. 430 LIVRE V. — CHAPITRE V. Mémorable exemple de cette grande loi de la Na- ture, qui fait sortir la vie des dépouilles de la mort, et qui sacrifie les générations usées pour les rempla- cer par d'autres, riches de jeunesse et d'avenir (391)! 11 fallait que la civilisation latine fût livrée à la dé- composition pour rendre possible l'évolution des germes d'une civilisation nouvelle; et le malheur de la civilisation grecque a été de durer trop longtemps. Rien ne pouvait retremper les Grecs du moyen-âge, livrés à eux-mêmes, réduits à vivre de leur propre substance, séparés de l'Asie musulmane et de l'Eu- rope latine, autant par l'orgueil de leur ancienne su- périorité que par de profondes antipathies religieuses. Le temps n'était pas venu où les progrès des Occiden- taux dans la civilisation générale s'imposeraient de vive force à tous les peuples susceptibles de civilisa- tion. 598. — Arrivés les derniers sur la scène de l'his- toire, les peuples de souche germanique y sont arrivés avec une telle accentuation de leurs traits natifs, qu'un écrivain de génie a pu dans un écrit de quelques pages (dans ce que nous appellerions au- jourd'hui un article de Revue) les exprimer de ma- nière à donner, sans s'en douter, la clef d'une histoire de quinze siècles. Inutile de revenir sur un sujet si souvent traité et pour lequel le public de nos jours a montré un intérêt si vif. D'ailleurs (comme on l'a déjà observé) les traits de mœurs décrits par Tacite n'ont rien de si particulier, qu'on ne retrouve quelque chose de fort approchant chez tous les peuples bar- bares : ce qui distingue les races germaniques con- siste moins dans l'originalité des coutumes ou des DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 431 mœurs proprement dites (418), que dans la trempe du caractère moral (347), sans laquelle les formes de la barbarie primitive n'auraient pu avoir sur le cadre de la civilisation future une si persistante influence. Que l'on trouve dans l'opuscule de Tacite la pre- mière esquisse du système féodal ou de la procédure par jurés, nous l'accordons : mais il serait difficile d'y trouver l'annonce d'un Luther, d'un Leibnitz et d'un Gœthe. Par une étrange bizarrerie, la Germanie de Tacite est devenue pendant une longue suite de siècles le saint empire romain ; le nom de César est devenu un mot allemand; le souvenir, en apparence le plus vi- vace, de la Rome impériale s'est réfugié au foyer même du germanisme. Cet amalgame contre nature a beaucoup nui, du moins dans l'Europe centrale, au libre développement du génie teu tonique; a singuliè- rement contribué à compliquer et à embrouiller l'his- toire de l'Europe pendant mille ans. 11 n'a pas fallu moins pour mener à bonne fin la protestation con- stante du génie allemand contre l'idée romaine, et pour substituer à l'unité du lien religieux la diversité des confessions de foi; à une monarchie césarienne, d'abord une suzeraineté élective, puis une hégémonie contestée. Pour les peuples de souche germanique, l'époque barbare n'est plus seulement (comme on s'est trop habitué à la considérer, d'un point de vue spéciale- ment romain) un temps de dissolution et de désordre. Tandis que les populations teu toniques empiétaient sur le territoire de la civilisation latine, au préjudice (momentané du moins) de la civilisation générale, 432 LIVRE V. — CHAPITIIE V. elles empiétaient aussi par d'autres côtés, et certaine- ment à l'avantage de la future civilisation de l'Eu- rope, sur d'autres races moins favorisées. Elles oppo- saient une barrière aux irruptions des races iinnoises ou tartares, ou même les faisaient reculer. Les popu- lations slaves du nord de l'Allemagne étaient refoulées ou germanisées, aussi bien que les populations gallo- romaines du nord de la Gaule ou que les populations celtiques de l'île de Bretagne. Ouelques aventuriers Scandinaves jetaient parmi les populations slaves les plus orientales les fondements de l'empire russe, à peu près en même temps que d'autres aventuriers fondaient les dynasties normandes de la Neustrie ou des Deux-Siciles. Évidemment les races teutoniques, qualifiées de barbares dans un sens relatif au monde latin, étaient occupées, en dehors comme au dedans du monde latin, à chercher et à trouver leur place au soleil de l'histoire et de la civilisation. Elles travail- laient donc à une œuvre de fondation, non de des- truction : elles y travaillaient, comme leurs devan- cières, sans avoir conscience de leur œuvre, parce que telle paraît être la condition des œuvres les plus ca- pitales et les plus durables (332). Aussi, maintenant que nous avons fait quasi table rase des institutions de l'époque féodale et des questions qui l'agitaient, nous retrouvons-nous en face des questions de territoire et de nationalités (543), qui, si l'on y prend garde, re- montent jusqu'à l'époque barbare et à la distribution qui s'est faite alors des territoires et des nationalités. Ainsi, l'on voit souvent la ruine ou la démolition d'un vieil édifice faire reparaître des substructions d'une date plus ancienne. Ici l'on voudrait un peu envahir, DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUR0PÉEN>'E. 433 là maintenir ou recouvrer : mais l'époque barbare a vu planter les grands jalons, et il faut lui en tenir compte, moins encore pour l'équité d'un jugement historique à rendre, que pour la saine intelligence des conditions de durée, en ce qui regarde les phénomènes historiques. 599. — Il y a un espace, des Alpes à la mer ger- manique, dans lequel le tracé de la ligne de démar- cation des territoires roman et teutonique est resté, à ce qu'il semble, plus enchevêtré et plus arbitraire qu'ailleurs. Si l'assimilation germanique s'était arrê- tée au Rhin, ou que laNeustrie l'eut décidément em- porté sur l'Austrasie, un empire néo-latin aurait eu plus de chance de se reconstituer. Si le sol gaulois avait été germanisé par les accidents de la conquête barbare, non plus seulement jusqu'à l'Aar, aux Vosges, à la Moselle ou à la Meuse, mais jusqu'au Rhône et à la Loire; s'il n'était pas resté un pays wallon, si la langue d'oui n'avait pu se former, la Gaule méridionale n'aurait pas assez sensiblement différé de l'Italie ou de l'Espagne, pour produire ce type moyen et quasi hybride, que nous nommons as- sez improprement l'esprit gaulois, d'oii l'esprit fran- çais a tiré sa sève, et aux qualités duquel il faut at- tribuer principalement le rôle dévolu à la France dans l'histoire de la civilisation européenne*. ^ Les savants auteurs de la grande description géologique de la France ont remarqué que le relief du sol y favorise l'homogénéité des populations : l'abaissement des plaines du nord et le voisinage de la mer y compensant l'influence d'une plus haute latitude, et le haut massif central appartenant à la région du midi, au rebours de ce qui s'observe dans l'Ile de la Grande-Bretague, où les hautes T. II. 28 434 LIVRE V. — CHAPITRE V. D'autres accidents, de date moins reculée, donnent lieu à un autre cas d'hybridité, bien mieux prononcé encore. Sans la conquête du Bâtard et sans les rixes féodales qui en ont été la suite durant quatre siècles, l'hybridité féconde du type anglais, qui lui donne sa valeur propre, et qui, eu le rapprochant par quelques points du type français, donne la raison secrète et profonde de l'antagonisme, n'existerait pas. Le Saxon de la Grande-Bretagne serait pour nous comme le Hollandais et le Danois. Nous voyons par cet exemple, relativement récent, à quel âge du développement d'une nation, du débrouillement de son organisme, il faut que des causes extérieures agissent, et avec quelle persistance ou quelle intensité, pour laisser des traces indélébiles dans le type organique en voie de débrouillement et de formation. Ce qui n'était origi- nairement qu'une lutte entre une dynastie parisienne et une dynastie normande, est devenu, les circon- stances aidant, l'un des grands traits de l'histoire eu- ropéenne, l'antagonisme entre la France et l'Angle- terre, entre la race gauloise et la race saxonne, entre le catholicisme et le protestantisme, entre le génie des guerres continentales et celui des entrepises ma- ritimes, entre le droit logique et le droit traditionnel, entre les instincts démocratiques et l'esprit conserva- teur de l'aristocratie. De là cette méfiance et cette ja- lousie qui se montrent pendant tant de siècles, sous terres sont en même temps les terres septentrionales. La remarque est juste : et cependant il faut convenir que, ni en France, ni dans les îles britanniques, ces accidents de relief ne paraissent avoir exercé une influence appréciable, en comparaison de la part qui revient aux faits ethnologiques et historiques. DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 435 tant de formes, comme incorporées au tempérament de deux grandes nations, et comme le sentiment le plus décidément populaire, que les seules combinai- sons de la politique n'effaceront jamais, et qui ne pourra entièrement disparaître, que si les développe- ments ultérieurs de la civilisation font disparaître jusqu'à l'idée du conflit politique, et de la constitu- tion des nationalités dans un but politique d'agression et de défense (539). 600. — Quand nous parlons d'hybridité et de type hybride, nous avons en vue les traits moraux, bien plus que Jes traits physiques, l'alliance des carac- tères (347), des instincts, des souvenirs et des idées, bien plus que l'alliance du sang : car, le génie d'une nation, comme le génie d'une langue (355), peut se constituer et se transmettre indépendamment de la transmission du sang; et c'est là le fond de la diffé- rence entre une nation et une tribu ou une race (452). Un boutiquier de Londres, dit Augustin Thierry, parle avec orgueil des ?sormands ses ancêtres. Si les Parisiens ne s'étaient crus de bonne foi les descen- dants des Franks et n'avaient inscrit avec fierté dans leurs diptyques royaux une longue suite de monarques allemands, il n'y aurait pas de France. La chose est si curieuse et nous touche de si près qu'elle vaut bien la peine de s'y arrêter un instant. Les Burgondes ont envahi la Gaule comme les Franks, et les deux peuples ont pareillement laissé leurs noms à deux provinces du territoire gallo-ro- main, provinces d'une petite étendue, en comparai- son des pays qu'ils avaient occupés ou sur lesquels ils avaient dominé. Des causes fortuites ou très-secon- 436 LIVRE V. — CHAPITRE V. daires ont perpétué leurs noms comme étiquettes géo- graphiques, en les attribuant de préférence à tels débris de leur ancien empire. Le nom de Burgonde ou de Bourguignon, celui de Frank ou de Français ont eu pareillement trois résurrections, à trois époques bien marquées de l'histoire et aux mêmes époques. Il y a une royauté burgonde correspondant à l'époque mérovingienne et à la grande invasion germanique; un second royaume de Bourgogne se détachant, comme l'ancienne Neustrie, de l'empire carlovingien disloqué; enfin un duché de Bourgogne qui grandit avec la France capétienne, au point que, vers le mi- lieu du quinzième siècle, au seuil des temps mo- dernes, les grands ducs d'Occident menacent d'éclipser leurs cousins de Paris. S'il y eut jamais un hasard historique, c'est celui qui tout-à-coup mit tin à cette dynastie bourguignonne, au moment de sa plus grande splendeur. Autrement, la carte politique de l'Europe centrale était toute changée : on aurait eu, de ce côté- ci du Rhin comme plus tard de l'autre, la rivahté d'un suzerain nominal et d'un vassal aussi puissant que lui; une sorte d'Autriche et de Prusse gauloises, fai- sant à leur manière le pendant de l'Autriche et de la Prusse germaniques. Voilà les ressemblances; voici les différences. Il y a des lacunes dans la série de ces Bourgognes succes- sives, telles que n'en présente pas la succession des dynasties frankes ou françaises; le siège des diverses dynasties bourguignonnes est, tantôt à Genève, tantôt à Arles, tantôt à Dijon, tantôt à Gand : tandis que Paris est une sorte de capitale dès le temps de Clovis, et redevient le noyau autour duquel se construit la DES GRANDS TRAITS DE L HISTOIRE EUROPÉENNE. 437 monarchie capétienne. En conséquence, le prestige des souvenirs, l'influence des traditions, vraies ou ro- manesques, maintiennent dans l'esprit des peuples l'idée d'une unité politique qui rattache la France pa- risienne à la terre des Franks, la royauté féodale à la royauté barbare. Dans un sens réaliste, ce n'est là en grande partie qu'une illusion, une fable convenue : mais, dans l'ordre des idées, c'est tout autre chose. Or, ces idées mêmes, ces traditions, telles que les mots qui les expriment (491), déterminent à leur tour des faits, et des faits considérables, à titre de réalités. Sans sortir de notre Europe occidentale, nous trouvons des monarchies qui, telles que l'Autriche et la Prusse, sont purement dynastiques, en ce sens que l'unité politique n'y a été constituée qu'à la manière d'une propriété de famille (446), par les héritages, les mariages, les acquisitions d'une famille princière. D'autres pays, tels que l'Espagne, l'Angleterre, la Suède, ont des démarcations naturelles, géogra- phiques ou ethnologiques, auxquelles nous sommes fondés à attribuer la principale influence dans la constitution de l'unité politique : et de fait, plusieurs familles s'y sont succédé dans la possession du trône, sans que cela ait paru grandement affecter le cours des événements historiques. La France est à cet égard dans une situation mixte : des causes géographiques et ethnologiques ont visiblement contribué, pour une forte part, à y préparer, à y constituer l'unité poli- tique; mais la part de l'intérêt dynastique y est plus considérable encore et il n'a pu intervenir avec cette efficacité que parce qu'il cadrait avec une idée pré- 438 LIVRE V. — CHAPITRE V. existante. L'idée, mal débrouillée, avait besoin de se mettre au service d'un intérêt, et l'intérêt se mettait, sans le savoir (331 ), au service d'une idée. 601. — Nulle part, mieux que dans les traits gé- néraux de l'histoire de notre monde occidental, ne ressort le contraste du principe artificiel d'unité, et du principe naturel de diversité, en ce qui intéresse la marche progressive de la civilisation générale. Dans cette longue trame d'événements, les deux principes se sont combattus avec des fortunes diverses, et de manière à fournir des arguments à tous les systèmes. Aux destinées, au nom de Rome se rattachent à toutes les époques les destinées du principe de civilisation unitaire : reportons-nous donc aux origines de ces destinées mystérieuses, de ce nom magique. L'Italie, comme la Grèce, a dû à son climat, à sa situation, à sa configuration péninsulaire, à ses bou- levards naturels, trop souvent surmontés, d'exercer à plusieurs époques mémorables une influence mar- quée sur les progrès des nations européennes. Or, ces avantages que l'Italie tient de la Nature, le génie ro- main ne les a pas précisément secondés. Nous savons aujourd'hui que Rome, dans sa vigueur et dans sa rudesse primitive, a trouvé la plupart des peuples du centre et du midi de l'Italie bien plus avancés qu'elle en civilisation; que ses armes oppressives et son sys- tème de domination méthodique et impitoyable y ont étouffé du même coup la liberté et les arts. Plus tard, elle y a ramené avec faste un luxe destructeur de toute saine économie sociale. Elle s'est vantée (non sans apparence de raison) par la bouche de ses ora- teurs et de ses poètes, d'avoir enseigné aux autres na- DES GRANDS TRAITS DE L HISTOIRE EUROPÉENNE. 439 tiens l'art du commandement : cependant, la tactique guerrière des Romains ne leur a point survécu ; leurs institutions politiques ont plusieurs fois changé; et quant au sentiment naturel du droit, dont on a voulu faire un des caractères exclusifs du génie romain, il se retrouve assurément chez les nations germaniques que l'on voit si empressées, à peine sorties de la plus rude barbarie, de rédiger leurs coutumes et d'organi- ser leur formes juridiques. Quoique le droit anglais repousse autant que possible l'élément romain, il n'est, ni moins riche en symboles et en fictions, ni moins fécond en subtilités que le vieux droit patricien '. Hors de l'Italie, là où les semences de la civilisa- tion grecque se répandaient déjà sans l'influence de Rome, les longues années de la paix romaine (main- tenue par une armée de quelques centaines de mille hommes, répartie sur un territoire immense, et qui pourtant suffisait pour ruiner un empire d'oii la vie se retirait) ont laissé beaucoup de constructions mo- numentales dont les débris nous étonnent encore, mais rien de vraiment grand dans les annales de l'esprit humain : tandis qu'elle a ruiné, au sein de tant de populations romanisées, l'esprit guerrier et le patriotisme local qui auraient été les meilleures digues contre les invasions germaniques. 602. — La prédication du christianisme et l'in- fluence morale des croyances chrétiennes ont eu sans nul doute la plus grande part à la civilisation progres- sive de l'Europe centrale et septentrionale : de sorte ' Tel est aussi le fond de la pensée exprimée par Savigny {Rh~ foire du droit romain au moyen âge, chap. XVHI, n° 32. note). 440 LIVRE V. — CHAPITRE V. que, si la puissance romaine avait été la condition indispensable de la propagation du christianisme, elle aurait été aussi, par voie indirecte, sinon la condition absolument indispensable de l'avènement de la civili- sation européenne, du moins celle qui aurait contri- bué principalement à lui donner sa forme actuelle. Mais, plus on étudie l'histoire, moins on voit de mo- tifs d'admettre que la propagation de la foi chrétienne dépendît nécessairement de l'existence du lien poli- tique qui réunissait le monde romain sous la domina- tion des empereurs. Quoi donc ! Le bouddhisme et l'islamisme auraient fait leur chemin dans le monde sans un tel secours, et le christianisme n'en aurait pu faire autant ! Par la supériorité seule de ses doc- trines morales et par l'ardeur de prosélytisme qui en était le résultat nécessaire et que dix-huit siècles n'ont pas éteinte, le christianisme s'est propagé d'une nation à l'autre, après comme avant la chute de l'em- pire romain : quelle raison y a-t-il de supposer que le morcellement politique du midi de l'Europe aurait empêché, dans les siècles de la ferveur primitive, ce qui a continué de s'opérer malgré le morcellement ? Ne se serait-il pas trouvé de même des populations souffrantes qui demandaient des consolations, des âmes tendres que la dévotion attirait, des esprits éle- vés saisissant des clartés nouvelles, des princes cédant aux sollicitations d'une épouse, ou demandant une victoire au Dieu des chrétiens, ou comprenant le parti que leur politique pouvait tirer de la religion nou- velle? Sans doute, aux yeux de tout esprit non pré- venu, le catholicisme romain aurait manqué absolu- ment des conditions terrestres de son organisation. DES GRANDS TRAITS DE l'hISTOIRE EUROPÉENNE. 441 Dès lors, la division des églises nationales et des dogmes rivaux aurait été poussée plus loin, et appa- remment au préjudice de la discipline et du dogme : sans que pourtant cela mît nécessairement plus d'ob- stacles à la propagande religieuse, que n'en met de nos jours, dans des contrées lointaines, la rivalité des missions catholiques et protestantes, ou que n'en mettait au moyen-âge , parmi les nations slaves , la rivalité du rite grec et du rite latin, ou plus ancienne- ment encore, parmi les nations gotho-gern\aniques, la rivalité du dogme d'Arius et du dogme de Nicée. 603. — Mais, laissons là les hypothèses que chacun peut arranger à sa guise; et accordons, si l'on veut, que, sans l'intervention protectrice du génie romain, sans la mission providentielle qu'il a reçue, la civili- sation grecque et la civilisation chrétienne auraient été étouffées parla barbarie, auraient péri sans laisser d'héritières; ce sera une marque des interversions de rôles et des vicissitudes que nous annoncions tout à l'heure : car, l'antagonisme des deux principes d'u- nité et de diversité s'est prolongé dans des temps bien moins éloignés de nous, et pour lesquels il nous est bien plus facile déjuger de leur intluence. L'empire d'Occident se disloque au cinquième siècle, et de ses débris se forment des monarchies nouvelles, dans la haute Italie, en Espagne, dans les Gaules : monarchies à la tête desquelles sont placés des princes que l'on appelle barbares, mais qui ne le sont pas plus que Pierre le Grand, et dont quelques- uns se montrent aussi passionnés que lui pour une civilisation dont la supériorité frappe leur vive intelli- gence. Un peu d'efforts et de patience, et il semble 442 LIVRE V. — CHAPITRE V. que l'Europe soit à la veille de prendre, dix siècles plus tôt, une constitution politique fort semblable à celle de notre Europe moderne. De regrettables anti- pathies religieuses y mettent obstacle ; l'une des tribus conquérantes subjugue les autres, et paraît être au moment de reconstituer l'empire d'Occident, ce déce- vant mirage de tant d'autres ambitions. En ce moment, l'empire d'Orient est redevenu tout-à-fait un empire grec. Qu'imagine alors le génie latin, personnifié dans les papes? Le saint empire romain dont nous parlions ton t-à-l' heure, c'est-à-dire l'association intime du principe d'unité politique et du principe d'unité re- ligieuse : car, la Papauté ne conçoit pas encore un système plus hardi, et pratiquement plus réalisable, celui qui subordonne au principe d'unité religieuse des puissances politiques rivales ou indépendantes les unes des autres. Aussi, la combinaison des papes du huitième siècle n'aboutit-elle qu'à préparer à la Pa- pauté de longues et rudes épreuves, sans mettre l'ordre dans l'Europe (598). L'autre système se produit enfin, avec le succès et les suites que tout le monde connaît. Sur ce point la discussion est épuisée, et nous n'avons garde d'y ren- trer. L'idée d'une monarchie universelle perce bien encore de temps en temps dans notre histoire euro- péenne : mais, chaque fois qu'elle se montre, elle soulève l'Europe et disparaît dans les orages qu'elle a provoqués. Il faut bien croire que l'Europe a raison de s'irriter contre elle, puisque la civilisation euro- péenne fait de continuels progrès sous l'empire de l'i- dée contraire. Nous croyons avoir donné, non pas précisément la DES GRANDS TRAITS DE LHISTOIRE EUROPÉENNE. 443 formule (comme quelques-uns diraient), mais l'expli- cation raisonnable de tous ces phénomènes. Sans doute le principe d'unité est une bonne chose, puis- que c'est le principe même de la \ie; et que, pendant longtemps, la civilisation ne peut se développer ou se conserver qu'à la faveur d'une vitalité puissante dans la société qui eu a la garde. Mais il vient un moment où cette tutelle n'est plus nécessaire, et où il est bon qu'une chose qui de sa nature se trouve affranchie des conditions de la vieillesse et de la mort ne lie plus ses destinées à ce qui doit fatalement vieillir et périr. La civilisation s'accommode alors de la diversité, aussi bien et encore mieux qu'elle ne s'accommodait de l'unité dans des conditions différentes. Elle res- semble en cela à ce capitaliste prudent qui, pour conserver et faire fructifier ses économies, divise les chances, et ne s'adresse pas à une seule maison de banque, ni même à un seul Gouvernement. 444 LIVRE V. — CHAPITRE VI. CHAPITRE VI. SUITE Df MÊME SUJET. —DES MODIFICATIONS ET DES SCISSIONS DU CHRISTIA- NISME EUROPÉEN. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LES RÉVOLUTIONS MODERNES. 604. — Déjà nous avons parlé (588) de cette époque qui comprend les trois premiers siècles de l'Église, pendant lesquels il s'agit de savoir si le christianisme naissant inclinera vers le judaïsme ou vers des doc- trines fort analogues à celles qui ont eu leur point de départ dans l'Inde et dans la Perse. Au bout de ce temps, le christianisme est devenu une religion domi- nante; il se trouve arrêté dans ses formes essentielles; les mêmes tentatives se reproduiront sans doute plus tard ; mais alors il sera bien évident que les sectaires ne peuvent avoir de prétentions sérieuses à passer pour chrétiens, et que leurs doctrines ou leurs pra- tiques ne sont qu'une hypocrite parodie du christia- nisme. Alors s'ouvre l'ère des grandes hérésies, qui portent sur la formule des mystères de la nature divine, et qui (quoi qu'en aient pu dire de nos jours les cri- tiques qui rendent raison de tout) intéressaient bien plus l'exactitude théologique (415) que la constitution de l'Église et son action sur les consciences ou sur les faits extérieurs. Il ne faut pas confondre un arien avec un socinien. On reconnaît, j'en conviens, que l'arianisme incline plus que le dogme de Nicée vers DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 445 la doctrine orientale de l'émanation ; que le nestoria- nisme pouvait mener à ne voir dans Jésus qu'un sage inspiré, et le monophysisrae à ne voir dans son hu- manité qu'une apparition fantastique : mais ces con- séquences extrêmes avaient été tirées d'avance et d'a- vance réprimées. Au point oti en était le débat et le travail de définition progressive, elles se trouvaient hors de cause, et de fait elles n'ont jamais été tirées par les petites sectes nestoriennes et monophysites qui se sont perpétuées jusqu'à nos jours, à la vérité dans un état de misère et d'obscurité. 605. — Cependant, pour ces questions mêmes, d'une importance humainement moindre, il est im- possible de méconnaître l'iutluence du génie propre à chaque peuple, sur les phases et l'issue définitive des controverses. Toutes les grandes hérésies dont il s'agit sortent du monde grec. On voit les Grecs porter dans ces matières la subtilité de leur métaphysique et les finesses de leur langue, tandis que l'Église ro- maine, préoccupée surtout du gouvernement des âmes, intervient comme modératrice et comme gardienne de la tradition, aimant mieux réprimer la curiosité de la raison que la satisfaire, et l'humilier par le mystère plutôt que de céder à son penchant pour l'interpréta- tion et la conciliation philosophiques. Quand les chrétiens latins ont eu à traduire le Aôyo; des Grecs, ils ont pris le mot de Verde plutôt que celui de Raison; ils ont choisi la nuance qui tombe plus sous le sens humain, de préférence à celle qui les engageait davantage dans les profondeurs de l'abs- traction, et qui menait à un théisme plutôt rationnel que personnel (518). Tout le vocabulaire théologique 446 LIVRE V. — CHAPITRE VI. a été mis d'accord avec ces prémisses. Nous avons parlé dans un autre endroit (44) de la distinction et de l'affinité des idées di essence et de substance, et plus tard insisté longuement sur l'origine et la portée de l'idée de substance, et sur sa liaison avec celle de la personnalité (173 et 297). Or, nous pouvons remar- quer que, lors des disputes de l'arianisme, l'Église latine a traduit par voasubstantialïté la coessentialité (ôfAooyaia) des théologicus de l'Église grecque. Ceux-ci, sans répudier aijsolument l'expression de personne (TcpôocoTTov), empruntée à la langue commune, avaient préféré l'expression savante d'kt/postase (ùrcôoTaoi?), dont l'exact équivalent latin , selon l'étymologie, serait le mot substantia : mais l'Église latine n'a pas admis l'équivalence, et a donné au mot plus humain deper- sonne la consécration dogmatique, au point que l'on ne tolérerait pas l'expression de trois substances dans la définition orthodoxe du dogme de la Trinité. Tandis que l'orthodoxie grecque reconnaît en Jésus-Christ deux natures (cpûca?) et une seule hypostase, l'Éghse latine substitue encore à ce terme métaphysique celui de personne dont le sens est bien plus accessible à tous, et se prête moins aux subtilités. 606. — Le christianisme grec est admirable à ses débuts, lorsqu'il combat la gentihté, ses superstitions, sa morale; lorsqu'au miheu d'un pêle-mêle d'opinions et de systèmes, le concert des églises (presque indé- pendantes alors) opère le triage des idées venues de l'Orient et donne au dogme chrétien sa constitution fondamentale. Mais, à peine est-il devenu une religion dominante, à peine sa hiérarchie s'est-elle fortifiée, que les subtilités de la dialectique grecque se tournent DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 447 de préférence, et jusqu'aux derniers temps, vers l'ob- jet immanent de la spéculation du génie de l'Orient, l'essence divine; en même temps que la religion, dans ses manifestations populaires, va en se rapetissant et eu perdant de plus eu plus le caractère de haute mo- ralité qui fait sa force et son action sur les âmes vigoureusement trempées. Tandis qu'en Occident chaque déchéance passagère de l'esprit chrétien, pen- dant une longue suite de siècles et à travers tant de convulsions, provoque d'admirables efforts pour lui rendre sa vigueur première, chez les Grecs l'abaisse- ment, une fois commencé, est continu. Les princes iconoclastes, soldats grossiers sortis de provinces barbares, essaient bien de réagir contre les abus du culte des images et de l'influence des moines, mais ils sont vaincus; et d'ailleurs quelle différence, pour la trempe des hommes comme pour la physionomie des temps, entre ces protestants de l'Orient et ceux de l'Occident! 607, — Il est bien intéressant d'examiner par quel concours de circonstances les choses ont dû se passer autrement dans l'Église d'Occident, et aboutir à la constitution d'une monarchie spirituelle, forme en dehors de laquelle toute église qui n'est pas une simple congrégation de sectaires, en d'autres termes, toute égUse reconnue, établie, dotée, doit inévitable- ment tomber dans la dépendance du pouvoir civil, faute d'une force de cohésion qui rende la résistance possible. Il fallait que, dès les premiers temps du christianisme, l'idée de la primauté du siège de Pierre et de son établissement dans la ville des Césars vînt ajouter une consécration religieuse, une autorité pu- 448 LIVRE V. — CHAPITRE VI. rement morale h l'importance politique et sociale de la capitale du monde romain, qui alors était en même temps le monde chrétien. Il fallait de plus que, par rapport à la plupart des autres églises de l'Occident, l'église de Rome fût effectivement cajmt et mater; qu'elle fût non-seulement une capitale, mais une mé- tropole, conservant sur ses tilles, sur ses colonies re- ligieuses, l'autorité la plus douce et la plus légitime de toutes. C'était la conséquence de la diffusion plus tardive du christianisme dans le monde occidental, et grâce au génie romain (595) elle a été habilement mise à profit. Ni les sièges d'Alexandrie et d'An- tioche, dont l'autorité religieuse remontait aussi à des traditions apostoliques, ni plus tard le siège de Constanlinople dont la supériorité était d'institution purement civile, ou la conséquence d'institutions pu- rement civiles, ne se trouvaient dans des conditions analogues : on pouvait donner à leurs évêques le titre de patriarche; mais ils n'étaient point naturellement investis de cette autorité paternelle ou patriarcale qui est le principe ou au moins le meilleur des principes du gouvernement monarchique (445). Aussi, quand viennent les grandes luttes théolo- giques des quatrième et cinquième siècles, de quel poids n'est pas l'autorité de ce patriarchat d'Occi- dent, qui d'ailleurs sait opposer a\ec habileté l'un à l'autre les grands sièges rivaux? La Papauté propre- ment dite se forme et grandit dans ces luttes dont elle a l'honneur et les avantages : tandis que les Grecs subissent un joug religieux de la pire espèce, celui d'une orthodoxie décrétée par un théologien cou- ronné, à la suite d'intrigues de palais, avec le cou- Dl" (■.HKISTIANISME KLKUPÉE.N. '449 cours ou malgré la résistance d'un clergé asservi et de moines turbulents. Il n'y avait là que des causes d'affaissement, sans aucune chance de réforme ou de progrès. 608. — A mesure que la civilisation gagnait les na- tions barbares du nord de l'Europe et qu'elles en- traient les unes après les autres dans le sein du chris- tianisme, l'ascendant de la Papauté sur les nations et sur leurs chefs devait grandir en Occident, jusqu'au point d'amener la constitution du catholicisme romain du moyen-àge, de cette théocratie d'une espèce nou- velle, qui a sa théorie, ses formules philosophiques et juridiques, et en vue de laquelle la discipline, les rites, les pratiques reçoivent toutes les modifications propres à donner au système sa plus grande force et sa plus parfaite unité (603). La construction d'un sys- tème si bien lié ne saurait être, comme on s'est plu longtemps à le dire, une œuvre d'ignorance, quoiqu'il se soit accrédité à la faveur de certaines erreurs histo- riques, parce qu'il faut bien, toutes les fois qu'on veut assujettir la société à un système, mettre un peu de côté l'histoire et la tradition, soit qu'on les ignore, soit qu'on les dédaigne. En Asie, un pareil système aurait pu durer des siècles : sur le sol de l'Europe (561), à peine s'est-il complété et logiquement formulé, que les réactions commencent. Il en vient du Midi, des contrées où l'antique civilisation païenne et romaine a laissé le plus de traces, et elles sont successivement étouffées. Il en vient du Nord, des contrées habitées par les populations de races germaniques, soumises les dernières à la conquête religieuse dont Rome a été le centre. Celles-ci doivent plus tard réussir, mais T II. -29 iSO' LIVRK V. — CHAI'ITRK VI. elles échouent encore, tant qu'elles n'ont que des mobiles charnels, grossiers, tenant aux défauts de ces peuples, de leurs chefs, de leur clergé, à la ré- pugnance des uns pour une discipline trop austère, à la convoitise des autres pour les richesses de l'Église. La matière fermentescible était là, mais il était néces- saire qu'un principe purement religieux et moral agît comme un levain pour en déterminer la fermen- tation. 609. — On peut remarquer que, dès l'origine, et contrairement à ce qui se passait dans le monde gréco-oriental (605), les grandes hérésies de l'Église d'Occident ont eu pour objet, non l'essence divine, mais la nature morale de l'homme, l'action de Dieu sur l'homme, et celui des mystères chrétiens qui est plus spécialement destiné à vivifier la foi dans une communication intime de Dieu avec l'homme. Ainsi, l'idée religieuse y est toujours saisie par son côté mo- ral et en vue de son efficacité pratique. Ce n'est point par hasard que les controverses sur la grâce et sur la prédestination, agitées en Occident dès la fin du qua- trième siècle, ranimées au neuvième, s'y poursuivent pendant toute la durée du moyen-âge, et finalement provoquent la plus grande révolution des temps mo- dernes. L'homme porte en lui le double sentiment de sa dignité et de sa misère, de sa liberté et de sa fai- blesse, de sa responsablilité et de son infirmité natu- relle. Il se sent coupable et il implore miséricorde : il se sent faible et il réclame assistance. Celui qui veut agir efficacement sur les hommes dans un but moral s'adresse, selon l'occurrence, tantôt à l'un DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 451 de ces sentiments, tantôt à l'autre, et il ne peut ja- mais perdre complètement de vue ni l'un ni l'autre. Il relève pour humilier : il humilie pour relever. Ainsi a fait le grand Apôtre du christianisme, se- mant pour la conversion et l'édification de ses prosé- lytes, ces vives images, ces énergiques paroles qui plus tard, rapprochées, commentées par les doc- teurs (415), devaient donner lieu à tant de systèmes métaphysiques et de controverses interminables; parce que la contradiction primitive existe dans la con- science humaine, et que la raison de cette contradic- tion se cache dans les profondeurs de notre être, ou, pour mieux dire (305) , tient à l'essence même de la vie, qui nous échappera toujours. Nous n'envisageons pas ici la question à ce degré d'abstraction et de gé- néralité : nous la prenons comme elle s'offre à nous, dans l'ordre des idées religieuses et plus particulière- ment des idées chrétiennes. 610. — Déjà nous avons fait remarquer (423) que la foi dans une prédestination, une élection, une grâce personnelle et spéciale, est singulièrement propre à attacher l'homme à la religion qu'il professe, à exciter sa reconnaissance pour le don gratuit dont il est l'objet, à lui donner le pouvoir de combattre avec vaillance contre les ennemis intérieurs comme contre ceux du dehors, certain qu'il est d'un appui qui ne le laissera pas succomber dans la lutte : de sorte que les doctrines qui sembleraient faites pour tuer le mérite et la vertu des œuvres, sont justement celles qui poussent à l'austérité de la morale et qui facilitent l'accomplissement des œuvres méritoires. D'un autre côté, rien n'est propre comme l'idée 4o2 I.IVMK V. — CHAPITRE VI. d'une élection personnelle et d'une justification toute gratuite à ramener la loi religieuse à sa source, à provoquer l'enthousiasme et même le fanatisme, par la croyance dans une communication immédiate et intime entre Dieu et la créature qu'il choisit. Enlin {chose singulière!) une telle croyance qui semble tuer la liberté de l'homme, prise dans un sens métaphy- sique et religieux, devient favorable à la liberté, prise dans un sens ecclésiastique ou civil : car, l'esclave de Dieu ne dépend plus des hommes; de même (si on l'ose dire) que l'esclave d'un grand roi regarde avec dédain les lois qui lient le commun des sujets. 11 y a donc un fonds de liberté, comme un fonds de dépen- dance, que nous reportons ici ou là, selon nos goûts et nos systèmes, mais qui est inséparable de notre condition : de même qu'il y a en d'autres choses (168) un fonds de lumière et d'obscurité qu'il est accordé à notre intelligence de pouvoir répartir diversement, mais non de supprimer, ni même de diminuer. Tous les pouvoirs, toutes les lois de la société civile se fondent sur le principe de la liberté humaine, sur la sanction pénale qui atteint les transgresseurs ; et en outre la société religieuse , les pouvoirs ecclésias- tiques, font un bien plus grand usage que la société civile de l'autre sanction qui consiste dans la rémuné- ration des bonnes œuvres. Tout ce qui infirme la va- leur des œuvres, des abstentions et des pratiques rituelles et sacramentelles , ébranle les bases de la hiérarchie ecclésiastique, et souvent par contre-coup celles des pouvoirs civils. Par toutes ces raisons, il n'est pas difficile de se rendre compte de l'action des doctrines théologiques sur l'élection et la prédesti- DV CHRISTIANISME EUROPÉEN. 453 nation , comme ferment de réformes religieuses , et même comme ferment d'opposition et de résistance dans l'ordre civil et politique. L'état de la société ai- dant, ces doctrines devaient aboutir, non plus à une hérésie comme celles qui avaient précédé, c'est-à- dire à une négation de tel dogme déterminé , ou de tel développement autorisé du dogme primitif, mais à ce qui fait maintenant le fond de l'idée protes- tante (commune à toutes les sectes nées du mouve- ment imprimé par Luther, malgré les variétés sans nombre de leurs symboles), à savoir la résistance au principe même de l'autorité dogmatique. 6H. — Néanmoins, répétons-lé encore, les har- diesses de Luther sur le serf-arbitre et sur la foi jus- tifiante n'auraient pas amené la plus grande révolu- tion des temps modernes, si elles n'avaient donné aux princes, aux seigneurs, aux peuples le signal d'une insurrection contre le clergé et les moines dont on convoitait les richesses et dont on haïssait la domina- tion, contre Rome dont on blâmait les exactions, le faste et les scandales. Après tous les hasards et les succès divers d'une lutte de six-vingt années, le résul- tat définitif de la révolte de Luther, allemande dans son principe, a été de séparer de la communion ro- maine presque tous les peuples de race germanique qui s'y étaient rattachés les derniers, et de consolider l'autorité du siège de Rome dans la presque totalité de l'Europe latine : preuve évidente que la nouvelle organisation ecclésiastique, la nouvelle discipline mo- rale et la nouvelle direction donnée à l'enthousiasme religieux étaient particulièrement appropriées au gé- nie des nations germaniques; comme aussi la régéné- 454 LIVRE V. — CHAPITRE VI. ration catholique opérée au sein des nations restées lidèles à la vieille religion, et les grands exemples de vertu et de doctrine donnés par le catholicisme régé- néré, ont assez fait voir à quel point les traditions de l'égUse catholique excitaient les sympathies et répon- daient aux hesoins spirituels des populations de l'Eu- rope latine, dont on peut dire avec autant de raison qu'elle tient du catholicisme sou organisation, et que c'est d'elle, de son génie et de ses mœurs que le ca- tholicisme tient la sienne. 612. — Il est très-remarquable que la portion de l'Allemagne restée catholique soit justement celle qui avait autrefois appartenu au véritable empire romain, oii la première prédication du christianisme remon- tait aux temps romains, et où depuis longtemps s'était retranchée comme dans son fort la contrefaçon ger- manique du césarisme romain. Un jeune et brillant écrivain, trop tôt enlevé aux lettres, et dont le catho- licisme ardent est assez connu, Frédéric Ozanam, cherche à tirer de ce fait une leçon de haute moralité religieuse. « La foi romaine, dit-il, restée maîtresse des populations d'origine franque et bavaroise, oij elle s'était établie par la seule puissance de la parole et de la charité, fut trahie par les descendants des tribus saxonnes que les soldats de Gharlemagne avaient cru soumettre. Et qui sait si Luther, le fils du mineur d'Eisleben, ne sortait pas du sang de quel- qu'un de ces quatre mille cinq cents vaincus massa- crés à Werden *? » Mais, qu'avaient eu à démêler avec l'épée de Gharlemagne ces populations Scandinaves ' La civilisation chrétienne chez tes Francs, chap. VI. DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 455 qui se faisaient luthériennes sans coup férir; ces pu- ritains d'Ecosse, ces bourgeois de Londres qui mar- chaient au supplice, plutôt que de se contenter de la dose mitigée de schisme et d'hérésie, dont leurs princes auraient voulu qu'ils se contentassent? Nous l'avons déjà remarqué dans une occasion sem- blable (582) : pour juger de ce qui appartient à la caractéristique d'un type, il faut choisir les exem- plaires où le type se dessine avec le plus de hardiesse et de force; et cela posé, n'est-ce pas dans les pays protestants et depuis l'avénemeut du protestantisme que le type des peuples de race germanique est le plus fortement accusé, a le plus énergiquement influé sur le mouvement des idées et sur le gouvernement du monde? A un fait aussi considérable, ceux qui fe- raient de mesquines objections (par exemple qu'on parle le français à Genève et l'allemand à Lucerne), oublieraient eux-mêmes que l'histoire n'est pas la géométrie, et qu'il faut faire la part des accidents de détail dans des phénomènes aussi complexes que les phénomènes historiques. Les instincts des races se manifestent en histoire de bien des manières, direc- tement et indirectement. Un paysan de Bohême se fera tuer pour obtenir l'usage du calice, non qu'il faille supposer (ce qui serait puéril) que la race à laquelle il appartient a une prédilection innée pour ce rite religieux, mais parce que c'est une manière de témoigner son aversion pour le soldat allemand qui est l'instrument de la proscription du même rite; et cette aversion tient bien à la différence de race. Si les bourgeois de Genève n'avaient eu maille à partir avec leur évêque et le duc de Savoie, il est probable que 456 LIVRE V. CHAPITRE VI. Calvin n'aurait pas régné à Genève; et, selon toute apparence, le Celte d'Irlande serait moins zélé pour le catholicisme romain, s'il n'exprimait parla sa haine pour le Saxon qui l'opprime : mais, les qualités na- tives de la race saxonne ont eu certainement la plus grande part dans sa conversion à la foi protestante, et la réaction qui s'ensuit est causée principalement par l'antipathie des races. 613. — D'ailleurs, la carte religieuse de l'Europe, outre ses enchevêtrements de détail qu'il faut mettre sur le compte des causes accidentelles, a ses dégra- dations de teintes, trop bien accusées pour ne pas mettre en évidence les causes générales, tant géogra- phiques qu'ethnologiques. Le catholicisme espagnol diffère beaucoup du catholicisme français. La chaleur des controverses était bien tempérée dans l'Alle- magne protestante, lorsque les sectes continuaient de pulluler et de se combattre avec violence sur le sol anglais. Or (il faut bien le remarquer encore, tant le phénomène est curieux et singulier!) la même antino- mie théologique, que les masses populaires ne peu- vent saisir dans son abstraction, à laquelle foncière- ment elles ne s'intéressent guère, que le gros des esprits (même cultivés) raille et ne comprend pas, a la vertu secrète de fournir le drapeau sous lequel chaque secte, chaque parti combattra, autour duquel se rallieront instinctivement, selon leur goût indivi- duel ou la tournure du génie national, les amis de l'indépendance et les amis de l'autorité, dans des choses sensibles et palpables pour tous. En Hollande on sera arminien ou goniariste, et cela voudra dire au fond que l'on tient pour une aristocratie bour- . DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 457 geoise ou pour un stathoudérat populaire. En An- gleterre, cela signifiera que l'on est cavalier ou tête- ronde, tory ou ivhig , que l'on affectionne ou qu'on abhorre une hiérarchie officielle, une royauté pré- pondérante. Dans les pays catholiques, en France surtout, on serajatiséniste ou molim'ste,ei cela voudra dire que l'on entend revenir autant que possible au christianisme des premiers siècles, ou au contraire se prêter aux accommodements politiques et philoso- phiques de l'esprit moderne, tels que les comprend, dans son habileté, l'institut célèbre, empreint du gé- nie espagnol de son fondateur, qui a fait sa propre cause de la cause de Rome et du caUiolicisme. Cela voudra dire au besoin que l'on est pour le clergé du second ordre, ou pour le haut clergé, pour l'opposi- tion parlementaire ou pour le parti du ministère et de la cour : et dès lors nous serons plus frappés du bon sens pratique, qu'indignés avec Saint-Simon de l'ignorance grossière du glorieux despote qui se mon- trait plus choqué de voir auprès de son neveu un janséniste qu'un athée. 614. — Toutes ces querelles sont éteintes, ou bien peu s'en faut ; et il est facile de voir pourquoi elles ont dû s'allumer et s'éteindre. Aux jours de la pre- mière ferveur du prosélytisme, une société religieuse commence par être une société démocratique. Il n'y a que des pouvoirs librement consentis, ou plutôt il n'y a que des fonctions librement déléguées. Puis, les fonctions tendent à devenir des pouvoirs en lutte les uns avec les autres, cherchant tous à s'étendre et h se fortifier, contractant des alliances entre eux et avec les pouvoirs étrangers, oubliant tous plus ou moins le 158 LIVRE V. — CHAPITRE VI. point de départ : car, d'un côté la ferveur primitive n'existe plus, et d'autre part la foi traditionnelle est trop robuste, le droit est trop bien établi dans l'esprit des peuples pour que l'on songe à le contester. C'est l'époque où une église vit de la vie politique, en épouse les grandeurs et les misères. Puis enfin vient un temps où l'affaiblissement des mêmes traditions ramène au point de départ, en ce sens du moins qu'on cherche la raison de l'autorité dans la bonne direction de la société qui s'y soumet; et pour at- teindre un but que le besoin de conservation rend de plus en plus sensible, la société religieuse se proie d'elle-même à tout ce qui simplifie et fortifie le prin- cipe d'autorité. Or, les mêmes causes qui disposent les esprits religieux à se soumettre à l'autorité en ma- tière spirituelle, sont celles qui agissent sur l'autorité spirituelle de manière à prévenir ses écarts, à la rap- peler sans cesse à la sainteté de sa mission, au but de son institution, à l'exercice du gouvernement dans l'intérêt spirituel ou (comme on le dit en pareil cas) pour le salut des gouvernés. 615. — On a souvent mis en regard de la réforme religieuse du seizième siècle le mouvement révolu- tionnaire du dix-huitième siècle, par forme de re- prise ou de contraste : mais ce rapprochement, si naturel, se faisait dans un temps où l'on ne pouvait pas suffisamment embrasser les termes de comparai- son. Le protestantisme commence par être une ré- forme théologique dont la prétention est de rendre au dogme toutes ses duretés, toutes ses àpretés, tout ce qui choque le plus la raison commune et ce que le cours des siècles avait adouci et amolli; et nous ve- DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 459 nons de voir qu'il le fallait bien, sous peine d'ineffi- cacité : il finit par être une réforme philosophique; il tend au rationalisme et y aboutit. La révolution à laquelle la France a donné son nom (bien que les symptômes précurseurs en aient éclaté sur un autre hémisphère, et ne soient eux-mêmes qu'une suite du mouvement du protestantisme anglais au dix-septième siècle) , procède d'une théorie philosophique des droits de l'homme, lésés (à ce qu'elle suppose) depuis l'ori- gine du monde par l'usurpation d'un prétendu droit traditionnel ou héréditaire : et elle aboutit ou elle aboutira tôt ou tard à évincer de la politique les phi- losophes de toute secte (sous le nom d'idéologues ou sous tout autre équivalent), et à fonder l'organisation sociale sur l'observation des faits plutôt que sur la conception du droit (436 et 439). On trouverait, aujourd'hui encore, des protestants zélés, persuadés qu'il viendra un jour oi^i (pour parler leur langage) le rationalisme et le romauisme épuisés laisseront régner partout la pure parole de Dieu : on trouve de même et en bien plus grand nombre à l'é- poque actuelle (cela est tout simple) des hommes re- marquables par l'élévation du caractère et du talent, imbus de l'opinion que les idées du droit philoso- phique, telles qu'ils les conçoivent, doivent finir par prévaloir sur les anciens préjugés, sur l'audace des novateurs plus récents, sur les passions violentes, sur la logique vulgaire des intérêts. De telles convictions sont assurément respectables, mais ne doivent pas nous faire méconnaître des lois respectables aussi, en tant qu'elles se rattachent à l'ordre général et rentrent apparemment dans les plans d'une sagesse éternelle. 460 LIVRE V. — CHAPITRE VI. 616. — Puisque nous avons été amené sur ce ter- rain où de nos jours toutes les pentes aboutissent, on nous permettra bien de nous y arrêter un instant, sans toutefois sortir de l'ordre d'abstractions et de gé- néralités oîi nous voulons et devons nous tenir. Le permanent contraste, l'antagonisme persistant du génie de la France et du génie de l'Angleterre (599) a dû se prononcer fortement dans les crises révolu- tionnaires que ces deux grandes nations ont traver- sées. A la surface, dans ce qui détermine en quelque sorte la forme extérieure du phénomène, ou dans ce que l'on pourrait nommer la morphologie des révolu- tions (442), les ressemblances sont frappantes, au point qu'elles ont contribué à amener certains événe- ments en les faisant pressentir, de même à peu près que l'on voit des prophéties se réaliser, justement par suite d'une croyance à la prophétie. Etudiés dans leurs profondeurs et dans leurs causes physiologiques, les deux phénomènes historiques diffèrent autant que les tempéraments des deux races. Mais, notre but ne saurait être, ni de nous arrêter à des formes exté- rieures, ni d'insister sur ce qui dépend du tempéra- ment particulier d'une nation : nous ne considérons dans de pareils phénomènes que les côtés par lesquels ils se rattachent au mouvement général des idées dans le monde européen. On a voulu donner pour caractères radicalement distinctifs des deux révolutions, que l'une procédait d'un enthousiasme religieux et l'autre d'un esprit philosophique et anti-religieux : comme si le propre de la foi religieuse était d'édifier, de conserver, et que le propre de l'esprit philosophique fût de dis- DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 461 soudre et de détruire; mais c'est là (du moins quant à l'application actuelle) un faux point de vue. La révolution d'Angleterre a été déterminée, il est vrai, par un ferment religieux; et pourtant elle a passé sans laisser de traces considérables dans la constitu- tion religieuse du pays : à cet égard, elle a été défini- tivement vaincue ou refoulée sur un autre continent. L'organisation de la société, la législation civile, les formes de la Justice, de l'Administration n'ont pas éprouvé de changements plus notables : mais d'im- menses résultats politiques en ont été la suite. Au de- dans, le régime parlementaire a décidément prévalu; au dehors a commencé pour la Grande-Bretagne un temps de prépondérance maritime et coloniale dont nous voyons encore la continuation. Chez nous, la Révolution a participé aux caractères des mouvements religieux, justement parce qu'elle ne procédait pas d'un esprit vraiment philosophique, c'est-à-dire impartial et dépourvu de passion dans les choses religieuses, mais d'un esprit de révolte et de haine contre l'institution religieuse, telle qu'elle subsistait dans notre pays depuis quatorze siècles. En définitive, une constitution ecclésiastique plus an- cienne que la monarchie, plus ancienne que la France, a subi une réforme profonde. Dans le cours des évé- nements, les dynasties, les formes politiques se sont succédé rapidement, et la question religieuse est res- tée en fin de compte la plus vivace de toutes : tou- jours la même, malgré les alliances qu'ont pu passa- gèrement contracter avec tels ou tels partis politiques, les partis religieux ou anti-religieux, ayant les uns comme les autres la ténacité, l'àcreté, l'emportement 462 I.IVHE V. — CHAPITRK VI. que donne la controverse en matière religieuse, et qui résultent de la nature des idées, des passions, des intérêts mêlés dans le débat. En ce qui touche l'organisation sociale, l'adminis- tration des intérêts sociaux, la législation civile, les principes de la révolution française ont triomphé, par la raison bien simple qu'elle ne faisait guère en tout cela que continuer et achever l'œuvre des siècles pré- cédents; et qu'elle était moins une révolution qu'une secousse pour briser les derniers liens que le temps n'avait pu tout-à-fait user. Si la révolution française a eu la main si peu heureuse en fait d'établissement politique, c'est qu'au fond, dans son allure générale, et selon le sentiment confus des masses, la politique n'est qu'un épisode, une affaire de mode, d'engoue- ment, d'expédient, quoique tour à tour chaque parti politique y ait naturellement vu la chose principale. 617. — Or, dans cette succession de l'énergie po- litique à l'enthousiasme religieux, de l'engouement philosophique à l'énergie politique, on reconnaît sans peine l'effet d'une loi générale, indépendante du tem- pérament particulier des nations. Sans doute, le tem- pérament de l'Angleterre est mieux approprié que celui de la France aux conditions de la vie politique, et le génie français s'accommode mieux de l'unifor- mité, de la symétrie, de la régularité logique : voilà pourquoi la révolution d'Angleterre et la révolution française surtout, ont eu le caractère d'événements européens. Le tempérament de la nation au sein de laquelle la crise éclatait, se trouvait cadrer avec l'ordre naturel du développement des faits et des idées dans la grande société européenne. DU CHRISTIANISME EUROPÉEN. 463 i\e semble-t-il pas aussi que, plus on creuse ce sujet, plus on compare les révolutions entre elles, mieux se justifient ces expressions àe fermentation, de ferment, de levain révolutionnaire, depuis longtemps introduites dans la langue commune par le bon sens des masses? Le ferment intervient pour déterminer une rupture d'équilibre : et dans l'ordre nouveau qui s'établit, on dirait que la nature spéciale du ferment, de la cause primitive d'ébranlement n'est plus comptée pour rien. C'est un rapprochement de plus, et un bien singulier rapprochement entre les phénomènes de l'ordre physique et ceux que nous présentent les sociétés humaines (177, 253 et 337). 618. — Combien de fois ceux qui comptent aujour- d'hui soixante ans de vie, n'ont-ils pas entendu poser cette question : « la révolution est-elle finie? » On y peut aujourd'hui très-bien répondre : car nous avons vu, dans le cours de ce siècle, se prononcer un mou- vement qui diffère du mouvement philosophique du dix-huitième siècle, autant pour le moins que la ré- volution philosophique de la France diffère de la ré- volution politico-religieuse de l'Angleterre. A une école purement théorique, dédaigneuse de tout le passé, ou ne montrant d'admiration que pour une antiquité classique assez mal comprise, infatuée d'un droit métaphysique ou abstrait, succède une école historique qui suit laborieusement la trace de toutes les traditions, de tous les détails de physionomie et de costume, qui a la prétention d'accepter tout et de tout réhabiliter (544). A cette nouvelle mode litté- raire, à cette réaction dans l'ordre des idées en cor- respond une autre dans ce qui intéresse de la manière 464 L1VI5K \-. — CHAIMTUK VI. la plus vive le sort des nations. 11 ne s'agit plus de reconstituer 1 Europe de toutes pièces, en faisant table rase de la tradition historique, ni de distribuer les populations comme appoints, en vue d'un chimérique équilibre. Partout où se montrent encore les restes de nationalités jadis vaincues, opprimées, brisées, se montre aussi une tendance à réunir des membres dis- persés, à recouvrer une indépendance perdue, à faire prévaloir la voix du sang, la ressemblance du langage, la communauté des souvenirs sur les calculs d'un intérêt égoïste (543). Le souftle révolutionnaire du siècle dernier se fait encore sentir sans doute, mais seulement comme auxiliaire et pour provoquer un travail qui procède d'un autre principe et qui tend à une autre fin. Ainsi s'enchaînent et se succèdent tous les grands phénomènes historiques; sans qu'on puisse dire précisément à quel jour ils se succèdent, et sans qu'on puisse non plus méconnaître les grands traits par lesquels ils se distinguent. 619. — D'un autre côté, il devait arriver qu'à la suite de la tourmente qui a agité l'Europe entière durant un quart de siècle, une longue paix permît aux sciences, à l'industrie, au commerce, à toutes les branches de la civilisation proprement dite, de prendre partout à la fois une vigueur nouvelle, inouïe jusqu'alors, et de se couvrir, avec une fécondité pa- reillement sans exemple, de tous les fruits bons et mauvais qu'elles sont capables de porter. Alors la si- tuation des fortunes, la nature des goûts et des jouis- sances changent dans toutes les classes de la société. L'idée économique, le principe utilitaire (comme on l'appelle), la recherche des applications s'infiltrent DU CHRISTIAMS.ME EUROPÉEN. 465 partout, dans les études, dans les sciences, dans l'é- ducation comme dans la politique. Les utopies nou- velles, comme les mœurs publiques, en sont impré- gnées. Des deux côtés de l'Atlantique on ne tient plus tant aux droits de l'homme, qu'à des conquêtes démo- cratiques d'une nature à la fois plus solide et plus grossière. Les précédentes révolutions avaient brisé des formes politiques et extérieures, la plupart su- rannées : la marche ultérieure de la civilisation a modifié dans leurs profondeurs les conditions mêmes de la vie sociale. De là vient que toutes les nouvelles agitations politiques dont nous avons été les témoins depuis quarante ans, ont très-peu changé le train du monde, ont été toujours dominées par les exigences de la situation sociale, par le mouvement général de la civilisation : soit qu'elles fussent le retentissement ou la contrefaçon des grandes crises révolutionnaires de l'âge précédent; soit qu'elles tinssent à ce réveil des nationalités dont nous parlions tout à l'heure. On ne supprimera jamais tout-à-fait les révolutions, pas plus que les tremblements de terre et les épidémies : mais peut-être le temps n'est-il pas éloigné où les révolutions seront amenées, bien moins par la conta- gion des idées que par des effervescences populaires, du genre de celles qui , de tout temps , et sans pré- occupations religieuses ou politiques, ont produit des émeutes et des révoltes contre les pouvoirs so- ciaux (470). T. 11. 30 466 i.ivRK V. — (.iiAi'irui-. vu CHAPITRE VII, DE LA CHRONOLOGIE. 620. — On se ressent toujours de son origine : il paraîtra donc tout simple qu'étant parti de l'abstrac- tion mathématique pour terminer par l'histoire, nous donnions un coup d'œil à ce qui, dans l'histoire, re- lève essentiellement de l'abstraction mathématique, je veux dire la chronologie, le comput et la notation chronologique. Ce sera une sorte d'épilogue de notre cinquième et dernier livre *. La Nature elle-même a indiqué à l'homme, pour la mesure du temps, les périodes du jour, du mois (lunaire), de Y année : mais, comme ces trois périodes ont été déterminées, quant à leur durée, par des causes indépendantes les unes des autres (60), et que d'ailleurs les périodes de même espèce sont sujettes à des inégalités qui ne se compensent qu'à la longue, il a fallu recourir à divers artifices pour les ajuster entre elles et les accommoder aux usages de la vie ci- vile; c'est l'objet du calendrier, dont nous ne traiterons point ici. ' « Je suis très-médiocre calculateur lor.-que l'on me sort de la période julienne, » écrivait le président de Brosses à Voltaire (sep- tembre 1758), en commençant un marché qui devait aboutir à une brouillerie : le lecteur verra que si nous sortons un peu, dans ce chapitre, de la 'période julienne, au moins nous ne nous en écartons guère. DE LA CHRONULOGIK. 467 Le calendrier suffit pour mesurer le temps sur une petite échelle, appropriée aux usages courants de la vie, mais il ne suffit plus lorsque l'on mesure ou que l'on compte le temps sur une plus grande échelle qui est celle de l'histoire. La mesure du temps, appli- quée à l'échelle historique, est justement ce que l'on nomme la chronologie. C'est ainsi qu'après qu'on a fait choix, pour les usages ordinaires, d'une unité de longueur telle que la coudée, le pied, la ioise, le mètre, il en faut choisir une pour les besoins de la géogra- phie, à laquelle on donne le nom d'unité itinéraire, telle que le stade, le mille, la iieue, le kilomètre. Les anciens avaient déjà songé à tirer parti des im- perfections mêmes de leurs calendriers, pour consti- tuer un étalon chronologique. Ainsi, l'année vague des Égyptiens, de 363 jours, faisait coïncider succes- sivement, avec chaque jour de l'année civile, le com- mencement de chaque saison astronomique, et l'au- rait ramené au jour initial après une période de 1461 années vagues ou de 1460 années juliewies, si l'année julienne elle-même, de 363 jours un quart, avait pu être prise pour la mesure exacte de l'année tropique. Cette hypothèse admise, la durée d'une telle période, que l'on a nommée période mthiaque, avait paru aux prêtres égyptiens bien appropriée aux be- soins de la chronologie historique. Mais, il nous est aujourd'hui bien difficile de faire l'application de cette idée aux temps pour lesquels la période a été imaginée; et la perfection même de notre astronomie, ainsi que la réforme grégorienne, mettent obstacle à ce que l'on s'en serve dans la chronologie des temps plus récents. 468 i.ivuK V. — ciiAi'iir.K vr. (321. — Si les progrès de l'astronomie n'ont pas justifié l'idée d'une grande année, telle que l'avaient rêvée les anciens philosophes (79), il est assez na- turel qu'ils suggèrent, surtout à des astronomes, l'i- dée de prendre pour ère, ou pour point de départ dans le comput des années, l'époque de quelque coïn- cidence astronomique remarquable, par exemple, comme Laplace l'a indiqué \ l'époque oii le périgée du soleil coïncidait avec l'équinoxe du printemps, qu'il trouve de 4089 ans antérieure à notre ère vu/- gaire. Mais, selon le degré de perfectionnement de la théorie et des tables astronomiques, il faudrait avan- cer ou reculer cette date, de même qu'il faudrait, à la rigueur, modifier la longueur du mètre à chaque nouveau degré de perfectionnement dans la mesure des dimensions de la terre. D'ailleurs, la coïncidence dont il s'agit est un fait de pure curiosité, et non un phénomène important pour ses conséquences. 11 ne faut donc pas demander une ère à l'astronomie, et il serait encore moins raisonnable d'en attendre une de la géologie. On ne peut prendre pour ère ou pour origine d'une chronologie humaine qu'un événement qui appartienne à l'histoire même du genre humain :, il faut la prendre dans l'ordre des faits politiques ou des faits religieux. 622. — A cet égard, la politique a eu la priorité sur la religion (394). Et l'on en comprend bien la raison : car, quoi de plus naturel que le gouverne- ment monarchique, et quoi de plus naturel, sous le règne d'un prince, que de dater des années de son * Exposition dix système du tnonde, livre IV, chap. 11. DE LA CHRONOLOGIE. 469 règne les actes publics et même privés, les inscrip- tions monumentales, les monnaies enfin, chez les peuples qui ont connu l'usage de la monnaie propre- ment dite (489), et qui ont voulu imprimer à leurs monnaies un caractère monumental! Dans les pays tels que l'Egypte, la Chine, où de nombreuses dynas- ties se sont succédé durant des milliers d'années, sans que le système des institutions nationales en fût vis- céralement altéré, chaque changement de dynastie a été naturellement regardé comme le point de départ d'une nouvelle ère chronologique. De nos jours, les di/nasties de Manéthon sont plus fameuses dans le monde savant qu'elles ne l'aient jamais été; et encore aujourd'hui, la chronologie des Chinois repose sur leurs tables dynastiques, combinées avec le cycle de soixante ans, qui leur tient lieu de siècle. Là oia des formes républicaines se sont établies, les noms du magistrat ou des magistrats annuels se sont offerts d'eux-mêmes pour désigner couramment les années de leur magistrature. Quand les citoyens d'une ville telle que Rome ont senti le besoin d'une ère, ils ont naturellement songé, soit à la fondation de leur liberté politique, soit à la fondation de leur ville. Des cités confédérées, comme celles de la Grèce, ont éprouvé le besoin d'une chronologie qui pût être à l'usage de toute la nation; et ne trouvant guère que des fêtes et des jeux d'athlètes devant lesquels se tus- sent leurs jalousies particulières, elles en ont fait le symbole de leur nationalité, et la base de leur chro- nologie commune. 623. — Sous l'empire des religions primitives et hiératiques (577 et syir.]^ les peuples ne manquent 470 LIVRE Y. — CHAPITRE VII. guère de placer, en tête de leurs dynasties humaines et historiques, ou des mythes cosmogoniques, ou des règnes de dieux, ou tout au moins des personnages fabuleux dont les dieux ont fait choix pour être les instituteurs de la société : mais, comment fonder une chronologie sur de pareilles aventures, arrivées à de pareils personnages? Il n'y avait donc que l'avéne- ment des religions prosélytiques, nées en pleine his- toire, et conviant les hommes à une foi nouvelle, sans distinction de nationalité, qui pût donner l'idée de soustraire la chronologie à la politique, et de la su- bordonner à la religion. Ainsi, dès la naissance de l'islamisme, V hégire a été prise pour ère par les peuples musulmans, à qui elle offrait, au plus haut degré, la réunion de tous les caractères qui conviennent à une origine chrono- logique. L'époque en est parfaitement fixée ; elle coïn- cide avec une révolution des plus générales et des plus soudaines, avec une fièvre guerrière, avec une secousse politique en même temps que religieuse. Elle marque le passage des temps d'ignorance (586) aux temps subitement éclairés par les lumières d'une foi nouvelle; elle est le commencement d'une nou- velle civilisation, puisque la civilisation, chez ces peuples, est toujours restée dans une entière dépen- dance de l'institution religieuse. Mais, cela même in- dique assez que l'ère musulmane ne saurait convenir qu'aux peuples musulmans. 624. — Il n'y a certainement rien de plus respec- table, non-seulement aux yeux d'un chrétien, mais à ceux d'un sage mondain, que cet événement si tou- chant, si humble et si sublime à la fois, dont les con- i DE LA CHRONOLOGIE. 471 séquences (à ne les envisager que par le côté humain et historique) ont été immenses ;. et qui pourtant, à d'autres égards, ne satisfait pas complètement aux conditions que la science voudrait voir réunies dans une origine chronologique. 11 entrait dans le plan de la Providence, que cet événement, en se produisant au milieu des lumières de la civilisation antique, s'y produisît mystérieusement et comme à la dérobée, de manière que sa date précise devînt un objet de dis- cussion pour les doctes. 11 en est d'ailleurs de l'his- toire humaine du christianisme comme de celle de son divin fondateur : elle reste longtemps obscure; un siècle se passe avant que le développement et la propagation de la religion nouvelle, au sein de cette société éclairée et corrompue, n'attirent sérieusement l'attention des historiens, des philosophes et des let- trés de toute sorte. Le monde l'ignore ou la connaît mal, ou la dédaigne comme une superstition popu- laire. Ce n'est qu'au bout de trois siècles qu'elle in- flue d'une manière bien manifeste sur l'histoire, sur les institutions civiles et politiques, sur la littérature et les arts, enfin sur la marche de la civilisation. L'ère chrétienne n'est donc pas, historiquement et humai- nement parlant, une ère nouvelle, et le génie même de la nouvelle religion s'opposait à ce qu'elle marquât son apparition dans l'histoire, en changeant brusque- ment et avec éclat le cours des affaires humaines (587) . Aussi, l'ère chrétienne ne s'est-elle introduite que bien tardivement, et pour ainsi dire rétrospective- ment, dans la chronologie des peuples chrétiens. On en attribue l'invention à un moine du sixième siècle, Deuys surnommé le Petit, et elle n'a été adoptée en 472 LIVRE V. — CHAPITRE VII. Espagne que dans le cours du quatorzième siècle. On lui donne le nom d'ère vulgaire, depuis qu'il a été reconnu par les chronologistes qu'elle est de quelques années postérieure à la véritable époque de la nais- sance du Christ, ce qui la prive en quelque sorte de la consécration religieuse. 625. — On ne peut prendre pour ère un événe- ment qui s'intercale dans la série des faits historiques, sans avoir fréquemment à confronter les dates d'évé- nements, les uns postérieurs, les autres antérieurs à l'ère, et de là des inconvénients pratiques assez sen- sibles, résultant des habitudes prises dans le comput des dates. Veut-on savoir, par exemple, combien de temps a duré la république romaine, depuis l'expul- sion des Tarquins (l'an 509 avant notre ère) jusqu'à la bataille d'Actium (31 avant notre ère)? On retran- chera 31 de 509, comme on retrancherait 800 de 1805, si l'on voulait savoir combien a duré le saint- empire rotnain, depuis le couronnement de Charle- magne comme empereur (en l'an 800) jusqu'à la paix de Presbourg (1805) : tandis que, si l'on demande combien de temps a duré le véritable empire romain, depuis la bataille d'Actium en l'an 31 avant notre ère jusqu'à la chute d'Augustule en l'an 476 de notre ère, il faudra ajouter à 476, non pas 31, mais seulement 30, ce qui donne 506 pour le nombre demandé. La comparaison des différentes ères entre elles donne lieu à des distinctions de même nature. Sup- posons que l'on veuille rapporter la chute de l'empire d'Occident à l'ère de la fondation de Rome, telle que l'opinion commune la fixe, d'après Varron , à l'an 753 avant notre ère : on ajoutera 476 à 753, et l'on DE LA CHROiNOLOGIE. 473 aura 1229 pour la date cherchée. Que s'il s'agit de la bataille d'Actium, il faudra retrancher le nombre 31, non plus de 753, mais de 754, ce qui donnera 723 pour la date de l'éYénement, rapportée à la fondation de Rome. Enfin, si l'on rétrograde encore plus, et qu'il s'agisse d'une date antérieure à la fondation de Rome, telle que l'ère des Olympiades, placée dans l'année 776 avant notre ère, il ne faudra plus retran- cher 776 de 754, ce qui serait impossible, ni même (par un renversement d'opération) retrancher 754 de 776 : il faudra revenir au nombre 753, le retrancher de 776, ce qui placera l'ère des Olympiades à l'an 23 nmnt la fondation de Rome. La complication serait encore plus grande s'il fallait tenir compte des mois et des jours, mais ce degré de précision est inutile à l'objet que nous avons en vue. On n'éprouve pas de telles ambages lorsqu'on veut comparer entre elles des échelles thermométriques qui ont des points d'origine ou des zéros différents, par exemple le thermomètre centigrade et celui de Fah- renheit. A la vérité, les degrés de Fahrenheit diffèrent en valeur absolue des degrés de notre thermomètre centigrade , comme l'année lunaire des musulmans diffère en longueur de notre année solaire, ce qui in- troduit une complication d'un autre genre, dont nous n'entendons pas nous occuper ici; mais, supposons qu'il s'agisse seulement de déplacer le zéro des tem- pératures, en le fixant, non plus à la température de la glace fondante, mais à celle de la fusion du mer- cure, qui lui est inférieure de 40 degrés : ce même chiffre 40 figurera dans toutes les additions ou sous- tractions qu'il faudra faire pour passer d'un système 474 LIVRE V. CHAIMTRH VII, à l'autre, selon ({iie la température à exprimer sera supérieure ou inférieure à celle de la fusion de la glace. 11 eu serait exactement de même en chronolo- gie, puisqu'il s'agit, dans un cas comme dans l'autre, de ce qu'il y a de plus simple au monde, de la me- sure d'une grandeur à une seule dimension (24). Mais, pour cela, il faudrait que l'ère des chronolo- gistes fût un zéro, c'est-à-dire que l'on se fut accordé à désigner par le chiffre 0 et non par le chiffre 1 , l'année même de l'ère ou de l'origine, de même que, sur l'échelle d'un thermomètre, on lit le chiffre 0, au-dessus et au-dessous duquel se poursuit avec sy- métrie la série des chiffres 1, 2, 3, etc. De l'usage contraire résulte le défaut de symétrie qui embarrasse le passage d'une ère à l'autre, tandis que la règle des physiciens pour un cas analogue, a toute la simplicité et la symétrie d'une règle algébrique. On comprend bien au reste que le prince qui, le jour de son avè- nement, datait une proclamation de Id^ première année de son règne, n'avait pas près de lui des algébristes, pour lui recommander de la dater de l'année zéro, dans un temps où le zéro n'était pas encore inventé : mais, ce que l'on ne pouvait pas faire alors, on au- rait pu le faire plus tard, lors de l'établissement des chronologies systématiques. 626. — Aiin de remédier d'une autre manière à cet inconvénient, Joseph Scaliger imagina en 1583 (dans le temps même oii l'on mettait à exécution la ré- forme grégorienne du calendrier) sa période ju- lienne de 7980 ans, en faisant correspondre l'année 1 de l'ère vulgaire à l'année 47 1 4 de sa période : de sorte qu'il suffit d'ajouter le nombre constant 4713 à toutes DE LA CHROrsOLOGIE. 475 les dates postérieures à l'ère vulgaire, pour avoir les mêmes dates rapportées à la période julienne. Suivant lui, la création du soleil avait eu lieu le 22 octobre 764 de sa période, ce qui le dispensait de s'occuper de dates antérieures, et lui permettait de distribuer toutes les dates des événements historiques dans une série unique, sans distinction de sens direct ei de sens rétrograde. Son invention a été assez goûtée pour que l'on ne manque pas, aujourd'hui encore, d'inscrire en tête de nos almanachs l'année de la période julienne. Cependant, les raisons qui avaient porté Scaliger à choisir ce nombre de 7980 sont des plus insigni- fiantes. 11 l'obtenait en faisant le produit des trois nombres 28, 19 et 15, dont le premier s'appelle (as- sez mal à propos) le cycle solaire, le second le cycle lunaire, le troisième le cycle à' indiction, très-arbitrai- rement introduit dans la chancellerie byzantine, et par suite dans la chancellerie ecclésiastique. Le but utile qu'il voulait atteindre aurait été bien plus sim- plement atteint, en augmentant d'un nombre rond, tel que 10 000, toutes les dates postérieures à l'ère vulgaire, et en fixant en conséquence les dates anté- rieures, de manière à n'avoir qu'une série unique, constamment croissante. Le tableau suivant, où nous avons réuni quelques dates des' plus remarquables, antérieures et postérieures à l'ère vulgaire, indique, à côté des dates selon la période julienne {colonne 2), les dates qui s'obtiendraient {colonne 3) par la simple addition du nombre rond 10 000 à la date vulgaire, du moins pour les dates postérieures à notre ère, qui nous intéressent encore plus que les autres, et que nous tenons encore plus à graver dans notre mémoire. 476 LIVRK V. — CHAPITRE VII. RECCL iRTlFIClEL NOTATION ÉVÉNEMENTS. DATES suJTint l'ère TDigaire. 1 de l'ère PAR l'aDDITIOX des millésimes rétrogrades APPLIQUÉE de la coDstaote 1713 (période julienne). 2 de la conslante 10 000. 3 à l'ère Tulgaire. 4 à l'ère moderne. 5 Av. Exode 1491 3223 8.510 2?510 sTois Dédicace du Temple 982 3782 9.019 roi9 37527 Ère des Olympiades 776 3938 9.225 r225 37733 Ère de la fondation de Rome, sui- vant Varron 753 3961 9.248 ÏT248 1 37756 Fin de la captivité des Juifs. . . 53 G 4178 9.465 17465 §7973 Expulsion des Tarquins .... 509 4205 9.492 r492 27000 Bataille d'Âctiuni 31 Ap. 4683 9.970 ÏT970 2.478 Chute de l'empire d'Occident . . 476 5189 10.476 0.476 2.984 Prise de Paris par Clovis. . . . 493 5212 10.493 0.493 Î7001 Hégire 622 5335 10.622 0.622 17130 Charlemagne empereur .... 800 5513 10.800 0.800 Ï7308 Avènement de Hugues Capet . . 987 570O 10.987 0.987 Ï7495 Découverte de l'Amérique par Co- lomb 1492 6205 11.492 1.492 0.000 Abjuration d'Henri IV ... . 1593 6306 11.593 1.593 0.101 Fin de la monarchie capétienne . 1792 6505 11.792 1.792 0.300 Paix de Preshourg, — fin de l'em- pire rom.-gerraanique. . . . 1805 6518 11.805 1.805 0.313 Nous séparons par un point les trois chiffres de droite et le chiffre du mil ou des mille, parce qu'il est <'lair que, pour les usages de la vie commune, et même le plus souvent dans les livres, on pourrait se DR LA CHHONOr.(>(;iK. 477 dispenser d'écrire et de prononcer le chiffre des mille, non sans avantage en chose aussi usuelle. Dans la pratique actuelle, avec nos dates de quatre chitfres, on commence à al)andonner les deux premiers chiffres quand on approche du milieu du siècle, pour les re- prendre au commencement du siècle suivant. C'est en conserver, tantôt trop, tantôt trop peu. Le nom de miUésinw devrait être réservé à ce chiffre des mille, dont l'emploi serait rare. 627. — Cela même nous conduit au moyen de per- fectionner notre notation chronologique, et de la rendre plus simple, plus symétrique et plus expres- sive, en en faisant disparaître tout ce qu'il y a d'ar- bitraire dans le choix du nombre rond dont on ac- croît toutes les dates rapportées à l'origine véritable : car, pourquoi 10 000 plutôt que 4000, 6 000, etc.? Ce moyen serait de donner à la première période millé- naire à partir de notre ère, au lieu du millésime 10 (qui la plupart du temps ne s'écrirait pas), le millé- sime 0 (qui dans la pratique usuelle ne s'écrirait pas davantage); à la période millénaire qui suit, au lieu du millésime 11, le millésime 1 auquel nous sommes tout accoutumés; et, pour les temps antérieurs à notre ère, sans toucher aux trois chiffres de droite qui indiquent le rang dans la période millénaire, on compterait ces périodes millénaires en rétrogradant : mais alors, afin d'indiquer ce sens rétrograde qui af- fecte seulement le chiffre auquel nous réservons le nom de millésime, on pourrait surmonter ce chiffre d'une petite barre horizontale. La colonne 4 de notre tableau, mise en regard de la colonne 3, dispense de plus d'exph cations. i7H IJVKK V. CHAIMTUI': VII. Le lecteur à qui l'aritlimétique est familière, re- marquera tout de suite l'identité de cette notation des millésimes rétrogrades avec celle des caractéristiques négatives, dans le calcul par logarithmes. Aucun chronologiste n'y a songé : et pourtant, la même no- tation aurait en chronologie exactement les mômes avantages, parce qu'il y a, dans l'un et l'autre cas, à satisfaire aux mêmes conditions d'ordre et de symé- trie, malgré la diversité dans le fond des choses (2). 628. — Reste à expliquer la colonne 5 de notre ta- bleau. A cet effet, admettons pour un moment qu'il soit permis de faire, comme on dit, table rase, de manière à n'être guidé, dans le choix d'une ère, que par le désir de mettre le plus d'accord possible entre les divisions artificielles de la chronologie et les divi- sions naturelles de l'histoire, c'est-à-dire entre les périodes séculaires, millénaires, accommodées à notre système de numération, et les périodes qui ressortent naturellement du cours même des événements histo- riques, et qui accusent les grands traits de l'histoire générale. Or, il n'y a certainement rien de plus sail- lant dans l'histoire des peuples occidentaux que la distinction des temps de l'antiquité classique, du moyen-âge et des temps modernes; et tout le monde s'accorde à placer dans la seconde moitié du quin- zième siècle la fin du moyen-âge et l'avènement de l'époque moderne. On voudrait une date fixe, et l'on a souvent proposé celle de la prise de Constantinople par les Turcs : mais, qu'est-ce que ce fait accidentel, triste dénoùment d'une longue agonie, auprès d'un autre événement qui imprime à la civilisation un es- sor décisif, et dont les résultats grandissent et se pro- DE LA CHKONULOGIK. 479 noncent toujoiii's davantage? Jl faut donc se ranger à l'opinion de Heeren*, et reconnaître que l'immortel Colomb, en découvrant un nouveau monde, a effec- tivement ouvert cette i)ériode des temps modernes, à laquelle rien n'est comparable dans tous les âges an- térieurs. Un temps pourra venir où l'habitant des rives de l'Orénoque ou du Missouri se souciera peu de savoir quand vivaient ces personnages qu'on nomme Auguste ou Constantin, et à quelles époques leurs flottes transportaient des blés, pour la nourriture du menu peuple de Rome, sur cette petite mer intérieure oii ils étaient si tiers de dominer : mais, jusques dans les temps les plus reculés, à moins d'un retour à la plus grossière ignorance, l'habitant de ces contrées lointaines voudra savoir à quel jour mémorable il plut à la Providence d'ouvrir à sa créature intelligente des routes nouvelles, et d'agrandir si merveilleusement sa puissance et son rôle dans ce monde. 629. — Voyons maintenant comment le choix de cette origine chronologique s'accorde avec les grandes coupures de l'histoire. Colomb découvre l'Amérique le 8 octobre 1492 : en nous reportant à mille ans en arrière, nous tombons sur l'année de la fondation du royaume des Ostrogoths en Italie et de la prise de Pa- ris par Clovis (493 après J.-C), dix-sept ans après qu'un autre chef de barbares avait mis fin à l'empire romain d'Occident. Ainsi, un espace de mille ans avant Vère moderne, comprend fort naturellement cette période que l'on est convenu d'appeler le moyen- * Tableau historique du système politique des Etats de l'Europe et de leurs colonies. Introduction. 480 \A\\{E V, — CHAPITMK VII, a(/e. Les cinq premiers siècles du moyen-âge (l'époque barbare) consomment la destruction delà civilisation antique : les cinq derniers (l'époque féodale) prépa- rent l'avènement de la civilisation moderne. Eu remontant encore de mille ans dans l'histoire, on tombe sur l'année 509 avant l'ère vulgaire (243 de la fondation de Rome), Cette date est celle de l'ex- pulsion des Tarquins, et elle s'intercale entre la chute des Pisistratides (510) elle commencement de la pre- mière guerre médique (504) . La période que ces mille ans embrassent est bien celle de Vantiquité classique ou de la civilisation gréco-romaine. Une ère nou- velle s'ouvre aussi vers la même époque pour le peuple juif qui revient de sa captivité, recueille ses écritures sacrées, et pour qui les temps merveilleux de l'ins- piration prophétique vont faire place aux temps de l'interprétation doctorale (579). Que si l'on rétrograde de mille ans encore, on trouve une troisième période dont l'unité est on ne peut mieux accusée, au moins dans les annales du peuple liébreu, puisque, suivant les chronologistesles plus accrédités, le commencement en est marqué par l'Exode (1491), le milieu par la dédicace du Temple, et la fin par le retour de la captivité. Dans cette troi- sième période se placent l'élévation et la décadence des dynasties de Babylone et de Ninive, la splendeur et la chute des cités phéniciennes, la partie vraiment historique des annales des Pharaons, les émigrations des Pélasges, les institutions des Étrusques, et toutes les fameuses aventures de la race des Hellènes, qui devaient inspirer leurs poètes et leurs artistes, 630, — A partir du grand événement dont l'é- DE LA (CHRONOLOGIE. 481 poque cadre si bien, pour les lemps passés, avec les grandes coupures de la série chronologique, ce n'est plus par milliers d'années, mais par siècles qu'il faut marquer les étapes de la civilisation et jalonner la route qui conduit l'humanité vers un avenir inconnu. Ce serait trop exiger du hasard que de vouloir qu'il marquât le commencement de chaque période sécu- laire par autant de coupures naturelles dans la série des événements historiques. On peut cependant re- marquer que le siècle qui commence à la découverte de l'Amérique (1492) et finit à l'abjuration d'Henri IV (1593), a bien pour trait caractéristique la prépondé- rance de l'influence espagnole dans le système euro- péen; que le siècle suivant (1592-1692), en s'éten- dant de l'abjuration d'Henri IV aux commencements de la vieillesse de Louis XIV, n'est pas moins marqué par la substitution de la prépondérance de la France à celle de l'Espagne; et qu'enfin la troisième période séculaire, en la prenant de 1692 à 1792, est bien celle où, à la suite d'une révolution mémorable, pré- vaut partout l'influence politique et commerciale de l'Angleterre, jusqu'à ce que la vieille monarchie capétienne, en s'écroulant, communique au monde entier un ébranlement qui devient l'origine d'une suite nouvelle d'événements extraordinaires, d'éléva- tions passagères et de chutes rapides, de crises ef- frayantes et de dénoûments imprévus, mais si saisis- sants, que les hommes n'en perdront point le souve- nir, et que cette page (la dernière peut-être de ce que l'on pourrait appeler l'histoire épique, la grande histoire) obscurcira beaucoup les pages précédentes. 631. — D'ailleurs, en présentant ces remarques, T. JI. 31 482 LIVRK V. CHAIMTRE VII. nous n'avons pas la prétention, presque ridicule, de proposer des innovations : nous ne faisons qu'user d'un détour ou d'un artifice mnémonique pour mieux mettre en relief les traits dominants de l'histoire et les graver dans l'esprit. Puisque, grâce à la double influence de la religion chrétienne et de la tradition romaine, toutes les nations européennes ont fini par se mettre d'accord (ou peu s'en faut) sur ce qui con- cerne le comput du temps, le calendrier et la chrono- logie, tout ce qui troublerait cette uniformité, en vue de perfectionnements théoriques, serait repoussé par le bon sens pratique des populations; et l'on sait que, sur ce chapitre, les novateurs français du dernier siècle ont complètement échoué. Cependant, il n'y a rien de plus capricieusement irrégulier que le calen- drier romain, ses coupures, sa nomenclature, et il aurait été aisé d'en mettre les divisions plus en har- monie avec les saisons astronomiques : mais, l'on di- rait que l'esprit humain tient d'autant plus à ses ha- bitudes (383), qu'elles portent sur des choses plus abstraites et plus éloignées de la perception sensible. Il y a là un contraste à ajouter, si l'on veut, à ceux que nous avons déjà relevés (20 et 53) entre l'idée de temps et l'idée d'espace, entre les rapports de gran- deur et de situation qui tombent sous les sens, et ceux qui ne sont saisis que par l'intellect. FIN DU TOME SECOND ET DERNIER. TABLE DES CHAPITRES DU TOME SECOND. LIVRE IV. LES SOCIÉTÉS HUMAINES. Chapitres. Pages I. Du milieu social et de rhumanité, dans ses rapports de con- formité et de discordance avec le plan général de la Na- ture vivante. — Plsm du présent livre 1 II. Des idées d'espèce et de race, appliquées à l'homme et aux sociétés humaines. — De l'anthropologie et de l'ethnologie. 31 III. Des langues, envisagées daus leur développement organique. 53 1\'. Des questions d'origine dems la linguistique. — De la parenté des langues et de leur classification 76 V. De la culture des langues et de leur développement littéraire. — Du perfectionu émeut et de la fixation des langues , eu égard à leurs fonctions instrumentales et logiques 95 VI. Des instincts religieux et des idées religieuses 119 VII. De la vie et de la longévité des religions. — De la coordina- tion scientifique des systèmes religieux 137 VIII. Des mœurs et des idées morales proprement dites 155 LX. De l'idée du droit et de ses divers modes de développement. 177 X. Du droit politique et de la politique en général. — De la clas- sification et de l'euchaînement des principes, des idées et des formes politiques 191 XI. Du contraste entre les institutions politiques et les institu- tions sociales. — Des raisons de persistance et de durée du pouvoir politique 'iil Xll. De l'avènement de l'idée économique et du contraste entre l'idée juridique et l'idée économique. — Des idées d'opti- misme et de liberté, dans l'ordre économique -241 XIII. Du mécanisme économique et du rôle de la monnaie. . . . i62 XIV. De l'art, de la science et de l'industrie 282 XV. Considérations générales sur l'enchaînement des idées passées en revue dans ces quatre premiers livres 300 iS4 TAHI.F, l)i:S (.IIAIMTI!i:S. LIVRE V. L HISTOIRE ET LA CIVILISATION. Cliapili'ps. l'agei. I. De la pliase historique de l'humanité. — Des civilisations particulières et de la civilisation générale. — De la mo- rale et de la philosophie de l'histoire 325 II. Des origines de la civilisation, et des traits de premier ordre dans l'histoire générale du monde civilisé 35'i III. Suite du même sujet. — Parallèle entre la civilisation euro- péenne et celle de l'extrême Orient 379 IV. Suite du même sujet. — Des époques religieuses et de la suc- cession historique des religions. — Des bases de l'apologé- tique chrétienne 390 V. Des traits de second ordre dans l'histoire générale de la civi- hsatioUj et de premier ordre dans l'histoire de la civilisa- tion européenne 422 VI. Suite du même sujet. — Des modifications et des scissions du christianisme européen. — Considérations générales sur les révolutions modernes 4'i4 VII. De la chronologie 40r. FIN DR LA TABLK. M.I()\. — IMI'IUMKIlIK J.-K. HAIlIToT. '^'^ir.n^^ p. ,i